Aux Marocains,
sans distinction.
AVANT-PROPOS
Tout livre est un contrat de confiance, et le livre d’un prince
marocain encore plus qu’un autre. En effet, jamais dans la
longue histoire dynastique du royaume, un membre de la famille
régnante n’a pris la plume pour partager ses idées avec
l’« extérieur », au-delà des murs du Palais et, encore moins, pardelà
les frontières du pays. À cela, il y a de bonnes raisons, qui
ne relèvent pas seulement d’un royal dédain pour le monde en
dehors du méchouar, le « Conseil », c’est-à-dire l’enceinte du
pouvoir monarchique. Écrire un livre, c’est se livrer. La
décision a mûri en moi pendant des années. Maintenant que je
m’y suis résolu, je ne vais pas m’arrêter à mi-chemin. Dans les
pages qui suivent, je ne mâche pas mes mots. Rien de ce que je
pense n’est dissimulé derrière des arabesques.
Pour autant, on cherchera en vain de « petites phrases », du
fiel distillé, des attaques ad hominem ou des secrets inavouables.
J’ai trop subi de pareilles bassesses pour m’y livrer à mon tour.
En revanche, un système opaque est décrit de l’intérieur avec le
franc-parler qu’abhorre la société de cour au Maroc pour qui la
souplesse invertébrée et le verbe tarabiscoté tiennent lieu de
raffinement et de subtilité. Pour ma part, je préfère être direct : je
ne suis pas davantage le « prince rouge » que Mohammed VI
n’est le « roi des pauvres » – en ce qui le concerne, quinze ans
de règne devraient suffire pour en convaincre même le plus
jobard parmi nous. Quant au « prince rouge », il n’existe que
dans les miroirs déformants des médias. Je n’ai jamais été
communiste ou socialiste. Je ne suis même pas antimonarchiste
par principe, un « mauvais prince » en quelque sorte.
Cependant, je serais prêt à tirer un trait sur la monarchie
chérifienne si j’arrivais à la conclusion qu’elle n’est plus
d’aucune utilité pour les Marocains, qu’elle interdit toute
évolution vers la démocratie, la prospérité et l’État de droit.
Trancher cette question, c’est précisément l’objet de ce livre.
D’ores et déjà, je suis persuadé qu’il faut démanteler le
makhzen, c’est-à-dire notre pouvoir pseudo-traditionnel qui
cumule les tares du « despotisme oriental » et de la tyrannie
bureaucratique héritée de l’administration coloniale.
Je ne suis ni un républicain à tout crin ni – je revendique le
double sens – un monarchiste dans l’absolu. Je pourrais très
bien vivre dans une république marocaine, si ce régime me
paraissait la meilleure option pour mon pays. Et quand bien
même la république ne serait pas la meilleure voie, l’adhésion à
la monarchie devra de toute façon être refondée sur de nouvelles
bases, plus saines. Mon point de départ est donc la question
suivante : que peut encore apporter au Maroc la monarchie
comme forme de gouvernance ? Que peut-elle sauvegarder, ou
mieux faire éclore, qu’un autre régime ? Je conçois sans drame
que, dans un contexte historique donné, la réponse puisse être
défavorable à la monarchie. Mais je ne m’interdis pas non plus
de penser qu’après le Printemps arabe, la monarchie puisse
encore être utile au Maroc, c’est-à-dire « historiquement
productive » pour faire advenir la démocratie au moindre coût
humain, sans violences. C’est sur ce choix de fond que je veux
m’expliquer dans ce livre.
De quelle façon ? En livrant ma vérité, toute ma vérité
d’homme et de prince, une fois pour toutes. C’est à prendre ou à
laisser, en partie ou en bloc. Cette décision appartient au lecteur,
et à lui seul, dès lors que je remplis ma part de notre contrat de
confiance. D’emblée, je vais donc être explicite. Je ne demande
à personne de s’engager pour moi mais seulement pour que le
Maroc – patrie ou pays ami – change. Je ne suis candidat à rien
et ne souhaite prendre la place de personne. En même temps, je
ne m’interdis aucune ambition au service de mon pays. Si le
Maroc veut devenir un « royaume pour tous », je serai avec lui.
Ce n’est pas la première fois que je prends la parole sur la
place publique. Du temps de Hassan II, qui était un grand roi
mais qui, c’est une litote, ne prisait guère la contestation, je suis
sorti du rang – et, comme on le verra, j’en ai payé le prix de
multiples façons, même si je ne veux évidemment pas me
comparer aux victimes dans leur chair des « années de plomb ».
L’opposition à Hassan II a forgé mon caractère et, de cela, je lui
sais gré. Tout comme je lui reconnais le mérite d’avoir su
changer le cours de son règne à la fin, après tant d’années de
pouvoir absolu au milieu de courtisans flatteurs. Longtemps
despote, Hassan II a fini par tourner bride pour ouvrir le Maroc
à un monde qui avait changé après la guerre froide. À ce titre, il
a fait preuve de grandeur monarchique.
Dès que Mohammed VI a pris les rênes du pouvoir, en 1999,
je lui ai dit avec la même franchise ce que je pensais. À savoir
qu’il fallait enfin permettre aux Marocains d’accomplir leur mue
de « sujets » en citoyens ; qu’il fallait rendre le système moins
régalien et, enfin, qu’il fallait vider le makhzen, c’est-à-dire
intégrer le patrimoine royal dans la richesse nationale – pour
faire remonter le fleuve à sa source. Aucune communication,
aussi habile soit-elle, ne peut dissimuler qu’il s’agit là, hier
comme aujourd’hui, des épreuves de vérité de Mohammed VI.
Toute nouvelle « alliance entre le Roi et le Peuple »,
tout nouveau pacte monarchique et, à plus forte raison, tout
nouveau pacte social passe par la fin du makhzen, qui n’est pas
par hasard à l’origine du « magasin » français. Or, en guise de
réponse, j’ai été banni du Palais, le siège du pouvoir. J’ai été
effacé de la photo officielle. Au lieu de permettre un débat de
fond, mieux valait-il faire accroire que j’aspirais à devenir
« calife à la place du calife ». Rien ne saurait être plus faux.
L’allégation selon laquelle je ne serais qu’un « Iznogoud »
s’est émoussée au fil du temps. Dès lors, des « barbouzeries »
ont été montées contre moi. Ce livre révèle des faits précis, une
série de machinations de bas étage. J’ai fini par m’installer avec
ma famille aux États-Unis, en janvier 2002. Je ne m’en plains
pas. Comme aimait à dire Mikhaïl Gorbatchev quand l’empire
soviétique s’est effondré : « Le monde est aussi grand qu’on le
voit. » L’éloignement m’a aidé à mettre les choses en
perspective, à leur rendre leurs justes proportions et à aller de
l’avant. Après avoir servi les Nations unies au Kosovo, j’ai
poursuivi ma carrière académique dans deux des meilleures
universités américaines, Princeton et Stanford ; j’ai créé un
institut de recherches sur le monde arabe et, en 2010, ma propre
fondation pour favoriser un travail de réflexion ; également en
2010, j’ai intégré le comité consultatif pour le Proche-Orient et
l’Afrique du Nord de l’ONG Human Rights Watch ; enfin, j’ai
connu la réussite professionnelle dans les affaires que j’ai
montées sur la nouvelle « frontière verte » des énergies
renouvelables. Bref, je ne nourris ni regrets ni rancœur. En
effet, le monde est aussi grand qu’on le voit, et j’y ai trouvé ma
place, toute ma place. Si mon oncle a forgé mon caractère, mon
cousin m’a permis de le tremper. Merci à tous les deux !
La vérité est toujours bonne à dire. Depuis vingt-cinq ans,
sous Hassan II puis sous Mohammed VI, je décris sans fard
l’état de mon pays. Je le fais non pas en catimini, dans un huisclos
conspirateur, mais à découvert, dans des journaux, à la
télévision ou à la tribune de conférences internationales. Dès
l’été 2001, sur TV5, je me suis fait l’avocat d’une réforme de la
Constitution marocaine dont l’esprit et la lettre s’effaceraient
devant le « droit divin ». J’ai ajouté que l’on ne pouvait « laisser
le temps au temps » mais, au contraire, qu’il fallait procéder
sans tarder à des réformes structurelles pour sortir des
mauvaises habitudes et engager l’avenir.
Quatre ans plus tard, dans le journal marocain Al Jarida Al
Oukhra, j’ai réagi à la préférence pour une république
marocaine exprimée par l’islamiste Nadia Yacine, en posant
comme principe que l’islam ne privilégiait aucun régime en
particulier, que la religion pouvait sanctifier le contenu d’une
gouvernance mais pas la forme que celle-ci revêtait. On a crié au
scandale parce que j’enterrais la théocratie au XXI siècle ! La
clameur était d’autant plus forte que j’expliquais, par la même
occasion, qu’il faudrait tôt ou tard intégrer dans notre système
politique les islamistes, un futur contrat social devant sortir du
moule d’un vaste mouvement populaire. Aujourd’hui, c’est
chose faite (à moitié, comme souvent au Maroc) et nul n’y
trouve à redire. Dès lors que le Palais a « ses » islamistes… Mais
quand je l’ai dit, quand j’ai affirmé en 2005 qu’il fallait inclure
les islamistes, c’est-à-dire aller au-delà des murs du makhzen
pour forger une nouvelle alliance avec le peuple là où le peuple
était réellement, quel sacrilège, quel scandale ! Le « prince
rouge » devenait le « prince vert ». Des médias proches du
pouvoir m’ont mis à l’index, m’accusant de faire le lit des
islamistes. Un peu partout, il m’a été reproché de chercher des
alliés politiques à tout prix pour ravir sa place à mon cousin sur
le trône – toujours la même antienne. En réalité, je prenais
seulement position sur une question clé engageant l’avenir de
mon pays.
Heureusement, depuis, le Printemps arabe est passé par là. Au
Maroc, à partir du 20 février 2011, un Mouvement prenant pour
nom sa date de naissance a envahi les rues du royaume.
Officiellement, cette vague de contestation a pris fin le 1 juillet,
quand 98 % des votants ont entériné une réforme
constitutionnelle octroyée par le roi sous la pression,
apparemment irrésistible, de 2 % de mécontents… Je tiens à
saluer le courage de ces prophètes de la rue, qui ont scandé des
e
er
vérités à ciel ouvert ; j’exprime ici ma reconnaissance à tous
ceux – souvent des jeunes – qui ont secoué les colonnes du
Palais pour tirer leurs concitoyens de leur passivité envers un
statu quo jugé « sans doute imparfait » mais, mesuré à l’aune de
la « vraie dictature » sous Hassan II, un pis-aller acceptable. À
l’adresse de ces esprits timorés, mon argument a toujours été le
même, quoique moins audible avant le Printemps arabe : au
Maroc, où le simulacre d’ouverture cohabite avec
l’hyperconcentration réelle du pouvoir, le statu quo est
pernicieux parce que le temps qu’il fait perdre aux réformes
salvatrices favorise l’irruption de violence. L’humoriste Bziz,
boycotté sur nos chaînes nationales, ne dit rien d’autre en se
moquant d’un pays malade transformé en « salle d’attente pour
30 millions de Marocains », sinon en salle d’embarquement,
pour les plus chanceux, ou en rivage de désespoir pour les
pateras de l’émigration clandestine.
C’est là ma convergence avec les démocrates au Maroc et
mon désaccord avec les attentistes de tous bords, tant au Palais
que dans les villas bourgeoises : l’inertie et le blocage ont un
coût en termes d’opportunités pour le pays ! Nous subissons
aujourd’hui nos manquements d’hier. Et ne pourrons plus faire,
demain, ce que nous n’accomplissons pas aujourd’hui. Comme
les milliers de refuzniks dans la rue, je ne me résigne pas à
m’accrocher à ma chaise pour écouter l’orchestre sur le pont du
Titanic. Quitte à perturber, j’interromps la musique. Il est encore
temps de changer de cours.
Ce livre critique la monarchie chérifienne pour que les
Marocains puissent s’en défaire, s’ils en ont la volonté, ou pour
qu’ils puissent l’adapter à leurs besoins, si tel est leur souhait.
Mais on peut seulement garder ou remiser ce que l’on connaît
vraiment, de l’intérieur. Je vais donc passer au crible la
monarchie marocaine, conduire le lecteur dans les allées du
pouvoir à l’abri des hautes murailles qui, chez nous, séparent le
souverain absolutiste et Commandeur des croyants de ses
« sujets ». Attention ! On ne verra pas ici le roi nu – ce n’est
dans l’intérêt de personne. En revanche, je vais payer de ma
personne pour décrire les travers du système. Je retrace ma vie à
l’intérieur puis à l’extérieur du Palais pour démonter les rouages
d’un univers au sein duquel je suis né. Je vais décoder l’ADN
d u makhzen et indiquer la mutation génétique qu’il faudrait
provoquer pour qu’une monarchie parlementaire puisse,
éventuellement, rester le réceptacle de notre passé tout en
devenant le vaisseau de notre modernité.
Contrairement à tant de figures de notre histoire et de grands
commis de l’État, qui nous ont quittés sans léguer à la mémoire
collective leurs expériences et réflexions, je voudrais laisser une
trace. Ma vérité, que j’offre ici en partage, est simple : né hors
du commun, sans l’avoir cherché, puis éjecté du sanctuaire du
pouvoir – de ma propre maison ! – pour avoir voulu faire cause
commune avec tous les Marocains, je cherche à faire advenir
dans mon pays la démocratie, un « royaume pour tous ».
I.
L’ENFANCE AU PALAIS
Je suis l’héritier de deux grands pays et de deux illustres
familles. Ma mère, Lamia el-Solh, est la fille d’une figure du
panarabisme, Riyad el-Solh, fondateur d’un État
multiconfessionnel et l’un des architectes de l’indépendance du
Liban. Son rôle fut tel que Patrick Seale a sous-titré son ouvrage
La Lutte pour l’indépendance arabe, publié en 2010, Riad elSolh
et la naissance du Moyen-Orient moderne. Mon grandpère
maternel était en effet à l’origine du « pacte national », qui
a consacré le partage du pouvoir entre les différentes
communautés du Liban, l’embryon d’un monde arabe affranchi
de toute tutelle aux yeux de mon aïeul.
Né en 1894, juriste de formation, Riyad el-Solh s’investit très
tôt dans le combat nationaliste. Il se bat contre la présence
ottomane, puis contre l’occupation coloniale française. Il est
emprisonné par les Turcs à dix-huit ans, puis condamné à mort
par contumace par les Français, qui voient en lui un « turbulent
agitateur », voire, selon les mots du général Gouraud, l’« auteur
de la conspiration » visant à faire du Liban le noyau d’un
empire arabe. À la faveur de la redistribution des cartes au sortir
de la Seconde Guerre mondiale, le Liban devient indépendant et
Riyad el-Solh est choisi comme Premier ministre. Il participe à
ce titre à la construction politique du pays. Il collabore à
l’élaboration et à la mise en œuvre de la première
Constitution du Liban, qui institue un partage des pouvoirs entre
les musulmans sunnites et chiites, d’un côté, et, de l’autre, les
chrétiens maronites. Avec le président Bechara el-Khoury, il
conçoit le « pacte national » qui détermine l’équilibre et les
grandes orientations du Liban indépendant. Pour prix de cet
idéal, il est assassiné à Amman en juillet 1951 à l’instigation du
colonisateur britannique ou, c’est l’autre thèse, par un
nationaliste arabe proche de la Syrie. Né quinze ans après la
mort de mon grand-père maternel, je ne l’ai pas connu.
La famille el-Solh – sulh, en arabe, veut dire « faire la paix,
réconcilier » – était une émanation de la grande bourgeoisie
ottomane du Moyen-Orient, alors qu’il n’y avait pas encore de
bourgeoisie dans la plupart des autres pays de la région. C’est
une famille influente, forte de ses racines au Liban, pays auquel
elle a donné cinq Premiers ministres, et de ses ramifications dans
le Golfe. Il y a notamment de vieilles relations entre les el-Solh
et les al-Saoud, fruit d’alliances entre familles régnantes ou
puissantes. L’une de mes tantes a épousé un fils du roi
Abdelaziz al-Saoud.
Riyad el-Solh a eu cinq filles. L’aînée, qui est décédée en
2007, s’appelait Alia. Journaliste engagée, elle était connue pour
ses articles enflammés sur les questions arabes, souvent hostiles
à la Syrie, et sur la condition de la femme arabe. Elle fut mariée
un temps à Nasser Nachachibi, un écrivain palestinien militant,
un homme brillant. Ensuite vient Lamia, ma mère. Puis Mouna,
dont le mari, le prince Talal ibn Abdelaziz d’Arabie Saoudite, a
longtemps défrayé la chronique politique par ses prises de
position libérales – ce qui n’était pas évident dans le contexte
saoudien. Mouna est la mère d’un magnat de la haute finance
internationale, Walid ibn Talal. Pour sa part, Bahija, la
quatrième fille, a épousé un chiite libanais de Saïda. Leila, la
benjamine, a également épousé un chiite libanais, de la famille
Hamadé.
La mère des cinq filles de Riyad el-Solh était d’origine
syrienne, d’une famille de renom originaire d’Alep, les Jabri.
L’une des cousines maternelles de ma mère a épousé le général
Mustapha Tlas, longtemps ministre syrien de la Défense et, à ce
titre, un pilier du régime de Hafez el-Assad.
Ma mère et ses sœurs ont été éduquées dans l’ombre de leur
père. Un frère aîné étant mort très jeune, l’absence d’hommes a
beaucoup marqué cette famille. La seule présence masculine, qui
faisait figure d’oncle, était un cousin germain très proche de
Riyad, Takieddine el-Solh. Conseiller de Riyad jusqu’à son
assassinat, député, ministre, il sera chef du gouvernement de
1973 à 1974. Il considérait mes tantes comme ses propres filles.
Le signe de reconnaissance de la famille était le tarbouche turc
avec le pompon incliné vers la droite. Les cinq filles ont été
élevées de manière traditionnelle mais « à la libanaise », c’est-à-
dire dans une grande ouverture d’esprit. Elles ont pu faire des
études : Alia a étudié au St Antony’s College d’Oxford, ma
mère à la Sorbonne. Elles étaient très fières de leur identité
libanaise, se considérant comme des républicaines arabes. À la
mort de son mari, ma grand-mère a tenté l’impossible pour
protéger ses filles. Elle s’est même convertie au chiisme pour
sanctuariser leur héritage, puisque, chez les sunnites, en
l’absence de garçon, les filles sont tenues de partager la
succession avec leurs oncles.
En 1957, mes parents se rencontrent lors d’une soirée à Paris,
alors que mon père, Moulay Abdallah, le frère du futur roi
Hassan II, passe son bac dans la capitale française, dans une
école privée (il obtiendra ensuite une licence de droit, en
Suisse). Ma mère est inscrite à la Sorbonne. Ils se fréquentent,
mais les fiançailles tardent. Les choses se précisent quand
Moulay Abdallah accompagne son père, Mohammed V, lors
d’un voyage officiel au Liban. Le roi consent alors à cette union
bien que Lamia, n’étant pas marocaine, échappe à son emprise.
C’est une aventure risquée pour la dynastie mais Mohammed V
ne sait rien refuser à son fils. Il accepte le pari.
Moulay Abdallah est né en mai 1935. Jeune, il passait pour
l’enfant préféré de son père, qui l’appelait Sid el Aziz – « le
maître chéri » – cependant que Moulay Hassan, le prince
héritier, était appelé Sid Sghir, « le jeune maître ». Mon père
était un garçon décrit comme charmant, attachant, intelligent
mais fragile. À sept ans, atteint de tuberculose, il a dû partir se
faire soigner pendant de longs mois à Fès. Moulay Hassan était
plus fruste mais, aussi, plus robuste et plus dur. Dans la famille,
on dit que Mohammed V, sachant que Moulay Abdallah ne
serait pas roi, l’a beaucoup gâté, créant de ce fait une disparité
affective entre ses deux fils. Par la suite, ce clivage a perduré
entre les deux frères : Moulay Abdallah était le fils chéri du roi,
tandis que Moulay Hassan était son successeur et son lieutenant.
Mon père sortait, nageait, skiait, jouait au foot pendant que
Hassan devait se préparer à régner. Malgré tout, il y avait une
grande complicité entre les jeunes princes. Mon père nourrissait
à l’égard de son aîné affection et admiration.
La version officielle, ad usum populi, de la rencontre de mes
parents est celle d’une belle histoire d’amour, d’un conte de fées
où la passion l’emporte sur tout. D’un côté, Moulay Abdallah,
descendant d’une monarchie presque millénaire ; de l’autre, une
fille issue d’une famille républicaine, éduquée à l’occidentale,
portant bien avant tout le monde la robe et non plus le hijab
traditionnel (bien que la princesse Lalla Aïcha, l’une des filles
de Mohammed V, ait ôté, elle aussi, le voile en public à la même
époque pour donner l’exemple). Cette version d’une rencontre
merveilleuse entre le Mashrek et le Maghreb est toutefois un peu
romancée. La réalité, c’est que mon père a déjà besoin d’un
ballon d’oxygène : pour pouvoir respirer, il ressent la nécessité
d’une bouffée d’air frais en dehors du système marocain. C’est
une question de survie. Pressent-il déjà qu’après la mort de son
père, la vie deviendra impossible pour lui dans le makhzen ? Le
fait est qu’il cherche, inconsciemment peut-être, des réseaux
extérieurs qui lui offrent un sanctuaire, un refuge. In fine, assez
paradoxalement, cela va plutôt jouer en faveur de Hassan II
puisque, au cours de son règne, il bénéficiera de ces réseaux.
Quand mon père devient, au début des années 1970,
« représentant personnel » de Hassan II, il mettra en effet tous
ses contacts, au Liban et dans le Golfe, à la disposition du roi.
Au moment de sa rencontre avec ma mère, mon père a
toujours de bonnes relations avec son frère. Cependant, dans ses
grands moments de détresse, il m’a raconté avoir été le témoin
impuissant de la dégradation des relations entre Mohammed V
et Moulay Hassan. Le prince héritier est agressif, revendiquant
des pouvoirs élargis. De son côté, Mohammed V se plaint du
fait que son successeur désigné prenne trop d’initiatives, brûle
les étapes – même si, de fait, la dureté du prince héritier sert
souvent la monarchie. Il y a entre le père et le fils de fréquents
éclats de voix. Mon père pressent les crises à venir : la dureté
avec laquelle Hassan II gérera le Mouvement national, qui a
mené notre pays à l’indépendance, le rapprochement avec
l’Occident – la France et l’Amérique – alors que le Maroc
s’inscrivait dans le mouvement non aligné, tiers-mondiste…
Ces enjeux sont au cœur de « l’alliance du Peuple et du
Trône », soit le pacte du pouvoir. En fait, deux pactes coexistent
à cette époque : l’un a été conclu avec le Mouvement national ;
l’autre, plus vaste, englobe le premier mais engage la société
marocaine dans son ensemble. Ce dernier pacte fait du roi le
ciment de la nation, le représentant sinon, en tant que
Commandeur des croyants, le corps mystique du peuple. À
charge pour le monarque de veiller à ce que l’on appellerait de
nos jours la « bonne gouvernance » et qui, au Maroc, ne saurait
se concevoir en désaccord avec l’islam.
Comment est-on passé d’un Mohammed V déporté, que les
Marocains croyaient voir dans la lune tant ils désiraient son
retour d’exil, à un Mohammed V en djellaba traditionnelle
reniant à la fois cette aspiration populaire et le Mouvement
national ? Sans doute, le roi s’est-il persuadé que c’était là le
prix à payer pour conserver son trône. Cette conviction n’est
pas née du jour au lendemain. Elle s’est forgée graduellement.
Le roi a intégré certains membres du Mouvement national dans
l’armée ; parallèlement, il a ordonné des vagues d’arrestations ;
sur la scène internationale, il a adouci sa ligne tiers-mondiste par
un rapprochement avec la France et l’Occident en général.
Toutefois, ceux qui ont vécu cette époque aux premières loges
affirment que l’architecte de cette politique a été, en réalité, le
prince héritier. Après avoir maté la révolte du Rif avec le
général Oufkir, Moulay Hassan avait en effet pris un certain
ascendant sur son père. Nombreux sont ceux qui se disent
convaincus que l’équation politique ne se ramenait pas
inévitablement à un choix entre le roi et le Mouvement national.
À la veille de son opération, laquelle lui sera fatale,
Mohammed V aurait d’ailleurs décidé d’accepter le partage du
pouvoir avec le Mouvement national, à la seule condition que la
pérennité de la monarchie soit garantie en échange. Mais cela
est à mettre au conditionnel, pure hypothèse nourrie
rétrospectivement. Est-ce vrai ? Est-ce faux ? Peut-être la survie
de la monarchie au-delà de Mohammed V n’a-t-elle été qu’un
accident de l’histoire.
Une chose est certaine : après la mort inattendue de son père,
Hassan II a dû reconquérir le trône. Il s’est davantage vu
comme un pionnier qu’un héritier. Il a aussi été le premier roi
véritablement à cheval entre la culture arabe et la culture
occidentale. Auparavant, le souverain importait quelques
éléments de la culture occidentale en les intégrant à la culture
marocaine. Mohammed V s’est rasé la barbe, il a demandé à sa
fille Lalla Aïcha d’ôter le voile à dix-sept ans, en avril 1947.
Mais c’étaient des « gestes » dans un contexte qui restait, sans
équivoque, marocain. Hassan II, au contraire, a opéré une
fusion entre les deux cultures, ce qui n’a pas été sans poser
quelques problèmes. Ainsi, sur le plan vestimentaire, Hassan II
avait un goût assez particulier, plus Chicago que Savile Row…
Il n’était pas non plus sûr dans le choix de ses voitures ou de ses
meubles. Il avait un côté « nouveau riche » cherchant à briller.
Avec lui, la monarchie en rajoute dans le faste, alors que cela
n’avait pas du tout été le cas sous Mohammed V. Sa décision
d’être le « Roi soleil », d’occuper tous ses palais, a entraîné la
maison royale et, donc, l’État dans un engrenage infernal, des
dépenses appelant d’autres dépenses, le faste appelant plus de
faste encore. Ce choix du luxe participait de sa quête de
reconnaissance et de légitimité.
À la mort de Mohammed V, il y a eu toutes sortes de rumeurs
sur les circonstances de son décès, certaines allant jusqu’à
impliquer Hassan II dans la disparition de son père. Mais il n’y
a jamais eu aucune preuve d’une mort autre qu’accidentelle. Or,
on ne bâtit pas l’histoire sur du conditionnel. Cela vaut
également pour l’opposant Mehdi Ben Barka, dont certains
croient qu’il aurait pu jouer un rôle pour maintenir la cohésion
entre le trône, le Mouvement national et le peuple.
Incontestablement, Ben Barka était une figure charismatique.
Mais je crois que même lui n’en aurait pas été capable.
Toujours est-il qu’après la mort de Mohammed V, de
nombreuses personnes ont tenté de disqualifier Hassan II
comme digne successeur, voire l’ont diffamé comme un fils
illégitime, quand elles n’ont pas essayé de le renverser. Elles
l’ont ainsi repoussé dans ses retranchements alors qu’il était
justement en quête de légitimité et, disons-le, d’affection. C’était
une erreur. Cela l’a incité à devenir très dur, très vite. Et il y
avait de quoi : on a quand même attenté à sa vie à deux reprises,
une fois pour – il n’y a pas d’autre mot – le « flinguer » pendant
sa garden-party d’anniversaire au palais de Skhirat et, la
seconde fois, pour le mitrailler en plein vol alors qu’il revenait
d’Europe à bord du Boeing royal. Des nationalistes étaient
impliqués dans ces deux tentatives de coups d’État, tant en 1971
qu’en 1972. D’où, en réponse, les « années de plomb »
– rappeler cet enchaînement ne revient pas à disculper Hassan II
de sa responsabilité pour vingt ans d’une effroyable répression.
Le roi ne concédera l’« alternance », c’est-à-dire la participation
au gouvernement des héritiers du Mouvement national, qu’après
avoir épuisé toutes les alternatives : l’état d’exception bien sûr,
mais aussi les partis « cocotte-minute », qui servaient de
soupapes de sécurité pour éviter que le couvercle ne saute ; les
cabinets de technocrates, qui devaient faire croire à une gestion
pure de toute compromission politique ; le charcutage électoral
ou la carte ethnique dans le jeu royal de la division pour mieux
régner… Quand, au soir de son règne, Hassan II est finalement
revenu au Mouvement national, en 1998, ce dernier était
exsangue. Le roi s’est retrouvé avec un zombie. Aussi faut-il se
rendre à l’évidence : parler aujourd’hui du Mouvement national
n’a plus guère de sens. Tout au plus est-ce une façon d’en
appeler à la nation, au civisme, au sens du sacrifice pour la
collectivité, avec le risque que la référence paraisse surannée aux
jeunes générations.
Au début de l’année 1961, ma mère arrive au Maroc pour
épouser mon père. Mohammed V a demandé au préalable
l’accord de ma grand-mère maternelle, en l’absence de mon
grand-père décédé. Le roi l’a fait d’abord directement puis, pour
respecter les formes, en lui envoyant une délégation de grandes
figures du makhzen, parmi lesquelles l’une de ses tantes et l’une
de ses cousines, respectivement Lalla Amina et Lalla Fatima
Zohra, entourées de dignitaires tels que Fatmi Benslimane,
cheikh al Islam Moulay Laarbi el Alaoui, parmi d’autres. Sur ce,
le 26 février 1961, Mohammed V succombe à l’intervention
chirurgicale banale déjà évoquée. Bien qu’il n’existe pas de
règles précises en la matière, il est alors décidé que le mariage de
mes parents aurait lieu à l’issue des six mois de deuil, soit en
novembre 1961. Mon père, en vérité, n’était pas fâché de
pouvoir prolonger un peu son célibat. Le décès du roi ne remet
pas en cause le principe d’une union avec une étrangère. Il faut
dire qu’il n’était pas si exceptionnel qu’un Alaouite épouse une
femme en dehors des cercles convenus et des contrées
familières. En fait, nos aïeux étaient allés drainer un patrimoine
génétique assez diversifié… On se mariait avec des Africaines,
avec des Turques, qu’elles soient esclaves ou pas – je reviendrai
plus loin sur le statut des esclaves à la cour royale. Parmi ces
« apports », il y eut aussi beaucoup d’Anglaises et d’Irlandaises,
qui avaient été volées par des pirates et offertes en cadeau au
souverain. Elles ont été occultées dans l’histoire officielle parce
qu’il fallait projeter une image d’authenticité culturelle sinon de
« pureté raciale ». Je me souviens d’une interview de Hassan II
dans le magazine français Point de vue dans laquelle il
expliquait, sans citer le nom de mon père, que c’était une erreur
de se marier en dehors de son cercle. En revanche, à la
naissance de Lalla Soukaïna, la fille de Lalla Meryem et de
Fouad Filali qui allait devenir la petite-fille préférée de
Hassan II, le roi s’est émerveillé sans aucune gêne des yeux
bleus de la nouveau-née. « Elle tient ça de son arrière-grandmère
turque », faisait-il remarquer en rappelant les yeux azur de
la mère de Mohammed V. Cela ne manquait pas d’aplomb
puisque la mère de Fouad Filali, Anne Filali, était une Italienne
aux yeux bleus… Bref, quand il s’agissait d’usurper l’héritage,
Hassan II n’avait pas honte du patrimoine génétique assez
« mixte » de la famille.
Une fois mariés, mes parents s’installent à Rabat, dans l’une
des maisons de Mohammed V, construite à l’origine pour loger
ses filles. Mais, finalement, il avait préféré installer chacune
d’elles dans une maison individuelle et avait conservé pour
Moulay Abdallah cette grande demeure, située à cent mètres de
chez lui, dans le quartier d’Agdal. Ce qui lui permettait de dîner
tous les soirs avec mon père, contrairement à Moulay Hassan,
dont la résidence était plus éloignée. Les premières années, cette
nouvelle vie a été très dure pour ma mère, qui a dû se faire à
l’idée que son mari ne lui appartenait pas : elle avait épousé un
prince qui avait des habitudes, un train de vie et des obligations.
Officiellement, il était le président du Conseil de régence et, à ce
titre, aurait été appelé à gouverner le pays en cas de décès de
Hassan II avant l’accession de son fils à la majorité. Mon père
n’avait pas d’autres activités politiques, mais il recevait
énormément, y compris des membres de l’opposition.
Notre domicile était un espace public. Il y avait fréquemment
trente personnes à déjeuner et autant lors de dîners « restreints ».
Ma mère ne parvenait guère à préserver des moments d’intimité
avec son mari et ses enfants. Les « grandes » soirées
rassemblaient facilement dans les trois cents personnes, des
intellectuels, des opposants, des artistes, des hommes d’affaires,
des militaires… Tous ces invités avaient des requêtes à formuler,
qui pour obtenir un passe-droit ou autre privilège, qui pour
solliciter un coup de pouce politique. C’était un carrousel de
faveurs qui tournait sans relâche.
Notre maison était une réplique en miniature du Palais : les
mêmes habitudes y régnaient, même si l’on y ressentait plus
d’humanité. Il y avait aussi toutes sortes d’intrigues. À aucun
moment Moulay Abdallah n’aurait imaginé couper le cordon
ombilical avec le Palais. Hassan II pouvait tirer les ficelles
depuis chez lui en sachant que la clochette sonnerait de l’autre
côté de la rue, chez nous. Le fait que mon père fût constamment
flanqué d’un contingent de gendarmes et de policiers chargés de
sa sécurité ne contribuait pas à rendre l’atmosphère très intime.
De surcroît, plusieurs concubines turques offertes par
l’empereur ottoman à mon arrière-grand-oncle Moulay
Abdelaziz vivaient dans notre propriété. Venues à l’âge de la
puberté, jamais sorties du harem, elles passaient le soir de leur
vie chez nous et faisaient en quelque sorte partie de la famille.
Leur « harem-retraite » était situé dans la maison principale de
mon père. Bien sûr, ce n’était plus un harem au sens physique.
Mais mon père tenait à veiller au bien-être de ces concubines
turques et d’autres femmes liées à Mohammed V ou à ses
prédécesseurs. Elles avaient côtoyé les sultans de manière intime
– il fallait donc protéger leur honneur. Ce harem avait ses
propres domestiques et sa cuisine à part. Les dames ne sortaient
que pour aller au Palais, pour y rendre visite à d’autres vieilles
dames avec lesquelles elles partageaient les mêmes vieilles
histoires. Il était hors de question qu’elles aillent ailleurs. En
même temps, elles ne pouvaient recevoir que leurs parents. Le
fait de s’occuper de ces femmes participait de la volonté
familiale de faire en sorte que « personne ne se perde ». Rester
ensemble veut dire que l’on peut se prêter concours et se
régénérer ensemble : c’est un rapport de force avec le dehors, le
monde par-delà les murs du Palais. En conservant une masse
critique, les « gens du Palais » pensaient pouvoir influencer
l’extérieur ; de façon plus réaliste, ils se préservaient ainsi d’un
mélange qui eût signifié qu’ils se perdaient dans la masse.
Dans mon souvenir, deux femmes du harem étaient vraiment
exceptionnelles : Najiba et Haajar. À cette dernière, j’étais
affectivement très lié, au point que j’ai donné son nom à l’une
de mes filles. Tout petit, j’entrais souvent dans les quartiers des
concubines. J’adorais regarder leurs photos, qui les montraient
avec le roi ou avec le sultan ottoman. Ces femmes parlaient le
turc et l’arabe marocain, le darija. Elles excellaient au piano.
Mon père aimait à se mettre avec Haajar au répertoire. Elle
jouait, et il chantait. Pour moi, Haajar incarnait le mystère, car
elle avait un secret intime. Elle avait été la concubine préférée du
roi Moulay Abdelaziz. Pourtant, elle n’avait eu qu’un seul
rapport charnel avec lui. Un seul, de toute sa vie ! Le Palais
entier savait qu’il s’était passé quelque chose cette nuit-là, car il
y avait eu un branle-bas de combat, la garde avait même été
appelée. Quant à savoir ce qui s’était exactement passé… Ma
mère titillait souvent Haajar pour percer son secret. Mais mon
père objectait : « Laisse mon oncle tranquille, il s’agit là de la
vie intime des Alaouites. » Haajar n’en a jamais dit mot.
Beaucoup moins discret que Haajar était l’un de nos
serviteurs, Ahmed, qui adorait écouter aux portes. Il espionnait
mon père, que celui-ci soit avec un ami ou avec un chef d’État
étranger… Un jour, mon père a brusquement ouvert la porte, et
Ahmed est tombé à la renverse dans la pièce, comme dans un
film comique. Très irritée, ma mère a demandé son renvoi. Mais
mon père utilisait l’espion pour organiser des fuites. Quand il
voulait que Hassan II soit informé de quelque chose, il suffisait
de le dire à voix haute – il pouvait être sûr qu’Ahmed allait le
rapporter au Palais, le jour même. À l’inverse, certains
serviteurs de Hassan II venaient rapporter à mon père des
informations « d’en face ». Chacun voulait savoir ce qui se
passait de l’autre côté de la rue. C’était un jeu croisé
d’espionnage, de contre-espionnage et d’intox.
Je garde également le souvenir des conteurs qui vivaient chez
nous. Il y avait tout un rituel. Avant de dormir, par exemple,
nous allions écouter une histoire. Certains conteurs avaient déjà
travaillé pour les sultans Moulay Abdelaziz ou Moulay Hafid,
puis pour le roi Mohammed V. C’étaient des érudits pleins
d’humour, qui avaient leur franc-parler. Le conteur préféré de
mon père était un homme qu’il avait trouvé sur la célèbre place
Jemaa el-Fna, à Marrakech. Mon père s’y promenait un jour
incognito, lorsqu’il entendit une histoire merveilleuse. Le soir, il
envoya une fourgonnette de police pour faire chercher le
conteur – une offre d’emploi irrésistible. Ba Jeloul est arrivé à la
maison avec un turban et une petite valise, sans savoir ce qu’on
lui voulait. Finalement, il était enchanté d’être là, il s’est installé
à demeure et tout le monde l’adorait. Il est devenu une
institution. Quand il entrait dans une pièce, tout le monde se
levait. C’était un homme sans fard. Ainsi, un jour que mon père
n’arrivait pas à s’endormir pour la sieste, Ba Jeloul s’énerve,
allume la lumière, lui donne un coup de pied et lui dit :
« Écoute, tu nous pourris la vie ! Tu n’arrives pas à dormir et tu
nous fais tous souffrir. » Tout le monde était d’autant plus
stupéfait que, sans doute, tous avaient in petto pensé à peu près
la même chose. Mais comment oser donner un coup de pied au
prince ? Tout a fini dans un éclat de rire général. Cet homme
avait le droit de commettre ce type de transgression car il était
entré chez nous avec une djellaba, et il en ressortirait avec une
djellaba et rien de plus. Il ne cherchait aucun avantage pour lui,
absolument rien. Il incarnait le « vrai Maroc », le pays idéal.
Mon père l’a dit d’ailleurs devant tout le monde : « Tu ne m’as
jamais rien demandé, Ba Jeloul. Jamais ! Alors, aujourd’hui, je
te pose la question : que veux-tu ? Je te le donnerai. Une ferme ?
Une voiture ? Ce que tu veux, je te le donne ! » Autour de Ba
Jeloul, tout le monde s’est empressé de lui souffler les
meilleures réponses : « Dis une ferme ! », « Attends, dis que tu
vas réfléchir »… Mais lui s’est retourné, il a baissé son pantalon
et s’est écrié : « Sidi, j’ai un problème d’hémorroïdes. Si tu
trouvais une solution, ce serait parfait. »
En face, chez Hassan II, il y avait aussi des conteurs. Il avait
ses maîtres de la parole truculente et gouailleuse, en plus des
poètes et savants religieux. Hassan II, après les coups d’État de
1971 et 1972, n’arrivait plus à trouver le sommeil avant le point
du jour, vers cinq heures du matin. La nuit, il travaillait,
épluchait ses dossiers, fouillait dans ses archives. Il avait
l’obsession du détail. En raison de ses insomnies, il se réveillait
seulement vers onze heures du matin et faisait une sieste après le
déjeuner. Les conteurs lui narraient des histoires en sortant de
table, pour préparer son repos. Hassan II aimait la vox populi
qu’il entendait dans leurs récits, moins pour la poésie qui s’en
dégageait que pour capter l’humeur de son peuple. En retour, il
se servait des conteurs pour diffuser des messages vers
l’extérieur. Ce n’était donc pas comme chez nous, où mon père
s’évadait dans des mondes imaginaires grâce aux conteurs. Chez
Hassan II, les conteurs reliaient le souverain au pays réel.
Cependant, parfois, les deux frères s’échangeaient leurs
conteurs – comme, de nos jours, on se passe le DVD d’un bon
film. Quand les conteurs du roi arrivaient chez nous, ils se
mettaient à table avec mon père, s’amusaient, buvaient. Pour
eux, c’était la détente. À l’inverse, pour Ba Jeloul, c’était
l’épreuve du feu, l’ordalie. Une fois, alors qu’il voulait vraiment
revenir chez nous, il a dit à Hassan II : « Sidna, je préfère m’en
aller chez ton frère, car ici c’est comme à l’hôpital. »
Pourtant, il arrivait que la charité se moque de l’hôpital. Un
jour, mal inspiré, mon père a commis la mauvaise blague de
rester immobile au fond de notre piscine. Deux serviteurs,
occupés à tailler les rosiers, ont arraché leurs tenues et se sont
jetés à l’eau pour le « sauver ». Réflexe de courtisans, tout le
monde alentour, pour finir une vingtaine de personnes, dont
trois qui ne savaient pas nager, les ont suivis pour ne pas être en
reste. En remontant à la surface, au milieu d’une foule de
sauveteurs se débattant dans sa piscine, mon père ne savait plus
s’il fallait en rire ou en pleurer.
Concubines, domestiques, militaires, conteurs, nous avions
une sacrée faune à demeure, particulièrement versée dans les
ruses et stratagèmes en tout genre ! Or, quand mon père a été
« représentant personnel » du roi, entre 1970 et 1974, notre
maison s’est carrément transformée en exposition universelle,
pour ne pas dire en zoo humain. Dans le cadre de ses fonctions,
mon père voyageait beaucoup et, à chaque mission, il rapportait
quelque chose ou quelqu’un du pays visité. De chez Tito, il est
revenu avec un médecin personnel. De Corée du Sud, il a
ramené… un autre médecin, militaire celui-là, le docteur Lee.
Travaillaient aussi à la maison deux instructeurs d’arts martiaux
coréens, le colonel Kim et le lieutenant Bao Lee, qui m’ont initié
à leur science dès mon jeune âge. Puis, après une visite au
Pakistan, mon père est rentré avec trois officiers pakistanais en
tenue traditionnelle qui allaient, nous annonça-t-il, faire office
de majordomes ! C’était une tentative pour rationaliser un peu
notre makhzen. Malheureusement, ce n’était jamais notre maison
qui se rationalisait mais, plutôt, les nouveaux venus qui se
« makhzénisaient ». Par exemple, le docteur Lee, qui était une
sorte de « Monsieur Muscle », est devenu un showman qui se
plantait une aiguille dans le biceps et la faisait ressortir de l’autre
côté pour épater nos invités. Il se faisait aussi poser des planches
sur le corps puis demandait qu’une voiture lui roule dessus.
L’un des trois lieutenants pakistanais avait abandonné
l’uniforme pour la djellaba marocaine et ne voulait plus
retourner dans son pays. Amputé d’une jambe à la suite d’un
accident de la route lors de ses vacances au Pakistan, il avait
supplié mon père de le laisser revenir au Maroc pour continuer à
travailler chez nous plutôt que de rester auprès de sa femme et
de ses enfants. Il était complètement « makhzénisé » !
Cela arrivait souvent. Des années plus tard, alors que nous
effectuions un voyage dans le Michigan sous la protection du
FBI, deux chaouchs de mon père demandent à utiliser une ligne
téléphonique spéciale installée par les agents américains, avec
cet écriteau en guise d’avertissement : FBI. For official use only.
Je les traite de fous, leur garantissant qu’on leur passerait les
menottes dans les dix minutes s’ils utilisaient cette ligne. Or, le
lendemain, je découvre un flic américain mangeant une pastilla à
côté du téléphone, son arme sur la table, tout sourire, tandis que
les chaouchs sont pendus au téléphone avec Marrakech. « Take
your time ! » dit le gars du FBI. Il avait été « makzhénisé », lui
aussi, phagocyté par le système ! Il acceptait une sociabilité
ancrée dans la transgression et créant des liens bien plus forts
que le respect partagé de l’interdit. Bref, il avait compris la règle
d’or du makhzen.
Dans ce contexte, ma mère n’avait aucune chance de changer
mon père. Mais elle a été le ballon d’oxygène dont il avait
besoin. Elle constituait pour lui un garde-fou, une espèce de
muraille que Hassan II ne pouvait franchir qu’au prix de grands
efforts, et non sans crainte de représailles. Il se lançait à l’assaut
de la citadelle Moulay Abdallah, et il tombait sur Lamia el-Solh
l’empêchant de passer. De ce point de vue, notre maison était
une sorte de village gaulois. Mais, pour être honnête, le revers
de la médaille était la mauvaise conscience que ma mère donnait
à mon père. Elle aurait voulu qu’il se conforme à des critères et
à des standards de comportement qu’il était incapable
d’atteindre. Souvent, il tournait dans la maison comme un fauve
en cage. Il voulait participer à la gestion du royaume, voulait
être indispensable à Hassan II, cherchait à assouvir sa quête
d’amour et de reconnaissance – mais il n’y arrivait pas. Sa seule
façon de décompresser, c’était de fuir, d’une façon ou d’une
autre, souvent en prenant sa voiture pour aller dîner dans sa
propriété d’Aïn el-Aouda, à une demi-heure de Rabat.
Il y avait ainsi chez ma mère une facette protectrice et une
autre facette – involontairement, bien sûr – dévastatrice. Elle lui
disait : « Regarde les amis que tu fréquentes, ce ne sont pas des
prix Nobel ! Ce sont des courtisans, des pauvres types qui
viennent ramasser des miettes. » Très fier de sa femme qu’il
arborait volontiers comme un trophée ou une mascotte, mon
père souffrait de sa rigueur, de cette manière qu’elle avait de lui
faire sentir qu’il était oisif, sans fil à plomb. Personne ne l’avait
jamais critiqué de la sorte, surtout pas au Palais ! Habilement,
Hassan II, parce que c’était un conducator qui entendait tout
conquérir, qui voulait que chacun soit sous sa botte, a joué de
cette dualité. Quand il sentait l’harmonie entre mes parents, il
essayait de casser leur front uni ; et quand il sentait des tensions,
il jouait la division. Il expliquait alors à ma mère que lui-même
souffrait du manque d’initiative de mon père, qu’il aurait aimé
le voir relever des défis.
En réalité, Hassan II ne supportait pas que quiconque lui fasse
de l’ombre. Imbu de sa personne, il revendiquait une originalité
absolue, voire une nature divine. Il ne pouvait accepter l’idée
d’avoir un alter ego, à quelque titre que ce soit, même fraternel
ou, plus tard, filial. Hassan II se désirait seul et unique avec une
telle force narcissique qu’il ne supportait ni mon père comme
« double » ni son fils comme successeur. Or, mon père était un
adversaire potentiel. Beaucoup voyaient en lui une alternative
possible à son frère, incarnation des éléments rétrogrades du
makhzen : son goût du faste et son insistance sur des
comportements de soumission semblaient appartenir à un autre
siècle.
Je suis né à Rabat, le 4 mars 1964, à l’hôpital Avicenne, dans
une salle spécialement aménagée pour les membres de la famille
royale, autrement dit dans la plus pure tradition du makhzen.
Celle-ci, tout en reconnaissant le lien biologique entre l’enfant et
sa mère, exige que l’éducation appartienne à la famille royale
dans son ensemble. Il y a un primat très affirmé du Palais sur la
maison parentale. J’ai ainsi été élevé d’abord par des
gouvernantes marocaines chargées de m’inculquer les valeurs
traditionnelles, l’accent étant mis sur la religion ; puis j’ai été
pris en main par une gouvernante espagnole, Selsa Hernandez,
qui a été pour moi un récif auquel je me suis accroché comme
une arapède. Ma mère lui faisait totalement confiance et lui a
d’ailleurs également confié ma sœur. Nous lui devons
beaucoup, notamment de nous avoir inculqué le sens de la
rigueur et de la discipline.
Les gouvernantes occidentales sont une vraie institution chez
les Alaouites. Comme beaucoup de musulmans, nous sommes
obsédés par cet Occident qui nous dépasse, qui nous domine et
dont il faut ravir la puissance secrète. L’enfant doit donc
s’immerger dans la culture occidentale afin que la terre d’islam
ne reste pas éternellement à la traîne.
Je n’ai pas encore deux ans quand, le 29 octobre 1965,
l’opposant Mehdi Ben Barka est enlevé à Paris, devant la
brasserie Lipp sur le boulevard Saint-Germain. À partir de ce
moment, et quel que soit le jugement qu’on porte sur l’homme
politique, Mehdi Ben Barka entre dans le patrimoine marocain
– comme l’absent le plus présent, un corps et une âme arrachés
à la nation. À ce jour, il est un fantôme gênant, autant d’ailleurs
pour ses camarades de lutte que pour la monarchie. Il n’a pas
fini de hanter nos esprits. Sa « disparition » alimente
l’imaginaire, le crime d’État dont il fut victime ne permet pas de
tirer un trait sur les comptes historiques à régler. Tout ce qui le
touche fait débat. Ainsi, quand on lui a découvert, sur le tard, un
passé d’« honorable correspondant » des services secrets
tchécoslovaques. Pourtant, à supposer que ces révélations sur
son rôle comme agent de l’Est soient vraies, elles ne jureraient
pas dans le contexte de la guerre froide. Ben Barka avait choisi
son camp et ne s’en cachait pas. Dans un monde bipolaire,
collaborer avec les services secrets tchécoslovaques paraît ainsi
assez banal pour un marxiste. Aussi banal que le fait, pour
Hassan II, de combattre son pire ennemi par tous les moyens.
Lorsque j’étais enfant, nous ne parlions jamais de Ben Barka,
ni avec mon père ni avec mon oncle. Mais j’écoutais beaucoup
aux portes. J’entendais mon père dire que, pour lui, il ne faisait
aucun doute que Ben Barka avait été tué par les services secrets
marocains. Plus précisément, j’ai grandi avec une histoire
murmurée, un secret chuchoté dans le premier cercle. « La tête
de Ben Barka a été ramenée et présentée à Hassan II. »
J’entendais cette confidence de manière récurrente dans la
bouche de deux ou trois amis très proches de mon père. Elle
provenait d’un récit que le docteur Cléret, successivement
médecin personnel de Mohammed V puis de Hassan II, avait
fait à mon père.
Aujourd’hui, tout le monde s’accorde à dire que l’enlèvement
de Ben Barka a été une affaire essentiellement marocaine. Mais
on n’arrive toujours pas à établir les circonstances du décès.
Était-ce un accident ? Les truands français commis à la tâche, ou
les agents marocains envoyés pour récupérer l’opposant, ont-ils
été trop loin sans le vouloir ? Ou était-ce un assassinat planifié ?
Ce doute atténue la responsabilité de Hassan II. Or, si cette
histoire de tête coupée était véridique, la responsabilité du roi
serait totale. Exiger de voir la tête de la victime impliquerait que
le crime était prémédité. Connaissant les relations du docteur
Cléret avec ma famille, je ne vois pas bien pourquoi il aurait
raconté à mon père une histoire aussi morbide si elle n’était pas
vraie.
Hassan II évitait le sujet à tout prix. Je me souviens d’un
échange vif quand nous avons vu avec lui Les Aventures de
Rabbi Jacob avec Louis de Funès. Jeune, sans arrière-pensées,
je me suis exclamé : « Mais c’est un film sur le Maroc ! » Le roi
m’a repris avec véhémence : « Non, cela n’a rien à voir avec le
Maroc. C’est un film qui se passe en Algérie, le Maroc n’a pas
de pétrole ! » L’un des personnages du film est en effet inspiré
de Ben Barka, mais Hassan II ne voulait en aucun cas que je
fasse ce rapprochement.
Quelle était la part de responsabilité du roi dans l’affaire Ben
Barka ? La tête rapportée à Hassan II pèse lourd. Mais la
réponse appartient aux historiens. En attendant, les derniers
témoins survivants au Maroc ou les documents encore classés
« secret défense » en France peuvent à tout moment relancer
l’affaire. Je parie qu’un jour, les zones d’ombre encore
persistantes seront dissipées – mais cela se fera peut-être dans
une relative indifférence si, d’ici là, la succession des
générations a laminé l’intérêt pour le martyr de la gauche
marocaine.
En septembre 1970, à six ans, j’intègre le Collège royal, un
établissement logé dans un bâtiment sobre dans l’enceinte du
Palais, le méchouar. L’éducation des princes est
traditionnellement prise en charge par cette institution, créée par
Mohammed V en 1942 pour ses deux fils. Hassan II entrait
alors en 6 et mon père au cours moyen. Les prédécesseurs de
Mohammed V avaient envoyé leurs enfants chez les oulémas,
pour une éducation essentiellement religieuse. L’intention de
Mohammed V était double : il voulait créer un lieu d’excellence
moderne en même temps qu’un creuset où les princes seraient
en contact avec des enfants de toutes origines, le Collège royal
étant en effet conçu pour représenter, en miniature, le Maroc
avec ses clivages ethniques, sociaux, régionaux, etc. Dans
l’absolu, c’était une bonne idée. Malheureusement, il a été
difficile de la traduire dans les faits. Certes, les enfants qui ont
été formés d’abord avec mon oncle et mon père, puis avec le
prince héritier, Moulay Rachid et moi, apportaient réellement
quelque chose aux princes en termes d’ouverture aux différents
e
segments de la société marocaine. Cependant, enlevés jeunes à
leur milieu, ils subissaient un déracinement qui conduisait
inévitablement à une attitude zélée vis-à-vis de la monarchie, qui
devenait leur seul ancrage. Coupés de leur famille et de leur
terroir d’origine, rapidement trop profondément changés pour
pouvoir réintégrer leur ancien monde, ils devenaient en fait des
janissaires, à savoir la « nouvelle troupe » – yani çeri en turc –
du makhzen. Non seulement l’objectif du Collège royal n’était
pas atteint mais, bien pire, il renforçait les réflexes de
soumission des uns et l’arrogance des autres. Soyons clair : c’est
une institution obsolète et contre-productive qui devrait être
supprimée.
Les premières années au Collège royal, les princes habitent
encore chez leurs parents. La mère exerce son devoir de
protection naturelle des jeunes, un droit appelé al hadana, une
barrière infranchissable pour le bien de l’enfant. C’est seulement
à la puberté que l’on devient interne. Pour ma part, je suis
d’abord très content d’aller en classe avec mon cousin Sidi
Mohammed, mon aîné d’un an, pour qui j’ai énormément
d’affection. Je le trouve sensible, attentionné, vraiment gentil.
Quand j’ai des soucis avec mon père, c’est lui qui m’apaise. En
classe, l’ambiance est mi-occidentale mi-islamique. Nous
sommes une bonne dizaine d’élèves venus de tout le royaume,
tous en habits occidentaux mais assis sur des bancs comme dans
une medersa. Il faut lever la main pour obtenir la parole, se
mettre debout pour répondre au professeur qui, au-delà de son
autorité pédagogique, est encouragé à nous « corriger »
physiquement. L’enseignement est principalement axé sur la
mémorisation. Le mardi et le dimanche, Sidi Mohammed et moi
sommes astreints, en plus, à un entraînement militaire ; le
mercredi et le samedi, nous montons à cheval.
Ma scolarité se révèle catastrophique. D’abord, je suis
gaucher et, au Collège royal, on veut que je devienne droitier.
Pour ne rien arranger, ma mère me fait suivre, parallèlement,
une école de l’ombre : à la sortie du Collège, je prends des cours
qui sont censés compléter ce que j’ai appris dans la matinée mais
qui, en vérité, le défont. Je perfectionne ainsi mon anglais avec
une enseignante du Centre culturel britannique, Jane Gillian, et
ma maîtrise de l’arabe classique avec un autre précepteur, Bada
Mansour. Finalement, je ne reste que deux ans au Collège. La
situation y est invivable : quoi que nous fassions, il y a toujours
un classement – lequel est immuable : le premier est
invariablement Sidi Mohammed, le second sa sœur Lalla
Meryem (avant l’ouverture d’une section pour filles, notre
classe est mixte) et le troisième, c’est toujours moi ! Le
numéro 4 peut faire ce qu’il veut, il ne saurait améliorer son
rang. C’est ridicule. Tout est ridicule. Au foot, comme la
princesse ne joue pas, je joue dans une équipe et Sidi
Mohammed dans l’autre ; donc, mon équipe ne gagne jamais un
match. Nous pratiquons des exercices de tir : je suis second, que
je rate la cible ou que je la perfore en plein centre.
Un jour, sans se faire annoncer, Hassan II est venu sur le
champ de tir. C’est le général Medbouh, le chef de la Garde
royale et futur conjuré du coup d’État de 1971, qui lui avait mis
la puce à l’oreille. Medbouh avait lui-même constaté à plusieurs
reprises la « triche » érigée en système dans nos compétitions
pour assurer la victoire du prince héritier : le traficotage des
cibles, d’abord, puis des fusils. Le général avait menacé de
sanctions, puis effectivement mis aux arrêts les responsables
zélés de ces manigances. Rien n’y faisant, il s’en était ouvert au
roi. Hassan II a constaté lui-même que le viseur de mon fusil
avait été déréglé pour que je ne batte jamais son fils. Il est entré
dans une colère noire. Cependant, même fou de rage, il n’y
pouvait rien. La pente naturelle du système, l’obsession
d’allégeance quoi qu’il en coûte l’emportait, même sur la
volonté du roi.
À cette époque, Sidi Mohammed et moi nous entendons très
bien. Le « grand jeu » tout autour nous dépasse totalement.
Nous n’y prêtons pas attention ou, seulement, une attention
moqueuse. Nous sommes soudés, nous grandissons ensemble.
Hassan II nous élève de la même manière. On ne sent nulle
différence de statut entre ses enfants et ses neveux. Notre famille
est relativement restreinte, et Moulay Abdallah et Hassan II ne
sont pas des troncs séparés mais les feuilles d’une même
branche. Qui plus est, ils ont subi les mêmes épreuves au côté de
leur père : l’exil, l’incertitude, le long détour par Madagascar,
avant le retour au pays… Cela explique sans doute que notre
maison soit une annexe, une succursale du Palais. Mon père,
malgré la complexité de ses rapports avec son frère aîné, vit à
l’heure du makhzen. Il fait partie du système produisant, aussi
chez lui et autour de lui, des réflexes d’allégeance.
Au début des années 1970, mon père est moins accessible
pour moi que mon oncle. J’aime beaucoup Hassan II. C’est un
homme alerte, énergique, qui réagit au quart de tour. Il n’est pas
indifférent à son environnement. Ses vrais amis sont rares, mais
il est avec eux d’une grande loyauté. Bien sûr, il peut dévisager
les gens d’une manière terrible, et il pique souvent des colères.
Ceux qui le connaissent bien savent déceler les signes
précurseurs de ces tempêtes : Hassan II plisse alors son front en
fermant presque les yeux, comme s’il n’arrivait plus à
reconnaître son vis-à-vis, le « coupable » ; en même temps,
geste mécanique, il glisse un doigt sur la cicatrice qui lui barre le
nez – le signe de l’alerte rouge, d’une extrême irritation. Cela
dit, les colères du roi sont des combustions nucléaires
contrôlées. Hassan II ne s’emporte pas en public. Il donne
souvent le sentiment de ne pas avoir de cœur, de ne pas pouvoir
s’offrir ce luxe. Parfois, cependant, son intelligence lui sert de
cœur, et il a alors des gestes aussi grands qu’une vraie
générosité. Mais ces gestes sont calculés, dictés par le cerveau,
sans émotion.
Néanmoins, pour ses proches, Hassan II est très humain. Par
exemple, c’est un gourmet. Il a des idées bien arrêtées en
matière de cuisine, il aime – sans surprise – jouer au « chef ». Il
compose lui-même ses menus, y introduit des innovations. Il
modifie des recettes traditionnelles, dont certaines sont
centenaires. Il aime aussi beaucoup la musique populaire,
d’Oum Kalthoum à Hadja Halima. Il n’aurait jamais écouté du
Bach. Il n’a pas le goût des romans, il ne lit que des essais. Il
s’attache à des objets, comme un gant de golf déchiré qu’il
possédait depuis vingt ans, ou un vieux chapelet… Pour la
prière, qu’il ne manque absolument jamais, Hassan II a un très
vieux tapis, toujours le même. Il est aussi très attaché à Lazrak
(« le Gris »), un vieux cheval que mon père lui avait offert, et
qu’il sort tous les ans à l’occasion de la fête du Trône. Ce cheval
venait de la région d’Ifrane. On l’avait apporté à mon père, qui
l’avait trouvé tellement beau qu’il avait décidé de ne pas le
monter et de l’offrir à son frère. Typiquement, Hassan II n’en a
pas fait un objet de son plaisir mais un vecteur de sa fonction : il
montait Lazrak à l’occasion la plus solennelle de l’année, la fête
du Trône, lorsqu’il quittait l’enceinte du Palais vêtu de sa
djellaba blanche de Commandeur des croyants, abrité sous un
parasol.
Tout en craignant Hassan II, Sidi Mohammed et moi
n’hésitons pas à l’approcher. Le roi nous donne le sentiment de
pouvoir nous protéger de tout. Adorant les jeunes enfants, il est
très présent dans notre vie. Il veille personnellement sur nous, à
commencer par notre santé. Moi, petit, j’ai les pieds plats. Tous
les six mois, Hassan II mesure donc mes progrès dans ce
domaine. Il a le souci du détail, examine ma voûte plantaire et
décrète, comme s’il y connaissait quelque chose : « Garde les
semelles encore six mois. » J’en suis rassuré, je me sens pris en
charge et protégé. Hassan II regarde aussi de près mes notes à
l’école. Il est très à cheval sur l’éducation. Ma chambre n’est pas
remplie de jouets. Le roi nous élève à la spartiate et, quand il
l’estime nécessaire, nous corrige lui-même, à coups de bâton.
Pour nous, deux heures de sport par jour sont de rigueur en
vertu d’un vieux dicton de Mouawiya, le premier calife de la
dynastie omeyyade, qui avait dit au précepteur de ses enfants :
« Apprends-leur à nager car ils trouveront toujours qui pourra
écrire pour eux. » Hassan II applique le proverbe à la lettre :
quand il veut que je perde du poids, il me fait nager une heure,
deux fois par semaine, et me surveille en lisant son journal à
côté de la piscine ! Nous pratiquons aussi le football, la course,
effectuons des randonnées de quinze à vingt kilomètres dès
l’âge de huit ans. Je m’entraîne aussi aux arts martiaux et à
l’escrime. Notre plus grand plaisir, c’est d’aller à la chasse.
J’aime la chasse aux perdreaux, Sidi Mohammed le gros gibier.
Tous les deux, on adore monter à cheval, d’abord avec un
coopérant français, le commandant Bouguereau, du Cadre noir
de l’école de Saumur ; puis, plus tard, avec le colonel Cherrat de
la Garde royale. C’était un Rifain typique, droit comme un « i »,
élégant et discipliné. Avec lui, on alternait les exercices, tantôt
dans l’enceinte de la Garde royale, en veste et cravate, dans la
plus stricte discipline, tantôt à l’extérieur, notamment sur le
champ de courses du Souissi, « en balade ». Dès qu’on
s’éloignait alors du « comité d’accueil », comme on appelait
entre nous les officiels chargés de nous accompagner, le colonel
Cherrat descendait de sa monture et nous disait : « Allez, les
garçons, amusez-vous. » Pendant qu’il grillait une cibiche, nous
lâchions alors la bride à nos chevaux, moi à Rastignac, un
hongre bai, Sidi Mohammed à Ramsès, un hongre alezan. On
revenait en nage, épuisés mais heureux.
Plus tard, à partir de 1976, quand j’aurais douze ans, je
suivrais chaque été un stage de perfectionnement avec l’équipe
de France d’équitation. Je logerais à Fontainebleau, le stage se
déroulant tout près, à Bois-le-Roi. Marcel Rozier, double
champion olympique, et plusieurs fois champion de France et
entraîneur de l’équipe de France, dirige nos entraînements. Ce
seront des parenthèses merveilleuses, des moments où je respire
librement. Des stagiaires du monde entier se retrouvent là-bas.
Tous les matins, nous pratiquons des sports d’équipe, nous
courons, puis nous montons à cheval ; le soir, nous sortons pour
dîner, ou pour aller au cinéma, tout cela aux abords de Paris.
Au Maroc, en revanche, nous grandissons dans un monde
déformé par l’adulation, sans toutefois être des enfants
« pourris-gâtés ». Hassan II nous répète sans cesse que le
pouvoir, même s’il est hérité, doit être gagné de haute lutte.
Pour lui, la monarchie n’est pas à l’abri d’un coup dur de
l’histoire et, en dépit de périodes d’accalmie, rien n’est jamais
acquis. Il faut donc impérativement apprendre à être maître de
soi et de ses sentiments. Ne jamais pleurer, pas même à la mort
d’un proche ; ne jamais se montrer vulnérable. Hassan II adhère
pleinement à sa propre doctrine. Il n’est pas affectueux,
seulement attentif. Mais, pour nous, c’est déjà énorme.
Mon père, lui, est absent. Il est très difficile d’entrer en
relation avec lui, malgré ses indéniables qualités humaines. Tout
ce que ma mère a réussi à lui arracher, c’est un moment
d’intimité quotidien pour ma sœur et moi, avant son dîner,
quand nous devons nous coucher. Nous sommes alors réunis
tous les quatre, même si Hassan II, évidemment au courant de ce
rituel familial, s’arrange souvent pour téléphoner précisément
à ce moment. Il ne veut pas laisser à son frère la possibilité de se
ressourcer dans son propre univers. Pour ma part, je dispose
chaque jour de dix minutes de plus avec mon père, à mon retour
de l’école. Et dix jours par an, nous voyageons en famille, pour
des vacances à Madrid ou à Paris. Attention, ce ne sont pas des
moments d’une grande intimité ! Moulay Abdallah se déplace
avec une suite d’une quarantaine de personnes, et si nous ne
faisons pas partie des bagages, on n’en est pas bien loin. Avec
un peu de chance, nous partageons un repas par jour avec lui,
voire une sortie à pied quelque part. Le reste du temps, nous
nous promenons, sur les Champs-Élysées ou ailleurs, avec nos
gouvernantes et nos gardes du corps français ou espagnols. Ce
n’est pas toujours facile et, en tout cas, pas très drôle. Mais c’est
ainsi : mon père a perpétuellement besoin de monde autour de
lui pour lui changer les idées, pour lui faire oublier qu’il ne
remplit pas auprès de son frère le rôle qu’il aimerait jouer. Il a
besoin d’être entouré pour se sentir important. Il reçoit les
doléances, puis intercède auprès de son frère, même pour des
petits services qu’il cherche à rendre, pour des affaires sans
prestige mais qui lui permettent d’exister auprès de Hassan II
qui, justement, cherche à le cantonner dans ce pré carré
subalterne. Mon père est timide et ne supporte pas d’être seul.
N’ayant pas touché à l’alcool jusqu’à la mort de son père, quand
il avait vingt-six ans, il s’est ensuite mis à boire, beaucoup trop.
Il noie ses angoisses, son chagrin de ne pas être à sa place au
sein du régime. Le problème est déjà assez grave pour qu’il
consulte un spécialiste britannique des addictions, le professeur
Williams, du King’s College.
Pendant cette période, j’ai le souvenir du général Mohamed
Oufkir, qui était alors le « sécurocrate » très en vue de
Hassan II, venant à la maison pour dénigrer les
« communistes », ces « salauds » dont certains avaient de
bonnes relations avec mon père. En fait, Oufkir voulait être sûr
que, si un rapprochement avec les « gauchistes » devait avoir
lieu, cela se passerait sous notre toit, ce qui lui permettrait de
garder le contrôle. Oufkir faisait la plupart du temps référence à
Abderrahim Bouabid, un ami de mon père que je connaissais
moi-même très bien (il me présentera, plus tard, à Abderrahman
el Youssoufi, qui dirigera le gouvernement d’alternance à la fin
du règne de Hassan II). Oufkir entretient un vrai climat d’état de
siège. Il répète à longueur de journée que les « gauchistes » sont
partout, qu’ils vont « tous nous tuer », et ainsi de suite. C’est
chez lui une véritable obsession. Or, après avoir déjà été très
proche de Mohammed V, Oufkir est très influent auprès de
Hassan II et de mon père. L’ambiance de citadelle assiégée qu’il
fait régner ne gêne pas outre mesure le roi. Pour lui, il s’agit
d’une siba, une rébellion, une de plus dans la longue histoire
des Alaouites qui en ont l’habitude. Simplement, ce n’est plus
une tribu qui se révolte mais un groupe soudé par une idéologie,
une communauté d’esprit. Aux yeux de Hassan II, une siba est
totalement différente de la trahison à venir des militaires, une
« félonie » qui vient de l’intérieur du système, de la maison du
pouvoir – le dar el mulk. Cela, le roi ne le supportera pas. Après
les coups d’État du début des années 1970, il se sentira
terriblement diminué. Il aura le sentiment d’être ravalé au niveau
du roi Hussein de Jordanie, autrement dit d’un souverain
précaire, d’un avatar des accords Sykes-Picot. Il souffrira
d’avoir perdu l’auréole de son père. Cela l’aura rendu méchant.
Dans sa forme moderne, la monarchie marocaine est issue du
Mouvement national. À l’époque de Mohammed V, elle a
émergé de son passé de sultanat comme le pan central d’un front
patriotique uni. Aussi, les relations de mon père avec les
nationalistes de toute obédience, y compris les plus à gauche,
sont-elles empreintes de respect mutuel voire, bien souvent,
d’amitié. Abdelkhalek Torrès et, surtout, M’hamed Douiri, tous
deux de l’Istiqlal – l’« Indépendance », le grand parti
nationaliste –, sont les bienvenus chez nous. Quand Allal elFassi,
leur leader, vient à la maison, mon père se rase de près,
monte mettre un beau costume et exige de ma mère qu’elle
descende pour discuter avec l’invité de l’Orient, du Hâdith – les
paroles du Prophète – ou de sujets philosophiques. Tout le
monde est tiré à quatre épingles, impeccable mais, en réalité,
mon père ronge son frein en attendant que l’illustre personnage
reparte. Car, une fois El-Fassi raccompagné à la porte, les
« cocos » débarquent, les copains plus ou moins communisants
de l’UNFP (Union nationale des Forces populaires),
Abderrahim Bouabid et Mohamed el-Yazghi en tête. Comme au
temps de la prohibition, l’alcool et les cigares surgissent alors de
nulle part. Ma mère est priée de disparaître derrière le purdah
– le « rideau » qu’est la ségrégation entre hommes et femmes –
à l’heure des vieux souvenirs entre joyeux lurons, souvent des
histoires de « nanas » qui ne sont pas destinées à ses oreilles.
J’ai sept ans quand je prends pour la première fois conscience
d’appartenir au pouvoir, c’est-à-dire à un groupe – les
Alaouites – qui a les moyens de sa volonté. Le moment reste
gravé dans ma mémoire. C’est le jour de mon anniversaire. Je
rentre de l’école et, pour me faire une surprise, mon père a
demandé à la Garde royale de Buckingham, en tournée au
Maroc, de se mettre en rang d’oignons sur le parvis de notre
maison pour me jouer Happy Birthday. Là, en voyant les
fameux beefeaters assemblés pour moi, je saisis sur l’instant que
nous avons du pouvoir, à commencer par le pouvoir de nous
faire plaisir.
Mon éveil à la politique – un éveil en sursaut – coïncide avec
le premier coup d’État, le 10 juillet 1971. Je n’avais pas connu
les émeutes populaires de 1965, qui furent une alerte pour le
régime. J’ignore aussi que les deux piliers du Mouvement
national, l’Istiqlal et l’UNFP, viennent de reformer un front uni
contre le roi au sein de la Kutla Wataniya, le « Bloc national ».
Ce défi enrage Hassan II. Une fois de plus, on lui fait sentir
qu’il n’a pas la stature de son père. Dix ans après son accession
au trône, sa légitimité est encore et toujours « mise en équation »
– c’est son expression. Or, moi, je ne peux même pas imaginer
une seconde que l’on puisse ne pas aimer la famille royale.
Jusqu’au coup d’État, nous partageons la certitude d’être adulés
par « le peuple » et la conviction que c’est l’état naturel des
choses. Bref, nous sommes des Alaouites au pays des
merveilles… Les deux coups d’État successifs seront d’autant
plus difficiles à accepter. Ils signifient pour beaucoup d’entre
nous la fin de l’innocence. Ce sont des chocs, des secousses
telluriques. Nous ne sommes plus que des Alaouites au pays des
merguez…
Le 10 juillet 1971, jour anniversaire de Hassan II, je me
trouve avec ma mère dans notre maison de Temara, à une
quinzaine de kilomètres du palais de Skhirat, lui-même situé au
bord de la mer entre Rabat et Casablanca. Ma mère ne fait pas
partie des invités du roi, puisque, ce jour-là, la réception est
réservée aux hommes. Dans la propriété royale, un petit millier
d’hôtes de marque conversent autour des buffets dressés dans le
jardin, se baignent dans la piscine ou jouent au golf. C’est une
réception typique de l’ère d’insouciance qui prend alors fin. Par
la suite, se voulant au centre de tout, Hassan II ne tolérera plus
que du mimétisme autour de lui : ses invités devront suivre son
exemple, imiter ce qu’il fait – un point, c’est tout.
Alors que la fusillade de Skhirat est en cours, on prévient ma
mère qu’il se passe des « choses graves » là-bas. Elle appelle
alors le général Arroub, un membre du cabinet du général
Oufkir. Lequel lui répond de manière très impolie, lui
raccrochant quasiment au nez. Si bien qu’elle décide d’aller
s’enquérir elle-même sur place. Elle sera la seule femme à
vouloir rejoindre son mari, et Hassan II en conservera une
secrète jalousie. Il aurait aimé qu’une femme s’inquiète autant
pour lui. Ma mère m’installe dans sa voiture et fonce sur
Skhirat. Nous sommes stoppés à une barrière aux abords du
palais. Un mutin, un officier, la reconnaît et donne l’ordre de
l’exécuter. Sous mes yeux, deux soldats la mettent en joue mais,
au dernier moment, baissent leurs fusils. Ma mère est enceinte
de sept mois. « Nous ne pouvons tuer la vie dans ton ventre, ce
serait contre notre religion », explique l’un d’eux. Ma mère me
remet dans une voiture de notre suite, qui m’évacue sur Rabat.
De son côté, elle monte la colline en direction du palais.
Lorsqu’elle arrive sur les lieux du carnage, le général Medbouh,
qui n’a jamais eu l’intention de tuer le roi et déplore la tournure
prise par les événements, vient d’être exécuté par les hommes
d’Ababou. Privé de tête pensante, le putsch tourne court.
Hassan II, avec l’aide du général Oufkir, parvient à reprendre la
situation en main.
Blessé pendant l’assaut, courageux face à la mort, mon père
grandit énormément à mes yeux. Le soir du putsch, sur le
conseil d’Oufkir, la famille royale ne regagne pas le palais de
Rabat mais, par précaution, se regroupe en un lieu secret. Nous
nous retrouvons dans la maison de la sœur de mon père, la
princesse Lalla Fatima Zohra. L’effervescence y règne. Sur la
table, une carte de Rabat a été étendue. Hassan II crie, donne des
instructions tous azimuts. Oufkir, aidé de deux autres officiers
supérieurs, le général Moulay Hafid et le général Driss ben
Omar, est à l’extérieur, à pied d’œuvre pour mettre ce qui reste
de putschistes en déroute. Mon père, qui saigne abondamment,
souffre évidemment beaucoup. Un médecin français, qui faisait
partie des invités de Skhirat, le soigne. Il dit à Hassan II : « Sire,
je m’excuse de vous interrompre mais votre frère a besoin
d’antibiotiques, sinon il risque la gangrène. » Le roi ne réagit
pas. Au milieu de l’agitation, mon père, stoïque, répond qu’il
peut encore attendre. Mais le médecin insiste. Hassan II se
retourne vers lui, excédé : « Écoutez, docteur, moi, j’ai un trône
à récupérer. C’est plus important que la gangrène ! Demandez à
votre patient, et il vous le confirmera. Alors, foutez-moi la
paix ! » Sur ce, il appelle un soldat de deuxième classe, à qui il
demande une baïonnette que le soldat, terrorisé, lui apporte.
Hassan II se saisit du couteau, le jette aux pieds du médecin et
lui lance : « Et puisque vous parlez de gangrène, amputez-le ! »
Sidi Mohammed et moi sommes sidérés. Mon père, lui, ne se
démonte pas : « Tu sais, quand on était à Madagascar et que tu
étais face au crocodile, j’aurais dû te laisser dans le pétrin. » Il
lui rappelle ce jour d’exil où les deux garçons s’étaient retrouvés
face à un crocodile. Hassan II avait chuchoté à son frère de faire
le tour de la bête et de la distraire afin qu’il puisse s’enfuir. Mon
père s’était bravement exécuté… Pour finir, il ne sera pas
amputé mais le cynisme de Hassan II laissera des traces entre les
deux hommes.
Également blessé par balle à Skhirat, une figure légendaire du
nationalisme, le très respecté Mohamed ben Hassan el-Ouazzani,
fondateur du tout premier parti politique – l’Action marocaine –
puis, après l’indépendance, ministre d’État de Mohammed V,
est moins chanceux que mon père. Il perd son bras droit. Après
le coup d’État, mon père le fréquente à l’hôpital où lui-même se
fait soigner. Ben Hassan el-Ouazzani lui dit et répète : « Ma vie
est finie. » Mon père tente de le consoler : « Mais non, pense
aux trois cents victimes qui sont tombées sous les balles. Toi, tu
as survécu. Tu devrais t’estimer heureux, malgré tout. » Or, rien
n’y fait. El-Ouazzani est toujours aussi désespéré. Si bien qu’un
jour, quand ma mère vient lui rendre visite à l’hôpital, mon père
s’ouvre à elle en lui racontant l’histoire. Ma mère lui réplique
vivement : « Mais tu ne comprends donc pas ? Sa vie est finie
parce que, lui, il écrit. Lui, il a besoin de sa main droite pour
travailler. Sa vie, c’est le travail intellectuel et non pas la
jouissance. Vous, les Alaouites, ne pouvez-vous donc pas
comprendre cela ? » La foudre n’aurait pas pu frapper mon père
plus brutalement que cette parole.
Le coup d’État de 1971 a été fomenté par le général
Medbouh, un officier austère et intègre, las de la corruption
ambiante. Je le connaissais bien, car il était notre voisin à la
plage. Trois jours avant le putsch, je suis allé rendre visite à son
fils Hassan. Je suis alors tombé sur le général qui avait une
cigarette au coin des lèvres et les pieds dans un seau d’eau. Il
m’a flanqué à la porte de chez lui en criant : « Sors d’ici ou je te
mets une paire de claques ! » Interloqué, je suis rentré chez moi.
J’ai raconté l’affront à mon père mais il ne m’a pas cru et, à son
tour, a failli me mettre une torgnole. Ce jour-là, Medbouh avait
déjà tourné dans sa tête la page de la monarchie. Pour le putsch,
il s’est associé au lieutenant-colonel M’hamed Ababou,
commandant des quelque 1 400 cadets du camp
d’Ahermoumou, un nid d’aigle près de Fès, qui sont
« descendus » sur Skhirat. Quand la fusillade commence, la
confusion est totale. Le roi se cache dans l’arrière-salle d’une
pièce de réception, avec une quinzaine de personnes. Mon père,
qui déjeunait avec un groupe d’invités, est blessé de trois balles
au bras droit et d’une quatrième au genou. Il est arrêté avec
beaucoup d’autres. Comme il saigne, on lui apporte une chaise,
tandis que d’autres blessés sont couchés par terre. Mon père
demande au soldat qui le garde : « Donnez-moi de l’eau. » Le
cadet lui répond qu’il n’en a pas. « Comment ça ? dit mon père.
Vous venez faire un coup d’État sans eau ? Qu’est-ce que c’est
que cette logistique de merde. Maintenant, va me chercher de
l’eau ! » Le soldat s’exécute. Stupéfait, couché par terre,
Moulay Hachim el Alaoui, un vieux compagnon de route de
Mohammed V qui exerçait une fonction à la cour que l’on
pourrait appeler « médiateur traditionnel » ou ombudsman,
racontera six mois plus tard à Hassan II que, ne pouvant croire à
tant de sang-froid, il avait pensé sur le moment que mon père
devait être de mèche avec les putschistes. « N’oublie pas qu’il
est le fils de son père », lui a simplement rétorqué Hassan II.
La suspicion de Moulay Hachim s’explique. L’aide de camp
de mon père, le colonel Fenniri, figurait sur la liste des conjurés
comme ministre de l’Intérieur dans leur futur gouvernement.
Cette découverte avait été un choc pour mon père, qui était allé
le voir dans sa cellule afin de comprendre sa trahison. J’étais
avec lui quand le colonel Fenniri lui expliquait, assez
confusément, qu’il avait été « entraîné sans vraiment savoir ce
qui se tramait ». Se rendant compte de la portée des événements
seulement le jour du coup d’État, il avait empêché l’exécution
de ma tante, Lalla Nezha. Aux yeux de Moulay Hachim, le fait
que mon père ait alors – vainement – imploré la grâce de Hassan
II pour son ancien aide de camp épaississait le soupçon.
D’autant plus qu’il avait eu avec mon père, plusieurs mois avant
le putsch, une discussion très franche au cours de laquelle luimême
avait donné au régime trois ans de survie, tandis que mon
père avait prédit trois mois ! Bien sûr, ce type de conversations
revenait tôt ou tard aux oreilles de Hassan II, qui en était
profondément blessé, comme il devait me le confier plus tard.
Le roi supportait mal le jugement sévère de son frère, qui lui
rappelait sans cesse qu’il n’était pas Mohammed V. « C’est vrai
que je ne suis pas Mohammed V, me dira-t-il à l’heure des
confidences. Mais je me suis quand même imposé, à ma
manière, en prenant le temps qu’il fallait. Ce n’était pas un
héritage facile. Ton père faisait la fête pendant que moi, je
gardais la baraque. »
Au lendemain du coup d’État, nous cherchons tous à
comprendre. Dans ce contexte, ma mère relate à Hassan II, avec
une certaine insistance, son échange téléphonique avec le
général Arroub, le jour du putsch. Le roi coupe court et lui dit :
« Écoute, tu veux dire qu’il faisait partie des putschistes ? À ce
moment-là, je n’ai qu’à faire exécuter tout le monde… » Le
coup d’État a été un grand traumatisme pour Hassan II. Je me
souviens de l’avoir vu, littéralement, se taper la tête contre les
murs en se lamentant : « À cause de moi, quatre siècles
d’histoire alaouite ont failli disparaître. Ce trône a été transmis
comme un écrin, d’une main à l’autre, et c’est moi qui vais le
faire tomber. » Mon père a alors demandé à ma mère de nous
faire sortir, Sidi Mohammed et moi. « Emmène les garçons pour
qu’ils n’en soient pas les témoins, lui a-t-il dit. Il ne te
pardonnerait jamais. »
Au lendemain du putsch, le roi Hussein, vétéran des
monarques arabes, prend l’avion pour le Maroc afin de
retrouver Hassan II. C’est un acte de solidarité entre cousins
chérifiens, tous deux descendants directs du Prophète et héritiers
de l’empire abbasside – ce qui distingue ces dynasties des
monarchies « tribales » du Golfe. Cependant, Hassan II voit
plutôt en Hussein un parachuté du colonialisme. Dans le passé,
il avait de la condescendance pour lui. À présent, il l’écoute. Le
roi de Jordanie lui dit : « Il s’agit d’un cancer qu’il faut
éradiquer de manière chirurgicale. Faites juger tous ceux qui ont
été de près ou de loin mêlés à cette affaire et faites-les
exécuter. » Se fiant à ce conseil, et aussi à ce que lui préconise
Oufkir, le roi va cureter la plaie en profondeur. Plus tard, il dira
que le général aurait voulu éliminer les conjurés avant que ceuxci
ne révèlent qu’il faisait lui-même partie du complot. Quoi
qu’il en soit, malgré une répression féroce, un homme droit et
un militaire aussi professionnel que le général Arroub, qui avait
peut-être estimé, mû par un sentiment patriotique, que l’avenir
du pays passait par la fin de la monarchie, en sera quitte pour
une traversée du désert de vingt ans. À la fin de sa vie,
Hassan II lui confiera de nouveau d’importantes responsabilités.
Ce premier coup d’État va, du jour au lendemain,
complètement transformer notre vie. Dorénavant, nous avons
des gardes du corps, nous prêtons attention à ce que nous
mangeons, aux habits que nous portons. Notre grand-mère nous
met en garde afin que nous ne partagions plus les tajines des
« autres ». Elle nous explique que nos habits peuvent être
empoisonnés… Bref, nous nous méfions de tous et de tout. Il ne
faut plus qu’un copain nous tape dans le dos, ou qu’une copine
nous fasse la bise. Des dispositifs sécuritaires concentriques se
resserrent autour de nous – et nous isolent. Homo homini lupus
e st : jusqu’à preuve du contraire, les gens sont soupçonnés
d’être mauvais. Les déplacements de mon père se font avec trois
ou quatre voitures d’escorte, désormais toujours en cortège.
J’ai sept ans et demi à la naissance de ma petite sœur Lalla
Zeineb, à l’automne 1971. Planté devant son berceau à l’hôpital,
je suis choqué de découvrir un bébé blond aux yeux verts. Sur
le coup, pour la première fois, je prends vraiment conscience de
mes origines libanaises. J’aime beaucoup ma petite sœur,
d’abord comme bébé puis comme une fillette très protectrice à
mon égard, bien qu’elle soit ma cadette. En effet, contrairement
à moi, elle bâtira une relation de proximité et de confiance avec
notre père. Elle a toujours cherché à me faire bénéficier de cette
relation privilégiée.
Pendant des années, Lalla Zeineb et moi dînons tous les soirs
ensemble, quoi qu’il arrive. C’est un rite. Il en existe un autre :
elle refuse de s’endormir sans s’assurer que je suis moi-même
couché : c’est elle qui me « met au lit » ! Elle prend ce simulacre
très au sérieux. Je suis obligé d’enlever mes chaussures mais je
peux me coucher tout habillé, du moment que je fais semblant
de dormir. Elle m’embrasse alors sur le front et va se coucher
– et moi, je peux me relever. Ce rite s’est répété tous les soirs
jusqu’à ce que je parte à l’université, à dix-sept ans. Chaque fois
que j’y repense, je crois sentir ses lèvres sur mon front. C’est un
des plus beaux souvenirs de ma vie. De son côté, aujourd’hui
encore, je crois qu’elle ignore que je me relevais dès qu’elle
avait refermé la porte de ma chambre.
Malheureusement, après la mort de notre père, ma sœur
Zeineb est devenue dure, sèche et renfermée. Elle avait alors
onze ans. Par la suite, je ne l’ai plus reconnue. Hassan II l’a
pourtant adoptée comme si elle était sa propre fille en lui
donnant autant d’affection, sinon plus, que mon père. Ses
cousines étaient aussi très affectueuses avec elle. Mais rien n’y a
fait. Après mon départ pour l’Amérique, elle s’est sentie
abandonnée, et je n’ai réussi à renouer une vraie relation avec
elle que bien des années plus tard. Il y avait, pendant longtemps,
trop de non-dits entre nous. Lalla Zeineb a épousé le fils d’une
famille du makhzen, grand commis de l’État. Elle garde bien
l’honneur de son mari, pour employer une formule
traditionnelle marocaine. Le sentiment profond qui nous unissait
quand nous étions petits s’est transmis à nos enfants, qui sont
très proches les uns des autres. C’est une source de grand
réconfort pour moi.
Lors du second coup d’État, le 16 août 1972, je suis témoin
direct des événements. J’ai huit ans, et je suis à l’aéroport pour
accueillir mon oncle et mon père. Moulay Rachid, le fils cadet
de Hassan II, et moi sommes en bas de la passerelle d’accès à
bord. Je découvre ainsi le visage décomposé de mon oncle,
sortant de l’appareil tout troué qui vient d’être mitraillé en plein
ciel. Puis, les mines de mon père, de Moulay Hafid et du colonel
Ahmed Dlimi. Hassan II les presse d’agir : « Faites le
nécessaire ! Faites donc le nécessaire ! » Il me glisse : « On a
failli mourir aujourd’hui. » Moulay Rachid n’a que deux ou
trois ans. Mais il est là, et Hassan II se penche vers lui pour lui
répéter : « Papa a failli mourir aujourd’hui. » Le roi vient
d’apprendre que le général Oufkir lui-même est derrière ce
nouveau putsch. Le général ne supporte plus le clientélisme, la
corruption, l’atmosphère délétère. Il a minutieusement préparé
cet attentat contre l’avion royal que l’incroyable baraka de
Hassan II a fait échouer.
Nous arrivons au salon d’honneur, où le roi salue tout le
monde en dépit de la situation, tandis qu’autour de lui les gens
l’implorent de partir en lui répétant que le putsch n’est pas
terminé. Mon père et mon oncle finissent par quitter l’aéroport
en trombe, et moi… je reste derrière, tout seul. À ce moment-là,
les avions repassent sur nos têtes, une première fois sans tirer,
puis une seconde fois en se mettant à mitrailler les lieux. On
m’avait mis dans une voiture avec Moulay Rachid pour
m’évacuer, mais je voulais absolument rester avec mon père, et
je me suis donc échappé – avant de perdre tout le monde.
Hassan II est emmené vers Skhirat dans un « faux » cortège, le
cortège officiel partant ailleurs pour servir de leurre. Quant à
mon père, il rejoint Rabat par des voies détournées. Pour ma
part, je suis présent pendant le bain de sang qui s’ensuit à
l’aéroport. Je vois une roquette tomber, la fontaine de l’aéroport
rouge du sang des membres de la Garde royale venus rendre les
honneurs. C’est un carnage sans nom. Un gradé de la police, le
chef de la sécurité du Premier ministre Ahmed Osman – l’époux
de la sœur de Hassan II –, me ramasse finalement sur la route, et
m’amène chez lui où une escorte viendra me chercher. Méfiant,
il refuse de me laisser partir en attendant de s’assurer de
l’identité des militaires. Ceux-ci le menacent de leurs armes, à
bout portant. Les soldats ont l’ordre de récupérer tous les mâles
de la famille royale dont les vies sont les plus menacées. Mais
Ahmed Osman me met dans son dos pour me protéger, au péril
de sa vie. C’est seulement quand je reconnais un officier de
l’escorte, un homme qui travaille pour mon père, qu’il me laisse
partir avec eux. Je suis trimballé toute la journée. Pour finir,
j’atterris chez Miss Gillian, mon professeur d’anglais du Centre
culturel britannique, qui donnait aussi des cours à ma mère.
Quand son fiancé passe sa tête par la porte, les deux gardes
laissés auprès de moi estiment qu’il a dû me reconnaître et que,
sachant où je me trouve, il présente un risque pour ma sécurité.
Ne faisant les choses à moitié, ils ligotent le couple ! Ce n’est
que dans la soirée, à la faveur de la nuit, qu’ils m’emmènent
chez ma tante maternelle, l’ambassadrice du Liban. Celle-ci
panique, convaincue que l’immunité diplomatique d’un pays
arabe ne sera jamais respectée. Aussi préfère-t-elle me conduire
chez l’ambassadrice du Brésil, de l’autre côté de la rue. Même
son mari va ignorer ma cachette : elle me fait quitter sa maison
en catimini. J’en fais le tour pour entrer discrètement dans
l’ambassade du Brésil. Là, je reste dans la cave pendant une
bonne partie de la nuit, seul, isolé de mes gardes qui, euxmêmes,
ne savent plus où je suis. Très perturbé, je passe un
moment difficile. À dessein, j’ai été séparé de Moulay Rachid et
de Sidi Mohammed, ce dernier se trouvant loin, à Ifrane.
J’ignore quand je reverrai mes parents, mon oncle, Sidi
Mohammed… Finalement, quand le coup d’État est maîtrisé, je
suis ramené chez moi sain et sauf.
Le putsch d’Oufkir, le « connétable » du roi, est vécu comme
la trahison ultime, celle du bras droit armé qui devait le
protéger ! Par la faute du « félon », nous venons de rejoindre la
farandole des monarchies orientales plus ou moins créées de
toutes pièces par le colonisateur, sans assise populaire. Hassan II
est blessé au plus profond, c’est-à-dire dans son amour-propre.
Quant à mon père, il se demande sans cesse : « Qu’est-ce qui a
mal tourné ? » Dans le contexte de l’époque, il interprète ce
deuxième coup d’État comme une contamination du Maroc par
les idées nassériennes, antimonarchistes et panarabes. Il y a eu
des révolutions en Irak, en Libye, en Égypte… À présent, c’est
notre tour. Mon père est convaincu qu’il y a des leçons à tirer,
que le royaume doit changer. Or, ce n’est pas du tout l’analyse
de Hassan II. À ses yeux, la trahison d’Oufkir relève du
sacrilège. Le roi devient méchant, solitaire et méfiant. Au Palais,
on nous tient le discours suivant : le général a participé aux deux
coups d’État, ce qui prouve qu’il est un traître, un « Iznogoud »
dévoré d’ambition qui a voulu conquérir le pouvoir à des fins
personnelles. Il n’y a rien d’autre. Donc, tout continue comme
avant, simplement sans lui, la source du mal.
Mon père aimait beaucoup Raouf Oufkir, le fils aîné du
général. C’était l’un de ses meilleurs copains. Il venait souvent
chez nous. Mon père l’emmenait à la chasse. Ou alors, ils
partaient faire de la moto ensemble, de la plongée sous-marine,
du foot. Après le coup d’État, je demande évidemment où il est
passé. On me réplique invariablement que je dois me taire.
Jusqu’au jour où l’on me dit qu’il est mort dans un accident de
moto en Espagne, et qu’il ne faut plus prononcer son nom.
Mon père savait que les Oufkir étaient détenus au secret, dans
différents lieux successifs. Il savait aussi que Hassan II se
vengeait personnellement sur la famille de son ancien
« connétable », puisque ce fut par l’intermédiaire de l’un des
aides de camp du roi et du père de l’épouse d’Oufkir, le colonel
Chenna, que mon père envoya pendant des années des vivres,
des vêtements et des livres aux « disparus ». Plus d’une fois,
Hassan II lui a vertement reproché ce défi à son autorité. Enfin,
mon père savait également que les conjurés de 1971 avaient été
embastillés dans un cachot où le nom de chacun figurait au
fronton d’une cellule d’isolement. Mais que ce sinistre bagne se
trouvait à Tazmamart, je pense qu’il l’ignora très longtemps.
Des années durant, il n’y a eu qu’un « trou noir » – sans nom –
qui avait englouti les conjurés des deux coups d’État, un vortex
d’horreur qui nous terrorisait tous. C’était le but recherché par
Hassan II. Pour ma part, je n’ai appris le nom de Tazmamart
qu’en 1979 par l’épouse américaine de l’un des aviateurs
détenus dans ce bagne, Nancy Touil, qui était l’ancienne
bibliothécaire à l’école américaine de Rabat et dont le fils Tarek
allait en classe avec moi. Un jour, elle m’a demandé la faveur de
pouvoir rencontrer mon père. J’ai organisé un rendez-vous,
mais je n’ai pas été autorisé à assister à l’entretien. J’ai appris
cependant que mon père lui a dit : « Madame, je ne sais pas ce
qui est arrivé à votre mari, quand bien même il aurait fini de
purger sa peine. » Il a ainsi admis qu’on était dans l’arbitraire de
la vengeance personnelle, dans le « jardin secret » du roi. Deux
mois plus tard, après avoir mené son enquête, mon père est
revenu vers madame Touil pour la mettre en garde : « Écoutez,
madame, c’est bien plus compliqué que vous ne le croyiez. Je
vous suggère de prendre votre fils et de partir en Amérique. »
Elle n’a suivi son conseil qu’à moitié. Si elle est bien repartie
aux États-Unis, elle n’a pas abandonné pour autant la lutte pour
la libération de son mari. Au contraire, elle s’est démenée
jusqu’à ce que l’ambassade américaine à Rabat ait localisé le
pilote M’barek Touil et ait obtenu pour lui le minimum vital en
termes de conditions de détention. C’était une femme vraiment
courageuse.
Dans les années 1970, à de rares exceptions près, le
despotisme du makhzen ne parvient pas jusqu’à moi. Parfois, je
capte quelques bribes de conversations chuchotées à la maison.
Des gens viennent implorer l’aide de mon père en évoquant des
« disparitions »… Mais je n’en saurai jamais plus, rien de
concret, aucun détail. En revanche, je comprends que le général
Oufkir remplissait une fonction auprès du roi – celle du grand
vizir – qui a perduré après son élimination, officiellement
maquillée en « suicide ». La monarchie a besoin d’un homme
fort, qui lui sert en même temps de « fusible », pour garantir sa
pérennité par la répression. Historiquement, cette fonction
remonte au plus proche collaborateur des califes abbassides, le
wazir, un terme qui renvoie à la « décharge » de responsabilités.
Au Maroc, le vizirat est apparu au XIII siècle, sous les Marinides,
pour pratiquement ne plus disparaître de notre paysage
politique.
Depuis l’indépendance du Maroc en 1956, il y a eu trois
e
grands vizirs très en vue. Chacun d’entre eux correspond à une
période précise dont il incarne les caractéristiques. Il est frappant
de constater qu’ils correspondent assez bien aux trois « idéauxtypes
» historiquement répertoriés, à savoir le militaire, réputé
ambitieux, le bureaucrate, apprécié pour sa compétence, et le
favori, censément le plus loyal. Après le général Oufkir, qui se
livrait à la répression en militaire ayant subi l’épreuve du feu et
ayant connu le corps à corps, il y aura Ahmed Dlimi puis Driss
Basri. Bien qu’ils remplissent tous la même fonction auprès du
trône, ces personnages sont aussi différents que le type de
contrôle social qu’exige le système au fil du temps. On passe
ainsi de la répression militaire aux méthodes plus subtiles du
colonel Dlimi qui, bien que militaire comme son prédécesseur,
est féru du fichage et des « dossiers ». Enfin, le « flic » issu du
terroir qui lui colle aux semelles, Driss Basri, est la caricature
même du « vizir favori » dont l’ascension dépend entièrement
du bon vouloir du monarque chérifien.
D’Oufkir à Basri en passant par Dlimi, on s’éloigne aussi de
la France. Le général était un Franco-Marocain d’origine
berbère, qui s’exprimait en français – ce qui a fait de cette
langue, encore longtemps après sa mort, l’idiome des salles de
tortures au Maroc. Dlimi est un Marocain qui se veut moderne.
Taiseux, homme de dossiers, il se dépasse en sachant s’entourer.
Contrairement à Oufkir, il préserve sa vie privée, qui reste
équilibrée en dépit des efforts déployés par Hassan II pour le
débaucher. Dlimi est l’architecte du « mur » au Sahara
occidental, qui a permis à l’armée marocaine de prendre le
dessus face au Polisario, le mouvement indépendantiste
sahraoui. Le roi apprécie Dlimi pour sa discrétion et sa
compétence – jusqu’à son élimination en janvier 1983,
maquillée en accident de la circulation. Enfin, Basri est le
« bledard » devenu flic. Hassan II se sert de lui comme chaouch
de la répression. À un chef d’État ami, qui lui demande avec
insistance pourquoi il le maintient à son poste, le roi répond :
« Dans chaque salle de bains, il y a une serviette. »
Le général Oufkir avait énormément d’ascendant sur
Hassan II qu’il avait vu grandir. Il pouvait se permettre ce que
personne d’autre n’eût osé. Il avait même une certaine intimité
avec le roi. Oufkir buvait beaucoup, au point qu’il lui arrivait de
quitter notre maison en titubant, ou de se coucher sur un canapé
pour cuver son alcool. Il faisait peur. Je me souviens qu’il lui est
arrivé de passer chez nous pour prendre un ou deux costumes
italiens dans le dressing de mon père. Ils avaient la même taille
si bien qu’à l’occasion, mon père lui donnait l’un de ses
costumes. Mais Oufkir pouvait aussi passer et se servir tout seul
dans un placard en expliquant : « Vous direz au prince que j’ai
pris un costume italien. » Personne n’osait rien dire. Je me
souviens aussi d’un employé de mon père, qui voulait à tout
prix une nouvelle voiture et qui avait tanné le général pendant
des semaines, en vain. Un soir, après une réception chez nous,
Oufkir croise l’employé, qui lui soumet de nouveau sa requête.
Oufkir prend alors une carte de visite et, sur le dos de celle-ci,
écrit à la main : « Remettez une voiture à ce monsieur. » Le
lendemain, l’employé se rend à la SOMACA, la société d’État
d’assemblage de véhicules importés. Bien que la carte de visite
ne soit même pas signée, on lui donne sur-le-champ une voiture
flambant neuve. Même Hassan II n’aurait pas pu faire cela ! Il
lui aurait fallu faire signer un bon de commande, faute de quoi
la SOMACA aurait procédé à des vérifications. Mais, à
l’époque, tout le monde était terrorisé par Oufkir.
Dlimi était un pur produit « hassanien », façonné à la manière
du roi. Organisé et méthodique, il incarnait l’autoritarisme
administratif. Basri, nommé ministre de l’Intérieur en
mars 1979, est un exécutant à la manière traditionnelle, un wazir
al tanfidh. Son origine populaire importe grandement à
Hassan II, ne serait-ce que pour narguer les Fassis, la haute
bourgeoisie traditionnelle du royaume. Hassan II apprécie
d’autant plus le caractère fruste de Basri qu’il aime lui-même se
donner un petit côté « canaille ». Un jour que nous marchions
dans Paris, il m’a dit : « Si je n’étais pas roi, j’aurais été chef de
bande, un loubard de quartier ! » Il n’était pas le seul à le
penser.
À ses débuts, Driss Basri était incorruptible. Il avait bien du
mérite puisqu’il était chargé de surveiller les militaires et, donc,
n’ignorait rien des richesses qu’ils accumulaient impunément.
Or, Hassan II voulait le corrompre, lui aussi, car un grand vizir
ne peut pas avoir un ascendant moral sur le souverain. Basri
devait être le réceptacle de la haine populaire, un bouc émissaire
et non un parangon de vertu. Le roi a attendu que le fils de Basri
obtienne son diplôme de fin d’études, puis il l’a convoqué avec
son père et Fouad Filali, le responsable de l’Omnium nordafricain
(ONA), le holding tentaculaire du makhzen qui contrôle
une grande partie de l’économie marocaine. Hassan II leur a mis
sous le nez un contrat associant Basri junior et l’ONA dans un
juteux projet, la promotion immobilière de Bouznika Bay. Il n’y
avait plus qu’à signer au bas de la page. Impossible de dire
non ! L’affaire a tourmenté Driss Basri jusqu’à sa mort.
Hassan II lui avait mis de force un cadavre dans le placard ! Une
fois compromis, Basri n’était plus une menace pour le trône. S’il
avait résisté, il aurait été écarté, comme tous les incorruptibles.
Le roi excellait dans la compromission de ses proches : il savait
attendre tel un chasseur pistant sa proie. Il vidait les hommes et
les choses de leur substance, à force de vice et de patience.
Après les deux coups d’État, Hassan II devient quasiment
tyrannique dans l’exercice du pouvoir. Non seulement cela ne le
gêne pas de savoir que Basri est détesté par la population mais,
bien au contraire, il s’en félicite. Il prend un malin plaisir à
disposer d’un épouvantail, pour qui il éprouve même de
l’affection – celle qu’on peut éprouver pour un outil commode.
Basri survit longtemps car, comme il aimait à le dire lui-même, il
avait « posé l’échelle par terre » – ne cherchant pas à grimper
mais se contentant de s’étendre. Du reste, il n’avait pas toutes les
cartes en main. Car, si le roi l’utilisait pour tenir en échec les
militaires, Basri ne contrôlait pas l’armée. Celle-ci restait sous la
coupe du Palais. Le passé des officiers y était étudié à la loupe,
quitte à briser leur carrière avant qu’ils ne deviennent des héros,
et tout mouvement de troupes était contrôlé de près. Rien n’était
laissé au hasard.
D’ailleurs, à l’intérieur du Palais, il y a toujours eu une ultime
ligne de défense, la garde rapprochée du roi. Derrière le visage
visible de la répression, celui d’Oufkir, de Dlimi puis de Basri,
des hommes tels que le général Moulay Hafid, un cousin
éloigné de Hassan II, ou Mohamed Mediouri, le responsable en
titre de la sécurité du Palais jusqu’à son départ en 1998, ont
protégé le sanctuaire du pouvoir en montant leurs propres
opérations et services de renseignements parallèles. Enfin,
également sous les ordres directs de Hassan II, un borgne aux
jambes arquées, qui traînait la patte, connu de nous tous sous le
seul nom de « Fadoul », a longtemps hanté les nuits au Palais. Il
dirigeait les brigades de gendarmerie volante – le fameux
« PF3 » – qui kidnappaient les ennemis, supposés ou réels, du
régime. Dans le langage codé entre Sidi Mohammed et moi, si le
roi – que nous surnommions, entre autres, Fantômas – nous
convoquait vers minuit, nous ajoutions : « À l’heure où
Fantômas se déchaîne, Fadoul rôdera. »
Un mot, pour finir, sur le dernier épigone en date des grands
vizirs. Après le limogeage de Driss Basri par Mohammed VI en
novembre 1999, Fouad Ali el Himma, un « copain » et ancien
condisciple du roi au Collège royal, est devenu le premier
« sécurocrate » du royaume. A-t-il été une erreur de casting ? À
la différence de ses prédécesseurs, il n’a connu qu’une seule
épreuve du feu, à savoir le 16 mai 2003, les attentats terroristes
de Casablanca qu’il n’a pas vus venir – mais d’autant plus
durement réprimés après coup. En 2007, tout en gardant sa
proximité avec le roi, el Himma a été transformé en émissaire du
Palais pour la recomposition du champ politique. Privé
d’homme fort visible, le système n’a pour autant rien perdu de
ses réflexes répressifs, d’abord à l’égard des islamistes puis
envers les jeunes contestataires du Mouvement du 20 février
2011. L’autoritarisme est devenu sa seconde nature.
Prétendument chassé à l’avènement du jeune « roi des
pauvres », il est revenu au galop.
II.
UN CURSUS AMÉRICAIN
Le deuxième coup d’État contre Hassan II a eu lieu le 16 août
1972. Quinze jours plus tard, à la rentrée, je quitte le Collège
royal pour l’École américaine de Rabat. Ma grand-mère
paternelle, Lalla Abla, la reine mère, y est pour beaucoup.
Intuitivement, elle saisit la tension naissante entre son petit-fils et
moi, et œuvre en faveur d’un arrangement. Hassan II cède donc
à sa propre mère en même temps qu’à la mienne en jugeant
finalement préférable que je quitte le Collège royal et ses
classements truqués avant que mes relations avec le prince
héritier, et donc avec lui, ne soient minées par le zèle des
subalternes. Toutefois, il ne donne son feu vert qu’à la condition
expresse que je ne parte pas pour une école française mais pour
une « nouvelle expérience ». Il veut éviter que l’on puisse dire :
« Moulay Hicham quitte le Palais. »
Sidi Mohammed est triste que je l’abandonne. Je suis tout
aussi triste de me séparer de lui. À titre personnel, il est comme
un grand frère pour moi. Pendant des années, je continuerai de
passer au Collège royal pour dîner avec lui. Dépouillés de nos
fonctions respectives au sein de la monarchie, qui n’existent
alors pour nous que dans le regard des autres, nous nous
entendons à merveille.
D’un point de vue politique, mon changement
d’établissement scolaire ne survient pas au meilleur moment.
Dans l’esprit des proches du roi, il y a eu, à tout le moins, un
tacite acquiescement américain lors du putsch, sinon un
encouragement. Sans un tel appui, comment les avions ayant
mitraillé le Boeing royal auraient-ils pu décoller de la base
américaine de Kénitra, au nord de Rabat ? Le Palais entreprend
une démarche officielle à Washington pour exprimer sa « vive
irritation ». Richard Nixon envoie alors son vice-président Spiro
Agnew au Maroc pour apaiser la colère de Hassan II. En
apparence, les choses rentrent dans l’ordre.
L’École américaine est, en réalité, plutôt une école
internationale fréquentée par les enfants d’expatriés non
francophones, dont beaucoup de diplomates. Je m’y fais pour la
première fois de vrais copains. Hassan II observe tout cela avec
attention, ne manquant jamais une occasion de me rappeler que
je suis « passé à l’Amérique ». C’est la première fois que je
l’entends, mais ce ne sera pas la dernière.
Cependant, à cette époque, le roi et moi avons de bonnes
relations. Nous montons fréquemment à cheval ensemble.
Hassan II aime l’équitation, qui le détend. Il ne cessera de
monter que vers le milieu des années 1980. Je lui sers d’écuyer.
J’ai déjà ma propre écurie et participe à de nombreuses
compétitions équestres. Quand le roi veut faire un tour,
notamment le week-end, il m’appelle pour que je « prépare les
chevaux ». Je préviens alors à mon tour la Garde royale, où l’on
apprête sa monture. La plupart du temps, le prince héritier
monte avec nous, de même que le colonel Cherrat. Nous
accompagne également un Français, Jean-Pierre Laforêt, le
responsable du haras royal.
Après le retour de Hassan II d’un voyage officiel aux ÉtatsUnis,
nous faisons ainsi une balade. Lors d’une halte, Hassan II
sort de sa poche un dollar troué, me le lance en disant : « Voilà,
toi qui as le goût du western, garde-le pour toi. » C’est un dollar
ancien du Colorado ou de l’Arkansas, troué par une vraie balle.
Faut-il comprendre que le dollar a un trou et a perdu toute
valeur, ou bien est-ce un talisman parce qu’il a été perforé par
une balle ? Je n’ai jamais su. Quoi qu’il en soit, le même jour, le
roi offre à Sidi Mohammed une belle pièce commémorative de
Mohammed V, notre grand-père. Sur le plan symbolique, c’est
assez limite ! Hassan II s’en rend compte et, un peu plus tard,
me donne une pièce identique à celle offerte à Sidi Mohammed.
En cette circonstance comme en d’autres, il savait doser ses
provocations, tirer sur la ficelle mais, aussi, la lâcher au bon
moment pour ne pas briser la corde.
L’École américaine est pour moi un sanctuaire de normalité.
Néanmoins, pendant toute ma scolarité, je suis obligé de voir
mon oncle au moins deux fois par semaine, dont une fois le
week-end. Par ailleurs, il ne faut jamais manquer une fête ! Une
année, je rate l’Aïd parce que j’ai un important match de baseball.
C’est le drame. Hassan II me convoque.
« Ne pouvais-tu pas manquer ce match ? L’Aïd n’a lieu
qu’une fois par an !
— Ce championnat aussi…
— La différence est celle qui sépare Dieu des hommes ! »
Nos frictions, encore rares à cette période, ne revêtent guère
un caractère politique. Sauf exception comme, par exemple,
quand Hassan II pique une crise parce que le film The Wind and
the Lion, qui retrace la rébellion d’un seigneur du Rif, incarné
par Sean Connery aux côtés de Candice Bergen, Brian Keith et
John Houston, est projeté à l’École américaine. Le roi interdit le
film, qu’il trouve désinvolte à l’égard de son grand-oncle, le
sultan Moulay Abdelaziz. Il convoque l’ambassadeur des ÉtatsUnis.
À moi, il m’explique que « l’on ne tue pas un roi. On
l’enterre et on fait son deuil ». C’est une formule qu’il me
répétera à plusieurs reprises. Puis, à un autre moment, il
débarque dans ma chambre où il aperçoit un livre d’histoire
avec une représentation de Mohammed V à la prière en guise
d’illustration d’un chapitre sur l’islam. Il convoque derechef
l’ambassadeur, ainsi que le directeur de l’École américaine,
exigeant d’eux que le manuel soit changé parce que l’image
serait indûment « sortie de son contexte marocain ». Le
directeur explique qu’il a les mains liées, son programme devant
se conformer à celui de toutes les autres écoles américaines.
Mais Hassan II insiste. Aussi la photo est-elle découpée aux
ciseaux dans tous les livres de classe utilisés au Maroc !
Bien que je ne sois plus au Collège royal, le monde dans
lequel je grandis reste très particulier. Pour commencer, mes
journées sont pleines à craquer. Il n’y a pas seulement l’école,
puis les devoirs. Il y a, en plus, le cours d’arabe obligatoire, soit
deux heures par jour, y compris le samedi ; il y a, par ailleurs,
les exercices d’équitation, le mercredi et le samedi, parce qu’un
prince alaouite se doit de savoir parfaitement chevaucher. Dans
le même ordre d’idées, il y a, après le footing à cinq heures et
demie, une séance d’arts martiaux auxquels les descendants
mâles de la dynastie se doivent d’être initiés ; s’y ajoutent
l’escrime et, une fois par semaine, un sport d’équipe, soit
volley-ball soit basket-ball ; enfin et surtout, tout est fait pour
mon instruction religieuse. Al-Azhar, la prestigieuse université
égyptienne, a détaché l’un de ses meilleurs savants, le cheikh
Ibrahim Attiah el-Shawathifi. Aux côtés de maîtres marocains, il
veille sur mon éducation musulmane et ma parfaite connaissance
de notre histoire religieuse.
Le dédoublement, sinon la schizophrénie, règne partout. Il y a
tout ce programme pendant la journée, puis je rentre chez moi
pour retrouver, non pas une intimité familiale, mais mon père au
milieu d’un aréopage de courtisans, au minimum une dizaine de
personnes. Là encore, souvent jusque tard le soir, il faut faire
bonne mine à mauvais jeu, feindre de trouver normal cet
univers. J’apprends à jouer la comédie. Le week-end, au Palais,
le même théâtre mi-didactique mi-absurde se poursuit en
s’intensifiant. À l’époque, Sidi Mohammed souffre autant que
moi, sinon plus, de tout ce « théâtre » que nous impose le
makhzen, avec ses coutumes, ses traditions, ses jeux de cour. À
ses basques, il y a un ministre qui s’occupe exclusivement de
son éducation ! Il lui fait lire des discours ridicules. Par
exemple, chaque année pour la cérémonie de remise des
diplômes, il faut faire un laïus. Même après mon départ du
Collège royal, je participe toujours à cet événement. Unis dans
l’épreuve, Sidi Mohammed et moi nous promettons de ne jamais
nous quitter. Nous nous serrons les coudes pour sauver les
apparences. Ce que l’on nous fait dire est absolument
abracadabrantesque. Ce sont des discours sans fin, des louanges
du roi que nous portons au pinacle, dans l’empyrée et au-delà si
possible… Nous en souffrons mais nous n’y pouvons rien.
Hassan II, lui, se complaît à être en perpétuelle représentation. Il
a l’air tout à son aise, toujours.
Il faut y avoir vécu pour comprendre réellement ce qu’est un
univers peuplé de courtisans. Un exemple parmi tant d’autres :
Hassan II, qui aime les westerns et les séances de cinéma en
famille, nous réunit et demande au projectionniste ce que nous
allons voir. « La dernière balle est pour moi », lui répond le
préposé à la bobine. Le noir se fait, le film commence. En lettres
géantes s’étale à l’écran le vrai titre du western, La dernière
balle est pour toi. Or, cela, le projectionniste n’aurait jamais osé
le dire au roi. Il sait bien que Hassan II va s’en rendre compte
mais mieux vaut passer pour un sot que pour un effronté. Le
cow-boy, lui, n’a qu’à être suicidaire…
Je me souviens d’un épisode au palais de Skhirat, un jour où
le roi s’était réveillé très tard de sa sieste. Frais et dispos, il
croise alors l’un de ses compagnons préférés, le fqih Regregui,
son ancien professeur au Collège royal. Il lui propose de monter
en voiture avec lui, pour regagner Rabat ensemble. Regregui lui
répond évasivement que ce n’est pas possible, qu’il doit
ramener son propre véhicule en ville, qu’il a des médicaments à
prendre en chemin… Le roi insiste en suggérant que quelqu’un
ramène sa voiture et fasse ses courses. Mais rien à faire. Un peu
contrarié, Hassan II part donc seul. J’en profite pour demander
à Regregui pourquoi diable il a refusé l’invitation royale. Il me
répond : « C’est un si grand honneur et je m’en mords les
doigts, mais je ne suis pas préparé, je n’ai pas d’histoires
suffisamment intéressantes à lui raconter pendant vingt-cinq
minutes de trajet. J’ai une histoire mais elle ne durera que dix
minutes. Il va s’ennuyer. Ce serait alors la dernière fois qu’il
m’invite à monter avec lui. Retiens cette leçon pour toi-même, à
l’avenir. Il faut distiller sa valeur comme de l’ambre, au comptegouttes.
Sinon, tu deviens jetable. »
Une autre fois, Hassan II vient de réceptionner une nouvelle
Mercedes, l’un des premiers modèles de la berline 500 classe S.
Parmi les options novatrices de cette voiture figurent des sièges
chauffants individuels. Nous sommes en déplacement à Ifrane.
Que fait le roi ? Il s’amuse à chauffer le siège des passagers à
fond, au point de les rendre très inconfortables. Allant de son
palais d’Ifrane vers divers endroits de la ville, il fait monter des
courtisans à tour de rôle pour tester leur réaction. Certains ne
bougent pas, stoïques, d’autres s’accrochent aux poignées pour
se rehausser un peu, d’autres encore replient et entassent leur
vêtement sous leur postérieur pour mieux supporter la chaleur.
Le roi conserve un visage impénétrable. À la fin de chaque
trajet, complices, mon cousin et moi demandons au passager
comment il a trouvé la nouvelle voiture. Tous nient leur
inconfort et se répandent en dithyrambes sur le véhicule. Ils
préfèrent souffrir plutôt que de contrarier Hassan II. Il n’y a
qu’un « fou » du roi, Abdelkrim Lahlou, qui réagit
différemment. À peine installé dans la voiture, il se tourne vers
Hassan II et s’écrie : « Mais Sidna, tu me brûles le cul ! » Le roi
pile alors au milieu de la route pour sortir de la voiture, secoué
par des cascades de rires. Il a les larmes aux yeux. Quelle joie
d’avoir trouvé un brin de sincérité autour de lui…
Hassan II compte plusieurs « fous » à sa cour. Il ne peut pas
vivre entouré seulement d’adulation et de peur. Même à lui, il
faut un peu d’humanité et de sincérité pour garder son équilibre.
Abdelkrim Lahlou est son favori. Mais nous sommes tous, tour
à tour, les fous et les courtisans du roi. C’est un jeu de rôle.
Pour flatter, il suffit d’avoir l’imagination servile mais il y a
beaucoup de concurrence. Pour « faire le fou », il faut du
courage mais, aussi, beaucoup de discernement – pour saisir le
moment propice – et de présence d’esprit. À ce double titre,
Lahlou a un talent rare. Il s’y ajoute une qualité exceptionnelle :
il sert ses intérêts sans jamais nuire à personne ; au contraire, il
soutient les autres. À la cour, cela fait quasiment de lui un
extraterrestre.
La fine fleur rhétorique du fou s’enracine dans la boue
grossière des courtisans. Un jour à Ifrane, un tajine aux
aubergines est servi. Le roi dit alors, peu ou prou : « Ce tajine
est merveilleux, l’aubergine a de très grandes qualités. » Tout le
monde abonde dans son sens : l’aubergine est bonne pour la
santé ; il faudrait en manger tous les jours ; d’ailleurs, on se
demande bien pourquoi les médecins ne la prescrivent pas
d’office… Deux mois plus tard, on nous sert le même tajine. Le
roi grimace : « Ôtez ça de mes yeux, cela m’a enflé le ventre. »
Les mêmes courtisans renchérissent : « Sire, vous avez
parfaitement raison. L’aubergine est délétère pour le ventre. Elle
provoque des coliques terribles. » Agacé, le roi se retourne sur
son monde : « Ne m’avez-vous pas dit, il y a deux mois, que
l’aubergine était merveilleuse ? Et maintenant, vous dites le
contraire ! » Consternation, silence gêné. Les courtisans sont
pris la main dans le sac. Seul ce « fou » qu’est Abdelkrim
Lahlou réplique du tac au tac : « Mais, majesté, sommes-nous au
service du sultan ou au service de l’aubergine ? » Tous rient, la
plupart nerveusement, le roi de bon cœur. La vérité a été
énoncée, sans blesser personne.
L’humour est un art de circonstance, de contexte. Le fou joue
avec le feu. Il a un don, qui n’est pas donné à tout le monde. Le
coup de maître d’Abdelkrim Lahlou, du moins en ma présence,
a pour cadre une partie de chasse. Hassan II tire des perdreaux
et n’en manque aucun. Sa cour s’extasie : « Bravo, Sidna l’a tué
d’un seul coup ! Bravo ! » À un moment donné, le roi rate sa
cible. Tous ont le souffle coupé. Sauf Lahlou, qui s’écrie :
« Bravo, Sidna a épargné une vie ! Quelle sagesse ! »
Hassan II est joueur mais, comme il fixe aussi les règles du
jeu, les parties royales sont dangereuses. Au début des années
1980, un Casablancais dégourdi, un certain Amimi, manque de
rendre le roi chèvre. Amimi a une idée fixe : obtenir un
agrément pour l’exploitation d’une ligne de « grand taxi ».
Chaque fois que Hassan II est à Casablanca, ledit Amimi se
glisse dans la foule et lui remet personnellement une nouvelle
lettre pour obtenir sa licence. Le roi finit par reconnaître la tête
du pétitionnaire et s’énerve. Il se sent défié alors qu’il ne
supporte pas qu’on veuille lui dicter sa conduite. Mais Amimi
ne cède pas. Il estime qu’en tant que « sujet », il est fondé à
demander un agrément à « son » roi. C’est une subtile épreuve
de force, dans le droit fil de la logique « makhzénienne ».
Amimi tient bon. Il continue à remettre des lettres en toute
occasion. Hassan II les prend sans les regarder et les remet à son
personnel. Jusqu’au jour où, dans un stade de football, Amimi
réussit, vêtu du survêtement de l’une des deux équipes, à sortir
de la foule, à se frayer un chemin jusqu’à la tribune officielle et
à remettre une nouvelle missive au roi. Hassan II convoque
alors sa sécurité et leur explique que, si ce type parvient encore
une fois jusqu’à lui, il mettra à pied tout le monde. Peu après,
nous allons à la plage pour nager, Hassan II, Sidi Mohammed et
moi. Nous sommes dans l’eau, en maillot de bain, quand surgit
des vagues Amimi sortant de son short une enveloppe scellée
dans un sachet en plastique ! Non sans panache, il baise la main
du roi, lui remet le billet et s’en va ! Le prince héritier et moi
sommes pliés de rire. Le roi est hors de lui. Il convoque les
responsables de sa sécurité et leur passe un savon : « La
prochaine fois, je dégrade les militaires, je mets les policiers à la
retraite et, s’il le faut, je mute le gouverneur ! » Il ajoute quand
même, connaissant son petit monde, que rien ne doit arriver à
Amimi…
L’intéressé sera convoqué par la sécurité, qui lui enjoint :
« Désormais, dès que tu apprends que le roi vient à Casablanca,
tu te présentes à la prison centrale, et voilà ta cellule ! Sinon
nous viendrons te chercher à la maison et, alors, gare à toi ! »
Donc, par la suite, chaque fois que Hassan II se déplace à
Casablanca, Amimi se constitue prisonnier. Le rapport entre le
roi et son « sujet » étant ainsi rétabli en faveur du souverain,
Amimi obtient son agrément pour l’exploitation d’une ligne de
taxi. Le makhzen le lui octroie en vertu de sa tacite et complexe
règle d’or, qui veut qu’on n’obtient de lui « rien sous la
pression, rien sans la pression ».
Hassan II accepte une dose d’humour voire de critique sous
des formes codifiées, sans doute pour se mithridatiser.
Cependant, en face, les risques du métier sont grands. Le roi ne
renonce pas à tirer les ficelles des marionnettes qui l’entourent.
Parfois, quand il sent que le fil risque de se casser, il s’arrange
pour modifier le rôle de la marionnette plutôt que d’aller à la
rupture. Dans des cas extrêmes, il éjecte la marionnette de la
scène – comme il le fit avec le général Oufkir et toute sa famille.
D’ordinaire, les sanctions sont plus subtiles. Par exemple, quand
mon père le contrarie trop, Hassan II l’assigne à résidence. Vers
1973, il le punit à deux reprises en le cantonnant à Ifrane. Un
périmètre assez large autour de sa maison est sécurisé par des
barrages militaires postés sur la route. Mon père a l’interdiction
de dépasser ces limites. J’ai le souvenir de lui avoir rendu visite,
avec ma sœur, mais de ne pas avoir pu faire une balade en
voiture avec lui parce que nous avons été stoppés à un barrage.
Un officier est venu lui dire : « Je suis désolé, votre altesse, mais
j’ai ordre de ne pas vous laisser dépasser ce point. »
Cette première assignation à résidence faisait suite à l’écoute
par les services de renseignements du Palais d’une conversation
téléphonique entre ma mère et sa grande sœur, au cours de
laquelle elles avaient évoqué la demande en mariage faite par le
colonel Kadhafi à leur plus jeune sœur. Mon père n’y était
évidemment pour rien, mais l’idée que par le jeu des alliances
matrimoniales il pût se retrouver apparenté au chef d’État libyen
a rendu Hassan II fou de rage. Le roi voyait le « Guide »
comme un électron libre un peu dérangé qu’il fallait gérer au
mieux – sans plus. De son côté, le colonel révolutionnaire en
voulait à Hassan II d’être un monarque. Le roi lui rendait la
politesse en le considérant comme un va-nu-pieds arrivé
malencontreusement dans la cour des grands. Pour finir, les
Saoudiens sont intervenus pour expliquer à Hassan II que
Kadhafi était un multirécidiviste des demandes en mariage, qu’il
avait déjà fait le tour de toutes leurs princesses et qu’il n’y avait
pas là de quoi fouetter un chat. D’ailleurs, le projet de mariage
avec ma tante n’a pas eu de suite.
La seconde assignation à résidence sanctionna un crime de
lèse-majesté. Hassan II estimait que mon père lui avait « manqué
de respect », je ne sais plus à quelle occasion. Ifrane sert à
nouveau de purgatoire. Hassan II approuve une liste de
personnes pouvant rendre visite à son frère, la famille très
proche et quelques amis intimes que tous deux connaissent
depuis le Collège royal. C’est une façon de notifier à tous les
autres : « Attention, en ce moment, Moulay Abdallah est
radioactif. Tenez-vous à l’écart. »
Des années plus tard, le 31 mai 1981, alors que mon père est
de nouveau fortement « radioactif », nous attendons trois cent
cinquante invités pour son anniversaire. Le grand manège dans
notre ferme d’Aïn el-Aouda a été transformé en salle de
réception pour la soirée, des planches recouvrant le sol de terre.
Seuls trente convives, fidèles entre les fidèles, sonnent
finalement à la porte. Mon père a pris ça à la rigolade. Ses hôtes
ont tombé leurs smokings, et ils ont improvisé un match de foot
endiablé. Tout le monde savait pourtant que le roi serait fou de
rage. Mais mon père prenait ses mises en quarantaine pour ce
qu’elles étaient, à savoir du théâtre… Sidi Mohammed luimême
est assigné à résidence en 1981-1982 et, une autre fois,
en 1983-1984. Lors de cette dernière relégation, n’étant pas à
une contradiction près, Hassan II me convoque très tard un soir
pour me reprocher vertement de ne pas avoir
rendu visite à mon cousin en « prison » – là où lui, le père-roi,
l’a enfermé.
En 1974, les relations entre le roi et mon père s’enveniment.
Mon père démissionne de son poste de « représentant
personnel » du souverain. Hassan II lui a confié cette fonction
pour bénéficier de ses réseaux dans le monde arabe, mais aussi
pour l’attacher au trône. Or, Moulay Abdallah estime qu’il lui
est devenu impossible de pleinement jouer son rôle. Chez nous,
nous sentions cette crise venir depuis longtemps. Un conseiller
du roi, Ahmed Bensouda, fait tout pour qu’elle advienne. En
tandem avec un autre conseiller, Reda Guedira, il adopte un
comportement très négatif à l’égard de mon père. Bensouda est
un excellent spécialiste du droit islamique dont le rôle consiste à
rappeler à Hassan II les traditions séculaires alaouites, les
instruments de la gouvernance du makhzen. Le roi est entouré
de beaucoup d’exégètes de nos traditions, dont plusieurs sont
issus de l’université de Fès et dont chacun couvre une facette
particulière de ce savoir ancestral. Bensouda tire avantage de sa
proximité avec le roi pour lui seriner que mon père n’a pas à se
prévaloir en public du fait qu’il soit le fils de Mohammed V. Il
lui répète qu’il est nécessaire d’abaisser mon père pour qu’il ne
se transforme pas en menace. À la longue, Hassan II devient
méfiant et suspicieux. Lors d’une visite en Espagne avec mon
père, le roi Juan Carlos les accueille à Las Palmas et prend mon
père par le bras pour un aparté. Hassan II ressort cette histoire à
mon père un an plus tard, lors d’une dispute. « Tu m’as humilié
en partant avec Juan Carlos, et tu ne m’as rien dit de votre
conversation. Qu’est-ce que c’est que ces cachotteries ? »
Moulay Abdallah lui répond : « C’est par respect que je ne t’en
ai pas parlé. Juan Carlos m’a dit en riant : “À ce qui paraît, les
Français vont arrêter Madame Claude. Qu’allons-nous devenir
tous les deux ?” » À l’époque, Madame Claude, de son vrai
nom Fernande Grudet, est à la tête d’un réseau de call-girls de
luxe très prisé du gotha politique et de la jet-set internationale.
D’autres membres de l’entourage du roi, comme Ahmed
Bahnini et Ahmed Senoussi, se joignent à la curée. Sous leur
influence, Hassan II se met à humilier Moulay Abdallah en
public, à saper ses missions en le court-circuitant. Un jour que
mon père rencontre le roi saoudien Khaled, ce dernier lui
apprend ainsi avoir tout juste reçu un émissaire de Hassan II,
venu lui demander de ne pas tenir compte de ce que Moulay
Abdallah lui dirait. Mon père a réagi avec intelligence : il a
renvoyé l’avion et la délégation officielle qui l’avait
accompagné, et il est parti chasser quinze jours dans le désert
avec le prince Khaled. De retour au Maroc, il a refusé de rendre
compte de sa mission à Hassan II.
Cette mascarade a duré jusqu’à ce que, n’y tenant plus, il
rédige sa lettre de démission. Il la fait porter au Palais. Sans
réponse pendant plusieurs jours, il se met secrètement à espérer
que le roi ne va pas l’accepter. Il se dit que, tout compte fait,
Hassan II a besoin de lui. Il en est là quand la lettre est lue à la
télévision. C’est l’une des rares fois où j’ai vu mon père pleurer.
Beaucoup de gens se détournent alors de lui. C’est très, très dur.
Lors des cérémonies protocolaires, Hassan II manifeste son
dédain, comme pour dire : « Tu ne vaux plus rien. » En vérité,
lorsqu’il a ouvert la lettre, le roi a été choqué, ne voulant pas
admettre que son frère s’arrogeât le droit de lui dire « non ».
Devant toute notre famille réunie au Palais, il a accusé ma mère
d’avoir dicté cette lettre de démission, soi-disant rédigée « dans
un style oriental ». Après l’avoir sermonnée, il lui a ordonné de
sortir. Elle a répondu avec panache : « Non, ce n’est pas toi qui
me mets à la porte, c’est moi qui m’en vais. » Et elle a quitté la
pièce. Pour se venger de cet affront, Hassan II encouragera mon
père à la débauche dans les années qui suivent sa démission. Il
existait une porte mitoyenne entre notre maison et le Palais. Mon
père l’utilisait pour s’éclipser, et Hassan II lui jetait les clés de sa
voiture depuis le balcon en criant : « Vas-y, je dirai à tout le
monde que tu déjeunes avec moi ! »
Un conseiller du roi, Bahnini, est allé jusqu’à suggérer que
l’on embastille le « dissident » dans un palais, à la manière
traditionnelle, c’est-à-dire un fer à la cheville… Nous sommes
en 1974, j’ai dix ans. Hassan II me convoque, me fait rentrer
dans la pièce pour que j’écoute ce que suggère Bahnini. « Voilà
ce que l’on me dit de faire ! » Naturellement, il souhaite que je
répercute ces propos à la maison. Mais je n’ai jamais rapporté
cette conversation à personne. Cela aurait été blessant pour mon
père et, par ailleurs, parfaitement inutile.
En cette fin d’année 1974, les menaces qui pèsent sur la
monarchie – elle tangue sous les assauts des « gauchistes » et se
méfie de l’armée – relèguent nos querelles familiales au second
plan. De plus, l’affaire du Sahara occidental va bientôt
totalement accaparer le roi. L’enjeu est considérable. La genèse
du conflit remonte au rêve d’Allal al-Fassi d’un « Grand
Maroc », qui engloberait la Mauritanie et une partie de l’Algérie
saharienne. Or, la réalité a suivi le chemin inverse : le Maroc a
été démembré par les puissances coloniales. La nation se sent
amputée d’une partie de sa dimension africaine et d’une partie
de sa dimension arabe. Au moment de l’indépendance, le Maroc
est à l’étroit dans ses frontières issues de la colonisation. La
souveraineté de la Mauritanie est reconnue par l’ONU en dépit
d’une forte résistance marocaine. Du grand rêve d’Allal alFassi,
il ne reste que les arpents de sable du Sahara occidental,
une ancienne colonie espagnole. L’ONU est saisie du litige
territorial en 1965. Le dossier reste en suspens pendant des
années. Il ne revient sur le devant de la scène qu’en
octobre 1975, quand la Cour internationale de La Haye rend
enfin son arbitrage. Elle dit en substance : il y a des liens
d’allégeance entre le Sahara occidental et le Maroc, mais pas de
liens de souveraineté territoriale. C’est suffisamment ambigu
pour que le Maroc décide de ne tenir compte que de la première
partie du jugement. En effet, pour une monarchie chérifienne,
l’allégeance est la marque de la souveraineté !
L’affaire du Sahara occidental arrive à point nommé pour
Hassan II. Il est contesté, il n’a pas l’aura de son père
Mohammed V. Souffrant d’un déficit de légitimité, il est à la
recherche d’un titre de gloire nationaliste. Le Sahara occidental
est pour lui un cadeau du ciel. Hassan II va poursuivre le grand
rêve d’Al-Fassi pour la nation et, aussi, à son propre profit
politique.
Le roi instrumentalise le contentieux du Sahara occidental
grâce à son idée géniale d’une « Marche verte ». Le 6 novembre
1975, le drapeau marocain dans une main, le Coran dans l’autre,
quelque 350 000 personnes s’enfoncent dans le désert pour
récupérer, pacifiquement, la « province occupée » du royaume.
Cette marche est vécue par tout un peuple comme un moment
inoubliable dans l’histoire marocaine. Sur le plan international,
le contexte est également porteur. Nous sommes en pleine
guerre froide. L’Algérie se fait menaçante. La capacité de la
monarchie à soulever une telle ferveur et à déployer la logistique
nécessaire bluffe le monde entier, y compris les Soviétiques.
Suharto va d’ailleurs imiter Hassan II quelque temps après en
occupant le Timor-Oriental. La Marche verte donne le sentiment
qu’une monarchie peut être populaire en même temps qu’elle
conforte la légitimité nationaliste et religieuse du roi. Hassan II
n’est pas peu fier de son idée qui lui est venue, nous confie-t-il,
à la vue d’une fresque murale représentant une marche
populaire. Un vrai coup de génie !
En redonnant au Maroc son intégrité territoriale, Hassan II
poursuit, avec d’autres moyens, l’œuvre de libération du pays
entreprise par son père. Hélas, ce coup de génie est
immédiatement suivi d’une grossière erreur de politique
étrangère. À la fin de la Marche verte, Hassan II affirme : « Le
dossier est clos. » Or, il ne l’est pas, et il s’en faut de beaucoup.
La victoire militaire ne sera acquise que bien plus tard, en 1981,
avec la construction du « mur », à un coût très élevé. La taille de
l’armée marocaine va tripler en dix ans, obérant les finances et
l’équilibre de l’État. À cause du Sahara occidental, le Maroc
maintient des troupes pléthoriques, des lignes budgétaires
ouvertes et des passe-droits dans tout le pays. Un immense nondit
pèse sur son avenir : que faire de tous ces soldats et
profiteurs de guerre une fois que le conflit sera résolu ? Qui plus
est, l’absorption de fait du Sahara occidental s’accompagne
d’une cuisante défaite diplomatique. En 1984, le Front Polisario
est admis à l’Organisation de l’unité africaine (OUA). Humilié,
le Maroc s’en retire, abandonnant à son ennemi la scène
diplomatique continentale.
La Marche verte transforme radicalement Hassan II. Après le
6 novembre 1975, il devient extrêmement autoritaire. Il a réussi
à piéger l’opposition sur son propre terrain, se faisant plus
nationaliste qu’elle. Cette victoire sur le Mouvement national lui
confère un pouvoir sans bornes. Il sombre dans le culte de la
personnalité. Il devient hautain, nous envoie balader pour un oui
ou pour un non. Même sa relation avec la religion change. Il
n’est plus l’homme sincèrement croyant, il ne se compare plus à
son père mais cherche sa dimension dans le Prophète luimême…
Il se pense invincible parce qu’il croit avoir
« domestiqué » son opposition. Il se voit en maître du jeu.
Quand il se plaint de mon père, cette arrogance affleure. Il me
dit : « Un jour, je lui ai demandé : “Moulay Abdallah, tu me
donnes combien de temps sur le trône ?” Et ton père m’a dit :
“Six mois, ce serait déjà pas mal !” Il n’a jamais cru que j’allais
m’en tirer. Comme Ben Barka et les autres qui, eux, m’avaient
aussi donné six mois. Et pendant que moi je trimais, ton père
faisait le play-boy, prenait la Caravelle pour un cocktail avec
Catherine Deneuve ou Alain Delon, allait courir les filles de par
le monde. C’est moi qui ai marné, c’est moi qui ai ancré la
dynastie alaouite dans l’ère des révolutions et du tiersmondisme
! »
En 1975, le roi croit aussi avoir démontré que le modèle
algérien, d’un grand magnétisme dans le tiers-monde, fait pâle
figure par rapport à son exemple d’ouverture politique qui
fonctionne ou, plutôt, qui fait illusion. Jusqu’au milieu des
années 1990, ivre de narcissisme, Hassan II sera omnipotent,
terrible. Plus personne ne pourra plus lui dire quoi que ce soit.
C’est une période difficile pour ma famille. Les relations entre
Hassan II et mon père sont exécrables. Je me souviens de
l’anniversaire de mes quatorze ans. Le roi me fait sortir d’un
cinéma pour me dire qu’en guise de cadeau, il a décidé d’être le
parrain de mes compétitions équestres. Il fait lire la nouvelle à la
télévision, en grande pompe, et organise un cocktail formel avec
la Garde royale. Or, je suis très gêné car il n’invite pas mon père
à la réception sur la place des Armes. Alors que tous les
officiers de la Garde royale y sont alignés, mon père débarque à
bord d’une Honda Civic, en jean et chaussures de golf, mal rasé.
Il apostrophe le commandant de la Garde : « Alors, vous faites
une réception pour mon fils et je ne suis pas invité ? » Silence
embarrassé. Tout le monde sait ce qui se passe : au père
encerclé, on tente de voler le fils.
Un an plus tard, fin 1979, mon père développe les premiers
symptômes d’une cirrhose du foie : averti qu’il va mourir s’il
continue ses excès, il redevient abstème. Les années passant, son
problème avec l’alcool n’avait cessé de s’aggraver, de même
que sa propension à l’infidélité conjugale. Ma mère, qui le vivait
très mal, en rendait le roi responsable. Deux fois, elle avait
menacé mon père de divorcer, d’abord au tout début du règne
de Hassan II, puis en 1978. Dans les deux cas, le roi était
intervenu personnellement pour l’en empêcher. Cela aurait fait
scandale. Hassan II veillait à ce que l’on se détruise
tranquillement, en famille et en silence.
En 1963, avant ma naissance, ma mère avait décidé de rentrer
au Liban. Elle avait pris l’avion pour Paris. Mais Hassan II avait
fait poser l’appareil à Tanger, sous prétexte d’une escale
technique. Là, un général en uniforme, Driss ben Omar, s’était
présenté à ma mère pour lui dire : « Madame, venez au salon
d’honneur pendant l’escale. » Elle avait accepté. Or, le général
l’avait ensuite physiquement empêchée de repartir. Le temps
pour le pilote de mettre les gaz, il l’avait retenue comme un
paquet, comme un tapis roulé qu’on porte sur l’épaule…
La seconde fois, ma mère est déterminée mais, aussi,
prévenue. Elle cherche donc à s’expliquer au préalable avec
Hassan II. Le roi lui dit : « Écoute, tu ne vas pas me refaire le
coup d’il y a quinze ans ! Cela aurait des incidences sur la
monarchie, et tes enfants font partie de la monarchie. Tu dois
comprendre que le harem sert à cela, à réguler les désirs des
hommes. Vous avez voulu faire exception, voilà le résultat ! »
Ma mère accepte de rester, à une condition. Elle donne au roi les
noms de deux hommes, dont elle sait qu’ils exercent « une
mauvaise influence » sur son mari, deux entremetteurs, pour
dire les choses clairement. Elle demande à Hassan II de se
débrouiller pour qu’elle ne voie plus jamais ces deux
personnages dans ses parages. Elle ajoute que, s’il ne le faisait
pas, elle irait dénoncer sur Radio Alger la débauche de la cour
marocaine. Ce n’est pas un mince chantage !
Hassan II s’arrange. Le premier maquereau est invité à un bal
costumé où il fait une entrée remarquée dans une vraie tenue de
prisonnier qu’on lui a fourguée – et qui lui assure aussi une
sortie spectaculaire, tout schuss au commissariat où lui est intimé
l’ordre d’aller traîner ses guêtres ailleurs s’il ne veut pas porter
l’habit pour de bon. Le message a dû être sans équivoque : il
quitte le royaume le soir même avec son épouse allemande. Pour
le second maquereau, Hassan II organise une soirée de poker et
lui fait gagner une fortune, des fonds en devises. Se croyant
intouchable, l’heureux gagnant veut partir à Paris pour y
« flamber » l’argent si facilement gagné. Or, au moment de
monter dans l’avion, le commissaire de Casablanca le somme
d’ouvrir sa valise. Il y trouve les devises, dont le trafic constitue
un délit grave – et hop, l’homme se retrouve en prison ! Il y
demeure le temps qu’il faut pour comprendre le message : il est
éliminé du circuit des protégés du roi… Relâché, il reste au pays
mais se garde bien de revenir à la cour ou auprès de mon père.
Dès lors, ma mère renonce au divorce. Le roi lui prête une
maison en attendant que les tensions s’apaisent au sein du
couple.
Moi, je culpabilisais d’avoir un père qui buvait trop. Je le
voyais comme un homme faible face à un homme fort. En
réalité, il se révoltait à sa manière contre Hassan II, en le
boudant, en n’allant plus le voir. Avec le recul, je crois qu’il
souffrait de son incapacité à s’opposer frontalement à son frère.
Il ne manquait pas de courage physique, mais son éducation, le
poids de la tradition rendaient impossible pour lui d’affronter
verbalement le roi. En revanche, sa maison était un cénacle pour
les opposants marocains, les visiteurs du Golfe ou du MoyenOrient.
Chacun pouvait venir y exposer ses vues sans être
catalogué a priori comme dissident. Or, ce jeu ne faisait que
renforcer l’agressivité de Hassan II à son égard.
En 1980, Moulay Abdallah est officiellement démis de la
présidence du Conseil de régence, à un an et demi de la majorité
de Sidi Mohammed. C’est une humiliation de plus, cruelle et
inutile. Le roi Khaled d’Arabie Saoudite séjourne alors au
Maroc. Il est choqué que Hassan II exclue mon père du Conseil
de régence, et ne se prive pas de le faire remarquer au roi.
Hassan II lui explique que la raison d’État l’exige, qu’il se doit
d’ouvrir la monarchie à d’autres pans de la société, que la
monarchie ne saurait rester une affaire de famille. Khaled n’est
guère convaincu par ces explications : « C’est comme ça que
vous récompensez votre frère pour avoir cessé de boire. Vous
voulez qu’il rechute ? Au minimum, vous auriez pu lui confier
d’autres responsabilités. » Sur ce, mon père s’ouvre au roi
saoudien de son souhait d’aller se reposer en France pour « se
déconnecter ». Il mentionne un appartement qu’il a trouvé à
Paris et pour lequel il a déjà versé la moitié du prix. Le soir
même, mon père est informé qu’un représentant du roi Khaled a
réglé l’autre moitié, avant qu’il ne puisse le faire. Il s’agit tout
de même de 15 millions de francs de l’époque, soit plus de deux
millions d’euros. C’est dire à quel point le roi saoudien était
sensible à l’humiliation infligée à Moulay Abdallah.
À toute chose malheur est bon. Son éloignement du pouvoir
et sa sobriété retrouvée agissent finalement comme un révélateur
pour mon père. Il se transforme sous nos yeux. Comme pour
célébrer cette renaissance, un immense bonheur vient adoucir sa
vie. Moulay Ismaïl, mon petit frère, naît en mai 1981. Le
nouveau-né est un don du ciel, une lumière qui inonde notre
maison. Il devient le centre de notre univers. Le Tout-Rabat dit :
« Moulay Abdallah a décroché, il s’occupe de son fils. »
Paradoxalement, après vingt ans de bagarre avec Hassan II, le
plus fort perd ainsi la partie pour avoir cassé son jouet. Le vrai
vainqueur de cette longue bataille, c’est ma mère. Entre elle et le
roi, finalement, mon père l’a choisie, elle. Nous ne parlons plus
de Hassan II à la maison. Le roi ? Affaire classée ! C’est la pire
chose qui puisse arriver à Hassan II. Il se démène alors pour
rentrer dans le jeu, pour exister dans la vie de mon père. Il lui
propose des missions – mais Moulay Abdallah refuse. Il le
convie au Conseil des ministres. En vain. Il lui envoie des
cadeaux, des voitures neuves. Rien n’y fait. En revanche, mon
père reçoit souvent les enfants du roi qu’il adore. Dès lors,
Hassan II va jusqu’à organiser la première réunion entre sa fille
et Fouad Filali, le fils d’un ancien Premier ministre et grand
serviteur de la monarchie, dans notre maison de Mohammedia.
La khotba, c’est-à-dire la demande en mariage pour laquelle les
fiancés se retrouvent, a lieu chez nous. Hassan II cherche à
impliquer mon père, veut qu’il prête son toit à Lalla Meryem
– elle et Moulay Rachid sont les neveux préférés de mon père.
Le roi en profite pour clamer partout que son frère organise le
mariage. Ce qui est faux.
À la même époque, le ministre saoudien de la Défense, le
prince sultan, s’invite chez nous pour le thé. Auparavant, cela
aurait fait un « souk » avec Hassan II. Cette fois, à notre grande
surprise, avant l’arrivée du prince, la Garde royale se déploie, la
télévision nationale arrive, et il est dit sur toutes les antennes que
mon père reçoit le ministre de la Défense saoudien – et futur
prince héritier – sur instruction du Palais. C’est à la limite du
pathétique. Le roi se comporte comme un amoureux éconduit.
Mon père, qui s’était échiné à attirer l’attention de son frère,
qui s’était montré prêt à tout pour obtenir les faveurs du roi, est
dans ses dernières années un être métamorphosé qui se moque
de la cour, des honneurs, du « théâtre ». Il sait que Hassan II lui
a pris vingt ans de sa vie, ses plus belles années, et que rien ne
pourra lui être donné en compensation. Il reste poli, mais rien de
plus. Il s’occupe de son doctorat, consacré au droit de la mer, et
délaisse les mondanités, qui lui rappellent son passé de faiblesse.
Il se réveille à neuf heures du matin, joue neuf trous tous les
jours. Il fait les prières à l’heure dite, cinq fois par jour. Sa vie
est réglée comme une horloge.
Le 20 juin 1981, nous dînons en famille chez Ahmed Dlimi,
le « sécurocrate » du moment, quand le téléphone sonne. Le
maître de céans part sur-le-champ : des émeutes populaires
secouent Casablanca. Nous n’avons rien vu venir. À son retour,
Dlimi demande à rester seul avec mon père, toujours brouillé
avec le roi, pour lui expliquer la situation. Le lendemain, à l’insu
de Hassan II, Moulay Abdallah convoque Driss Basri à la
maison pour que le chef de la police lui fasse un point complet.
La tension est toujours vive dans la plus grande ville du
royaume. Dans ce contexte, je découvre la pauvreté. Jusqu’à la
fin des années 1970, je ne l’avais pas vue. Autour de moi, on se
disait : il y a des pauvres, il y a le roi et tout cela est naturel, cela
fait partie d’un tableau immuable. À présent, la misère éclate au
grand jour. Il n’est plus possible de la nier. Encore faut-il
comprendre ce que l’on ne connaît pas d’expérience. Je mettrai
des années à saisir que la grande majorité de mes concitoyens vit
dans le royaume de la nécessité.
En 1981, juste après les émeutes, mon père part avec mon
oncle à Nairobi, au Kenya, pour un sommet de l’OUA. Ils
semblent réconciliés. Une semaine plus tard, alors que je fais la
courte échelle à Hassan II pour qu’il puisse monter sur son
cheval, je suis le témoin – invisible pour mon père, qui se trouve
de l’autre côté de la monture – d’une vive interpellation. Mon
père lance au roi : « Quand vas-tu enfin comprendre ce qui se
passe dans ce pays ? Combien d’explosions comme à
Casablanca te faudra-t-il pour que tu comprennes que l’on va
dans le mur ? » Pour une fois, Hassan II ne dit mot. Il écoute. Il
est pris en tenaille entre mon père et le directeur de publication
du quotidien officieux Le Matin du Sahara, Moulay Ahmed
Alaoui, un bon connaisseur du pays et de son histoire qui a
aussi son franc-parler et lui tient le même langage. J’entends ces
propos, mais je n’en tire aucune conclusion. Tout cela me passe
encore largement au-dessus de la tête.
À cet âge, en guise de pauvres, je ne connais que ceux que les
« gens de l’extérieur » – extérieurs au Palais – considèrent
comme nos esclaves. Pour nous, à l’instar de la hiérarchie
sociale à l’échelle du pays, leur condition relève de l’ordre
naturel des choses. À nos yeux, il ne s’agit pas d’esclaves mais
de gens qui, « à leur manière », font partie de notre maison,
voire de notre famille. Au Palais, ce sont au total des centaines
de personnes préposées aux mêmes tâches de père en fils, de
mère en fille. Nous les connaissons bien, souvent par leur nom.
Mais, en réalité, nous ignorons tout de leur existence au jour le
jour. C’est un autre monde, un monde à part.
Hassan II, qui n’accepte d’autre volonté que la sienne, rend la
vie de ces serviteurs particulièrement difficile. Quand une
famille veut quitter le système, cela se négocie pied à pied
puisque ce n’est pas prévu. On peut, certes, se marier dans
l’enceinte du Palais, mais on ne peut pas, par exemple,
poursuivre des études à l’extérieur, à moins qu’un compromis
ne soit trouvé pour que l’intéressé reste tout de même, sinon « à
sa place », du moins « avec nous ». Ce mode de fonctionnement
très particulier ne disparaîtra qu’avec la mort de Hassan II, en
1999. Mohammed VI en finira avec ce système plus sultanesque
que royal et, en tout cas, totalement incompatible avec la notion
de citoyens dans une démocratie moderne.
En plein mois d’émeutes, je passe mon bac américain à Rabat,
à dix-sept ans. J’obtiens de très bons résultats et peux donc
présenter ma candidature aux meilleures universités. Je souhaite
poursuivre mes études aux États-Unis. Mon père y est
favorable. Il juge qu’il est utile d’acquérir les outils occidentaux
de la connaissance, à condition que ma « philosophie » – il
entend par là : ma Weltanschauung – demeure inchangée. Des
études aux États-Unis sont la suite logique de mon parcours
scolaire. Toutefois, Hassan II s’y oppose. Me laisser aller dans
une école américaine au Maroc, c’est une chose ; accepter de me
voir partir en Amérique en est une autre. Le roi pressent que je
vais lui échapper. Nous en parlons et reparlons à maintes
reprises, sans trouver d’accord. La décision appartient à mes
parents mais, en tant que chef de la famille royale, Hassan II
dispose d’un droit de veto. Il en use et abuse. « Tu
sais, l’Amérique est un grand bazar. Finalement, les écoles là-
bas, c’est comme les supermarchés, il y a du bon et du
mauvais », soutient-il, sans excès de bonne foi. Je lui fais
remarquer que les Américains ont tout de même engrangé un
certain nombre de prix Nobel et qu’ils sont allés sur la Lune.
Quelques jours plus tard, il revient à la charge en me proposant
un marché : « C’est Harvard, Yale, Princeton ou rien ! On est
d’accord ? Sinon, je préfère que tu t’inscrives à la Sorbonne. »
Il s’est renseigné et estime très faibles mes chances d’être
accepté dans l’une de ces universités considérées comme les
meilleures à l’intérieur même de l’Ivy League américaine.
D’autant plus faibles, d’ailleurs, qu’il fait parallèlement
intervenir ses services pour saboter mes plans.
Une enseignante américaine de mon école à Rabat assure le
lien administratif entre l’établissement et les universités aux
États-Unis. C’est cette femme que le makhzen va harceler pour
qu’elle ne transmette pas mon dossier d’inscription. Hamidou
Laânigri, à cette époque encore officier de gendarmerie, se rend
à son domicile pour l’intimider. Cette démarche étant restée
vaine, la gendarmerie l’interpelle. Le général Hosni Benslimane,
le commandant en chef de ce corps, lui intime l’ordre de ne plus
s’occuper de ma candidature. Or, me connaissant bien,
l’enseignante américaine vient tout expliquer à mes parents en
ma présence. L’ayant écoutée, ma mère prononce cette phrase
terrible à l’intention de mon père : « Mais tu ne vois pas ? !
Après t’avoir détruit, le roi cherche à détruire ton fils. Tout ça
est programmé. » Mon père, contrarié au plus haut point, quitte
alors la pièce. À trois, nous en profitons pour échafauder une
grande manœuvre de diversion : officiellement, je rate tous les
examens préparatoires et ne postule que pour des universités
sans intérêt ; ces candidatures-là sont envoyées par la poste et,
bien entendu, suivies de près par nos « services » ; mais,
parallèlement, grâce à des courriers clandestins transitant par
une base américaine en Espagne, à Rota, je poursuis mes
démarches auprès de mes vraies cibles, les temples du savoir.
En mai 1981, je suis accepté à Princeton et Yale. Sur
l’insistance de ma mère, je choisis Princeton où avait enseigné le
grand orientaliste Philip Khuri Hitti. J’attends une confirmation
écrite de mon admission puis, le télex à la main, file chez le roi.
Il interrompt son petit déjeuner pour me recevoir, lit le télex et…
part sur-le-champ vérifier s’il ne s’agit pas d’un faux ! De
retour, il ne dit plus rien à ce sujet. Les semaines passent et la
question de mon départ n’est jamais abordée. Persuadé que
Hassan II cherche une issue honorable, je n’en parle pas non
plus. Sur ce, j’apprends que mon alliée, l’enseignante de l’École
américaine de Rabat, ne vient plus au travail. Je vais la voir à
son domicile. Elle porte les traces – entre autres, le décollement
d’une rétine – des coups sévères que lui a portés son mari
marocain, un officier dans les blindés qui est affolé par les
retombées potentielles pour sa carrière de la conduite de sa
femme. Le couple se séparera. L’enseignante rentrera aux ÉtatsUnis
où je suis à ce jour resté en contact avec elle. Je la tiens en
très grande estime pour sa droiture et son courage.
Victime de notre stratagème, Hassan II s’avoue finalement
vaincu. Saisissant l’occasion d’une visite officielle aux ÉtatsUnis,
il m’intègre dans sa délégation. Ce geste lui permet de
sauver la face : ce n’est pas moi qui pars, mais lui qui
m’emmène puis me laisse à New York… La ficelle est un peu
grosse mais, en apparence, je reste sa marionnette.
Princeton est pour moi la découverte d’un autre monde, un
peu comme dans le roman de David Lodge de 1975,
Changement de décor, où la vieille Angleterre est sombrement
mise en relief par rapport à la jeune Amérique,
Euphoria. Sortant du makhzen, j’ai le sentiment de renaître dans
un monde sans frontières, sans interdits. Je peux parler à qui je
veux, entreprendre ce qui me passe par la tête, sans souci de
mettre en péril l’ordre établi et ma place dans cet ordre. Le
premier jour, j’arrive en cravate et, en route pour ma chambre
sur le campus, croise trois filles, qui se mettent à glousser :
« Mais c’est quoi cet accoutrement ? » Sans avoir le temps de
comprendre ce qui m’arrive, me voici déjà entraîné dans une
fête joyeuse. À deux heures du matin, l’aide de camp de mon
oncle, qui a vainement tenté de me joindre par téléphone,
débarque dans ma chambre. Il a juste enfilé un pull sur sa tenue
militaire. Il me dit : « J’ai ordre de te ramener à New York ! » Je
m’y refuse, proteste et finis par appeler Hassan II en pleine
nuit : « Sire, je suis vraiment désolé mais, demain, c’est ma
première heure de classe et j’étais tellement angoissé que je me
suis promené pour me calmer.
— Tu te fous de ma gueule ? Il te faut cinq heures pour te
calmer ? Qu’est-ce que c’est que ces conneries ! Tu rentres
maintenant, avec l’aide de camp. » Je parle, parlemente,
négocie. Finalement, je peux rester, mais avec mon chaperon : le
lendemain, l’aide de camp vient en cours avec moi…
Mes débuts sont assez acrobatiques. Quand le professeur
entre en classe, je suis le seul à me lever. Je mange assis, aux
heures fixes des repas, tandis que mes condisciples n’ont aucun
horaire et sont au régime hamburger et coleslaw, le chou râpé
assaisonné auquel je me mettrai également, peu à peu. Un soir, à
une heure plus proche du petit matin, je prépare un examen de
chimie pour le lendemain. Comme il me faut une bouffée d’air
frais, je sors faire un tour avec un ami indien. Une voiture de
police surgit et nous suit. Les policiers nous interpellent, nous
demandent de lever les mains. J’obtempère mais mon ami refuse
obstinément. Il dit : « J’ai des droits, je ne lève pas les mains. »
Mort de trouille, je lui demande ce que cela peut bien lui faire de
lever les mains. C’est mon premier débat sur les libertés
civiques, dans la rue et en pleine nuit. « Je suis venu d’Inde
parce que mon père est un réfugié politique. Je ne peux pas
accepter de faire ici ce que nous avons été obligés de faire là-
bas. » Je réponds : « Écoute, nous, on fait ça là-bas, alors on fait
ça ici aussi. Ne me fatigue pas ! » Pour moi, une autorité est une
autorité, qu’elle porte un képi ou un tarbouche. Après les
vérifications d’usage, les policiers nous relâchent en expliquant
que deux individus qui nous ressemblent ont commis une
agression à main armée. « Si nous avions été blancs, vous ne
nous auriez pas arrêtés ! » insiste mon ami. Deuxième première,
il me confronte à la logique raciale et à la discrimination qui en
découle.
Peu à peu, je me « décoince ». J’abandonne le velours côtelé
pour des jeans et des espadrilles. Paradoxalement, je commence
à vraiment apprécier la langue arabe, alors qu’auparavant cette
langue avait été une corvée pour moi, un instrument de torture
mnémotechnique. Or, maintenant que je suis loin de chez moi,
l’arabe devient une langue vivante, cette « demeure de l’être »
dont parle Heidegger, et non plus exclusivement l’écrin saint du
Coran et de la parole divine de la révélation.
En Amérique, je peux vivre mes passions. Je découvre le rock
anglais et vois live les Rolling Stones, les Who, U2. Pour
assister à un concert, je ne rechigne pas à voyager cinq heures
en train. Je me déplace aussi beaucoup pour la compétition
équestre que je pratique au niveau des juniors internationaux. Le
week-end, je pars pour des concours aux quatre coins des ÉtatsUnis.
Je joue également au racquetball et au squash. Pour le
reste, le campus est un monde qui se suffit à lui-même : cantine,
cinéma, débats… Nous planons dans une stratosphère
intellectuelle, Princeton étant une université galactique – en
quelque sorte, le Real Madrid académique. L’université où
enseigna Albert Einstein est un lieu de grande influence
intellectuelle. Des gens passionnants viennent nous parler :
Daniel Ortega du Nicaragua, Gerry Adams du Sinn Féin
irlandais, le Sud-Africain Desmond Tutu, l’activiste américain
Ralph Nader, Carl Icahn, célèbre raider – « le Loup » – de Wall
Street… Sur le campus, on peut discuter avec ces personnalités
face à face. On découvre ainsi la politique sous un autre angle,
moins hiératique et plus humain, plus frais et plus vrai.
Sidi Mohammed vient me rendre visite à plusieurs reprises.
Lui aussi est séduit. Je l’emmène en cours. Nous sommes assis
côte à côte : le cours porte sur les révolutions en Amérique
latine. Nous écoutons en retenant notre souffle… À la fin de ma
première année de fac, je rentre au Maroc pour les vacances
d’été. À cette occasion, mon père me trouve de nouveaux traits
de caractère « déplaisants ». Une nouvelle assurance, une
indépendance d’esprit à la limite de l’insolence, le fait de porter
des jeans… Un air de révolte, en somme. Je ne suis pas le seul
dans ce cas, puisque la haute société marocaine envoie nombre
de ses enfants étudier en Amérique. Quand je retrouve mes
camarades qui rentrent, eux aussi, des États-Unis ou du Canada,
ils subissent le même décalage que moi par rapport au système
marocain. Nous nous situons en porte à faux non seulement par
rapport à nos parents mais, au-delà, par rapport à l’élite
francophone qui s’estime seule habilitée à diriger le Maroc,
« sa » chose.
Cet été-là, irrité par mon « américanisation », mon père
parachève mon éducation martiale punitive par un séjour à
l’académie militaire de Meknès. Quand j’étais jeune, il m’avait
déjà régulièrement expédié dans la caserne située juste derrière
notre maison, mon « camp de rééducation ». Le colonel
Belmajdoub devait m’y « reprendre en main », à grand renfort
de pompes et de footing, de « garde à vous » et de « rompez ».
En vrai gentleman, l’officier s’était acquitté de la tâche en me
faisant suer et souffrir mais sans me casser. Il aurait pu
interpréter sa délégation de pouvoir autrement…
En 1982, à la rentrée, je quitte le campus de Princeton pour
une maison en ville, la même que j’occupe aujourd’hui. Mon
père vient régulièrement faire contrôler son foie par une équipe
de médecins de Chicago. Je le vois ainsi fréquemment et, pour
la première fois, nous trouvons le temps de nous parler. Depuis
qu’il ne boit plus, c’est un autre homme, et nous savourons le
plaisir de nous découvrir mutuellement. Puisque je l’habite
encore avec ma famille, la maison à Princeton reste pour moi le
témoin muet de ma lente « américanisation ». Je me souviens
qu’au moment d’emménager, je n’aurais absolument pas su dire
si, à l’échelle locale, c’était une maison de riches ou de pauvres.
Je flottais dans un univers sans repères pour moi, un peu perdu
mais aussi affranchi des lois de la gravitation. En 1982, la taille
– moyenne – de la maison était dictée par la nécessité d’abriter
aussi mes gardes du corps, ainsi qu’un agent de liaison entre ma
famille et moi. Contrairement aux Saoudiens et aux Jordaniens,
qui laissent leurs princes partir à l’étranger sans aucun souci,
convaincus que ceux-ci vont s’approprier les outils de la
connaissance occidentale sans changer de caractère, mon père et
mon oncle étaient très attentifs à ce qu’ils percevaient comme
ma « sécurité idéologique ». S’il fallait conquérir les armes de
l’adversaire, il ne fallait pas perdre son âme marocaine…
Évidemment, malgré tous leurs efforts, j’ai fini par être
américanisé ou, du moins, par apparaître ainsi aux yeux des
autres membres de ma famille, dont les yeux restaient braqués
sur Paris. Moi, je savais que mon âme marocaine était intacte.
Mon père a quarante-sept ans quand les médecins lui
découvrent, en février 1983, un cancer du poumon avec des
métastases au cerveau. Plutôt que de la démentir, Hassan II
préfère laisser s’enfler la rumeur d’une rechute dans la boisson.
En accréditant la thèse de la cirrhose, on dirait qu’il cherche à
s’absoudre de son comportement inadmissible. Ce petit jeu de
pouvoir malsain, morbide, je ne le lui pardonnerai que lorsqu’il
tombera lui-même malade, des années plus tard.
Au Maroc, seuls les plus proches de Moulay Abdallah
savaient le peu de temps qu’il lui restait à vivre. L’opposant
Abderrahim Bouabid en faisait partie. Il a vu mon père pour la
dernière fois quelques semaines avant sa mort, à l’automne
1983. Il lui a affectueusement embrassé la main, transformant le
geste protocolaire de la cour en une manière éminemment
personnelle de dire au revoir, de prendre congé pour toujours.
Bouabid, un socialiste de conviction, a joué un rôle très
important dans la vie politique marocaine. Il a tenu tête à
Hassan II, quitte à se retrouver en prison. Des gens de sa trempe
étaient rares. Le roi avait du respect pour ceux qui lui résistaient.
Il s’en servait aussi pour humilier ceux qui lui étaient acquis, sur
le mode : « Voilà ce que vous ne serez jamais. » Stupéfait que
Bouabid puisse embrasser la main de mon père alors qu’il
n’aurait pour rien au monde baisé la sienne, Hassan II convoque
les domestiques qui ont assisté à la scène, pour leur demander si
cela est réellement arrivé. Un vieux monsieur confirme, et
s’enhardit à préciser que cela n’a rien d’étonnant, les deux
hommes étant amis depuis trente ans. Désarmé, le roi ne sait que
répondre : il ne sait pas ce qu’est une amitié d’égal à égal.
Le 20 décembre 1983, mon père meurt à l’âge de quarantehuit
ans. En vacances de fin d’année, entre les deux semestres
de ma troisième année de fac, je me trouve ce jour-là à l’école
d’ingénieurs de Mohammedia où je travaille avec un groupe
d’étudiants. On me prévient que mon père va très mal. Je rentre
immédiatement chez nous où il est alité, mourant. Même les
médecins pleurent. Ma petite sœur comprend que quelque chose
de grave se passe, sans entièrement mesurer la portée de
l’événement. Sidi Mohammed tient la main de mon père. Ma
grand-mère, elle, est immobile et silencieuse. Hassan II est
désemparé. Il est sur le point de perdre son frère, un compagnon
de route, un complice, une boîte noire du système, un canal
d’information et un paratonnerre. Ma mère dit au roi : « Mais,
parle-lui ! Au fond, il n’écoutait que toi. Nous sommes les deux
amours de sa vie, donc parle-lui… » Seize ans plus tard, je
revivrai la même scène à la mort de Hassan II. Il y a eu, dans ces
deux moments, une rupture brutale de l’ordre, des usages de
cour si bien rodés en toute autre circonstance. Soudain, c’est le
chaos. Le makhzen est dérouté face à la mort, ce grand
égalisateur. Le roi devient un homme comme un autre. L’effet
est comparable à celui d’une bombe à neutrons, qui dérègle tous
les instruments de navigation. La mort est la faiblesse du
système monarchique.
Bien des années avant le décès de mon père, Hassan II lui
avait dit : « Je veux que tu deviennes le “Baba Hassan” de mes
enfants. » Baba Hassan était le surnom donné au frère de
Mohammed V, l’« oncle gâteau » des enfants du roi. Moulay
Hassan, Moulay Abdallah et leurs sœurs montaient sur son dos,
lui tiraient la barbe… Cette phrase, qui terrorisait ma mère,
résumait l’ambivalence des relations entre les deux frères. On
peut la lire de deux manières. Soit « je veux que tu deviennes
l’oncle gaga pendant que j’accapare le pouvoir et la gloire »,
soit « je veux que tu sois comme un père pour mes enfants ».
Hassan II regrettait un peu d’avoir dit cette phrase en
comprenant que ma mère l’avait interprétée dans le premier
sens. Chaque fois que mon père se diminuait à ses yeux, elle lui
disait : « Tu vois ! Tu es en train de devenir le “Baba
Hassan” ! » De son côté, le roi reprochait à ma mère de vouloir
transformer son mari en Lord Mountbatten, le dernier vice-roi
de l’empire britannique en Inde. Chacun caricaturait ainsi la
vision de l’autre.
En août 1983, quatre mois avant sa mort, mon père avait suivi
un parcours de golf avec Hassan II. Trop fatigué pour marcher,
il s’était installé dans la voiturette. Ses nièces étaient montées
avec lui. La plus jeune, Lalla Hasnaa, avait pris le volant pour
faire la folle. Hassan II avait hurlé à l’endroit de sa fille :
« Arrête immédiatement ! C’est ton oncle, le fils de
Mohammed V ! Embrasse-lui la main, les pieds, la tête…
Comment peux-tu te comporter comme ça ? » Moulay Abdallah
avait pris la petite dans ses bras, en répondant devant une
assistance médusée : « Tu sais, contrairement à ce que tu crois,
j’ai toujours voulu être le “Baba Hassan” de tes enfants. »
Hassan II avait été tellement ébranlé qu’il avait posé son club et
arrêté sa partie de golf. J’avais vu de la fierté dans les yeux de
ma mère. Son mari venait de faire comprendre au roi que, s’il
avait été moins cynique, plus simple et sincère, son frère cadet
lui aurait donné avec plaisir ce qu’il n’avait pas obtenu avec ses
manigances et ses humiliations. Il aurait été de bon cœur un
« Baba Hassan ».
Comme le veut la tradition, après la mort de mon père,
Hassan II prend sa place comme chef de famille, à la fois
protecteur et pater familias autoritaire. Il nous adopte, à
commencer par mon jeune frère, Moulay Ismaïl. Pour lui, la
suite sera classique : Collège royal, formatage princier. Il va être
comme un petit-fils pour Hassan II, d’autant plus facilement
qu’il a le même âge que les petits-enfants du roi. Il fera des
études de gestion à l’université d’Ifrane et, par la suite, essaiera
de trouver sa voie dans les affaires. Il remplira aussi des
fonctions protocolaires auprès du roi, au Maroc comme à
l’étranger. C’est un garçon attachant. Nous avons dix-huit ans
d’écart, mais j’ai toujours veillé à ne pas adopter une posture
paternelle, sinon paternaliste, à son égard. Encore très jeune, il
prend quand même l’habitude de m’appeler Baba Khouia,
« Papa-frère ». C’est d’usage dans les familles royales, la petite
sœur de mon père l’appelait également ainsi. Mais quand il l’a
appris, Hassan II lui a formellement interdit d’employer ce
surnom, en lui expliquant qu’il n’y avait qu’un baba – lui ! Je
n’ai donc donné qu’un seul conseil à mon frère : « Être prince,
ce n’est pas un métier. Trouve-toi un vrai métier et prends soin
de ne pas faire partie de la cour. La famille, oui. La cour, non.
Pas d’abus de pouvoir ou de passe-droit, quelle qu’en soit la
tentation, car tu le paieras un jour au prix fort. » Pour le reste,
nous ne parlons jamais politique. Cela vaut mieux.
Au lendemain du décès de mon père, le roi vient chez nous
pour demander, publiquement, si le défunt a émis des dernières
volontés. Ma mère répond qu’il a demandé à être enterré à côté
de son père. Hassan II pensait plutôt à quelque chose d’ordre
matériel, pécuniaire. Il est désagréablement surpris par la
requête. Aussi met-il en doute la parole de ma mère, demandant
à la cantonade à qui Moulay Abdallah aurait dit une chose aussi
extravagante. L’aide de camp de mon père, le lieutenant-colonel
Ahmed Doghmi, lui répond :
« La princesse dit vrai. Le prince m’a dit plusieurs fois que, si
quelque chose lui arrivait, il souhaiterait être enterré à côté de
son père. Il l’a même écrit sur un papier.
— Pourquoi te l’aurait-il dit alors qu’il n’en a rien dit à son
propre frère ?
— Il l’a dit un jour que nous allions sur la tombe de son père.
Je le maintiens sur mon honneur de militaire. »
Un tel geste aurait pu briser sa carrière mais, en l’occurrence,
Hassan II a reconnu son courage et l’a même promu plus tard à
d’importants postes de responsabilité.
L’affaire n’en reste pas là, ma grand-mère se ralliant à
Hassan II dans ce conflit hautement symbolique autour de la
tombe de mon père. Elle estime « impensable » que Moulay
Abdallah soit enterré à côté de Mohammed V. Il faut dire que
même Hassan II n’aurait pas imaginé reposer à côté de son père.
C’est alors que Lalla Latefa, l’épouse du roi que j’appelle
affectueusement « Mama » plutôt que tante, fait quelque chose
d’absolument inouï. Au moment des condoléances publiques,
alors qu’une foule de près de deux mille personnes converge
vers notre maison et que Hassan II arrive en voiture, elle se jette,
voilée, au pied du véhicule, puis se découvre brutalement le
visage pour que tous la voient et dit à son mari : « Je t’en
supplie, il ne t’a jamais rien demandé de son vivant, tu peux lui
accorder cela. » Hassan ne peut pas ne pas accéder à sa requête.
Comment elle, une étrangère, pourrait-elle être plus attachée à
son frère que lui-même ?
Pour comprendre le geste de Lalla Latefa, il faut savoir que
l’un de ses oncles paternels avait été tué lors d’une révolte dans
le Moyen Atlas, en 1973-1974. Plusieurs membres de sa famille
avaient par ailleurs été raflés par la police et, en particulier, par
l’officier le plus zélé dans la répression. Or, mon père était
intervenu pour calmer les ardeurs du colonel – ce qui lui avait
valu une vive altercation avec Hassan II. Par reconnaissance
pour l’humanité de mon père, Lalla a forcé la main du roi.
C’est ainsi que Moulay Abdallah repose dans le mausolée de
Mohammed V, au côté de son père. Quand Hassan II a vu un
million et demi de personnes aux funérailles de mon père, il a
saisi l’erreur qu’il avait commise en cédant. Il a compris que ce
capital de sympathie allait m’échoir en partage. Par la suite, il
m’aurait moins perçu comme une menace si, ce jour-là, il n’y
avait pas eu cette ferveur populaire.
Le décès de mon père est suivi de près par de nouvelles
émeutes de la faim, en janvier 1984. Les cérémonies du
40 jour, un hommage traditionnel au mort qui est d’ordre
culturel plutôt que religieux, tombent pendant cette période de
troubles. Le cheikh Zayed bin Sultan al-Nahyan, qui préside aux
destinées des Émirats arabes unis, vient saluer la mémoire de
mon père en se recueillant sur sa tombe à la veille d’un sommet
islamique au Maroc auquel il participe. Je le rejoins à Ifrane
pour le remercier de cette attention. Répondant à ses questions
sur les « événements » en cours, je lui explique que les gens
réclament du pain et que la stabilité du dirham, la monnaie
marocaine, s’érode du fait d’une créance majeure venant à
échéance auprès des bailleurs de fonds. Le cheikh me rappelle
alors, élogieusement, le rôle d’intermédiaire que mon père avait
souvent joué auprès de lui, puis ajoute : « Dis à ton oncle que je
suis à ses côtés, pour l’aider. » Je m’empresse de porter le
e
message à Hassan II, qui me demande de « briefer » le général
Laânigri. Ce dernier est à cette époque le patron du détachement
des gendarmes marocains qui, à Abu Dhabi, assure la sécurité
rapprochée du cheikh et de sa famille. Avec le ministre
marocain des Finances, le général se rend à Ifrane pour
rencontrer le cheikh Zayed. L’émir leur remet un chèque de
200 millions de dollars. En un trait de plume, la dette due est
épongée !
Après l’enterrement de mon père, Hassan II nous prend en
otages. Sous couvert de deuil, il nous assigne en fait à résidence.
Puis, à sa demande, qui ne se refuse pas, nous effectuons notre
première sortie à Londres, pour le mariage de ma cousine
maternelle avec le neveu d’Ahmed Chalabi, l’argentier de la
monarchie irakienne et, plus tard, dans le contexte de l’invasion
de l’Irak en 2003, le supplétif des « néo-conservateurs »
américains. Le roi nous loge au Dorchester Hotel, en nous
prêtant son personnel domestique, et nous fait circuler en Rolls
pour aller à Grosvenor House, où sont célébrées les noces. Il
nous y installe à la table d’honneur. Or, à notre retour au Maroc,
hop !, nous disparaissons de nouveau dans notre maison coupée
du monde.
Dès le lendemain de l’enterrement, Hassan II est venu chez
nous, à la maison, en exigeant que l’on ouvre les armoires de
son frère, dont ma mère garde les clés par-devers elle. Ma mère
refuse : « Tu es roi, mais tu n’es pas roi dans la chambre de mon
mari.
— Je suis le Commandeur des croyants », lui répond-il, avant
de faire sauter les serrures devant tout le monde. C’est sa
manière de notifier que l’espace de liberté qu’avait été notre
maison n’existe plus. Plus rien n’est inviolable. Le roi reprend
les commandes. Il va jusqu’à faire mettre les scellés sur nos
placards : nous pouvons vivre dans notre maison, mais nous n’y
sommes plus maîtres. Ces armoires resteront scellées ! Hassan II
tombe aussi sur la thèse de droit maritime, le doctorat auquel
mon père s’était consacré après son départ de la cour. La
dédicace, en arabe, disait : « À celle qui m’a inspiré », à savoir
ma mère. Le roi arrache cette page de garde et rageusement
flanque l’ouvrage à terre. Il ne supportait pas de ne pas être le
destinataire de l’hommage. En 1992, neuf ans après la mort de
mon père, Hassan II est revenu chez nous et, à cette occasion,
s’est retiré dans la chambre de son défunt frère pour y prier. Il
revoit alors les serrures forcées, qui pendent des placards, et les
scellés qu’il avait fait mettre (j’en ai gardé quelques-uns à ce
jour pour ne jamais oublier ce sombre épisode). Le roi est
tellement choqué par le souvenir de son comportement qu’il fuit
la chambre en y oubliant son chapelet fétiche, celui qui lui avait
été légué par son père Mohammed V. Le lendemain, je vais au
palais pour lui rendre son chapelet. « Comment ai-je pu faire
quelque chose comme ça ? me dit-il, hâve à force de remords.
Vandaliser la chambre de mon frère… »
Sur le moment, il n’a pas tant d’états d’âme. Après l’épisode
pénible des scellés, il fait remplacer la garde de notre maison. Il
y interdit la levée du drapeau, qu’il fait retirer. C’est un enjeu
hautement symbolique. En lieu et place du sous-officier qui le
faisait auparavant, je me mets alors à monter et à descendre sur
notre toit, matin et soir, le drapeau qui avait recouvert le cercueil
de mon père. Ce drapeau-là, même le roi ne peut pas nous
l’enlever. Il est obligé de me laisser faire. En revanche,
Hassan II s’arroge le droit de rémunérer notre personnel. Nous
devenons ses invités, une annexe du Palais. Le roi envoie même
quelqu’un pour brûler le papier à en-tête du prince Moulay
Abdallah… Il fait supprimer notre cuisine et nous envoie sa
nourriture. Dans la tradition « makzhénienne », cela s’appelle el
melzouma, l’« offrande contractuelle ». Ma mère n’en veut pas.
Pour ne pas publiquement outrager le roi, elle prétend être
devenue végétarienne et suivre un régime très particulier. Elle ne
mange plus que des salades… Jour après jour, Hassan II
demande si la princesse a accepté son tajine. Invariablement, on
lui répond par la négative. Sa nourriture est donnée aux
employés. Finalement, furieux que ses domestiques mangent ses
tajines, il fait interrompre les livraisons. Passé un certain délai,
ma mère lui dit : « Vous savez, mon cholestérol est redescendu,
je peux recommencer à manger des tajines. » Le roi n’en est que
davantage offensé.
Nous ne sommes plus libres de nos mouvements. Yasser
Arafat, qui connaît ma mère depuis son enfance à Beyrouth,
vient nous rendre visite quand même. En réponse, Hassan II
fulmine à la télévision, en prenant prétexte d’une rencontre
maladroite – en fait un piège – entre Arafat et le Front Polisario
à Alger : « Les Marocains ayant affaire à Arafat, je marquerai
leur maison avec du crottin. » Une formule fleurie… Le roi est
jaloux et excédé. Il veut que nous restions isolés du monde
extérieur, de notre réseau de relations qui lui échappe. Arafat me
confie qu’il a peur pour ma mère.
En effet, notre mise en quarantaine nous menace de mort
sociale. Sans liens avec l’extérieur, nous risquons l’asphyxie au
royaume de Hassan II. À tout prix et au plus vite, il nous faut
desserrer le carcan mis en place pour nous étouffer, pour nous
retirer notre singularité. Le protocole du Palais nous isole
toujours plus en inventant des prétextes pour décourager tout
visiteur : « La princesse est souffrante, elle ne reçoit pas » ;
« Moulay Hicham est en Amérique », et ainsi de suite. Le
téléphone ne sonne plus chez nous : il est désormais détourné
vers le standard du Palais, qui filtre les appels à partir d’une liste
remise par le roi ! C’est alors que surgit, miraculeusement, le
cheikh Sheem, le frère de l’émir du Qatar. Très lié à mon père, il
est pour nous comme un parent proche. Il appelle d’abord le
protocole du Palais pour prévenir qu’il va présenter ses
condoléances à notre famille et rendre visite à sa « sœur »
Lamia. On ne le rappelle pas. Il écrit ensuite une lettre pour
annoncer son arrivée. Elle reste sans réponse. Nonobstant ce
silence, il vient. Le protocole royal essaie de le dissuader de
nous rendre visite, mais le cheikh passe outre et reste deux jours
avec nous à la maison. L’embargo est battu en brèche. Tout le
monde – à commencer par nos voisins – voit que quelqu’un a
défié le roi avec succès, que nous ne sommes pas des pestiférés.
Après cela, les princes arabes se sentent tous obligés de se hisser
au même niveau pour témoigner de leur respect pour la
mémoire de mon père. Hassan II enrage mais le cheikh Sheem
lui fait calmement remarquer : « Majesté, je vous ai traité en chef
de famille. À deux reprises, chaque fois sans être honoré d’une
réponse, je vous ai prévenu de mon arrivée. Vous ne pouvez
pas m’empêcher de faire mon devoir de musulman auprès de
mon ami défunt. Quand vous avez eu besoin de fonds, vous
nous avez trouvés à vos côtés. Ne me comparez pas à Arafat,
qui est un SDF. Ce n’est pas mon cas. » Ce jour-là, Hassan II
comprend qu’il devra mener une bataille beaucoup plus serrée
contre nous – et qu’il vient de perdre le premier engagement.
C’est d’autant plus vrai que ma mère, avec le soutien des piliers
de la maison Al-Saoud, nous avait constitué un trésor de guerre.
À quinze jours de la mort de mon père, elle avait vendu en tant
que mandataire un terrain, qui lui avait été donné en Arabie
Saoudite, pour 7 millions de dollars. Quoique avec des moyens
réduits, nous n’allions pas être sans ressources.
Dans l’absolu, après la disparition de mon père, nous aurions
pu repartir sur de nouvelles et meilleures bases avec Hassan II.
Mais le roi ne l’entend pas ainsi. Il cherche à nous réduire à
néant. Il est méprisant à l’égard de ma mère. Il espère qu’elle
quittera le Maroc à la fin du deuil. Il le disait partout afin que
cela lui soit rapporté. « Lamia [ma mère] va repartir au Liban
pour y refaire sa vie. Je vais récupérer la maison et en faire
l’annexe du palais des hôtes. Moulay Hicham va faire son
barouf jusqu’à ce que je le pulvérise, et les deux jeunes enfants
seront à moi. » Voilà pour le programme. Or, ma mère se sent
bien au Maroc, elle y a ses amis, sa vie. Elle reste. Elle défend la
maison et l’honneur de mon père bec et ongles. À ses côtés,
nous nous préparons à une guerre de tranchées. À tout le moins,
nous voulons appliquer la maxime de Trotski qui, quand les
Russes blancs s’étaient lancés à la reconquête du pouvoir, leur
avait envoyé ce message : « Vous allez peut-être nous mettre
dehors. Mais nous allons claquer la porte si fortement que tout
le monde l’entendra. » Unis, nous nous battons pour sauver
notre famille. Ainsi, in fine, mon père est-il récompensé par-delà
la tombe pour l’alliance matrimoniale qu’il avait forgée et qui,
en effet, nous donne cette autonomie par rapport au roi qu’il
avait tant recherchée de son vivant.
Cette bataille serrée va durer vingt-neuf ans, jusqu’en 2012,
par-delà la tombe de Hassan II ! En fait, il s’agit aussi d’une
guerre économique, qui a débuté entre mon père et son frère
aîné dès que Hassan II est monté sur le trône, en 1961, et qui va
se poursuivre entre ma famille et Mohammed VI. Rien ne
permet de mieux saisir la nature du makhzen que cette lutte sans
merci pour les biens du « magasin », une lutte de père en fils au
sein même de la famille régnante. Car nous vivons dans un
système politique où, en dernière instance, la loyauté s’achète
– un système « néo-patrimonial » dans le jargon académique.
Avoir des moyens matériels y revient à avoir du pouvoir ; être
privé de moyens à être politiquement neutralisé. Pour cette
raison « systémique », comme diraient encore les politologues,
Hassan II a empêché mon père d’émerger économiquement
dans les années 1960, au lendemain de la mort de
Mohammed V. Cela aussi fait partie de la succession
dynastique : le nouveau roi doit empêcher tout aspirant potentiel
au pouvoir de se constituer en feudataire indépendant et, donc,
en recours possible. De son côté, mon père a ferraillé pour
exister dans un champ de forces dont il avait intériorisé les
règles du jeu. Aussi, en relatant les épisodes de la guerre
économique au sein de la dynastie alaouite, tâcherai-je de mon
mieux de ne caricaturer personne. Mon père n’était ni la victime
innocente du cynisme de Hassan II ni un usurpateur-né, taraudé
par le désir de supplanter son frère sur le trône. Plutôt, après la
mort de leur père, les deux fils de Mohammed V subissaient une
logique de situation – l’un comme roi, l’autre comme prince –
mettant à l’épreuve leurs caractères très différents. À moins que
leur différence de caractère ne fût elle-même, en partie, le
résultat de cette implacable logique de situation.
Je ne cherche ni à idéaliser mon père ni à diaboliser Hassan II.
Par exemple, ce dernier avait remis en 1961 l’équivalent de
quelque 80 000 dollars en liquide à mon père, une partie de
l’héritage paternel qui revenait à son frère, afin que celui-ci
puisse acquérir un terrain de 90 hectares à Rabat, à côté de
l’ambassade soviétique. C’eût été un excellent investissement.
Or, mon père était parti avec l’argent en Europe et, prince
jouisseur, l’avait « claqué ». Cependant, pour stabiliser le trône
et son nouvel occupant, mon père devait distribuer pas moins de
5 000 hectares de terres – 80 % de ses titres fonciers – au cours
de la première décennie suivant la mort de Mohammed V.
Pendant ce temps, son frère régnant sabotait systématiquement
toute initiative économique qu’il prenait, notamment deux
contrats d’exploration pétrolière, l’un signé avec la Canadian
Delhi Oil Ltd en 1963, l’autre avec Occidental Petroleum en
1966. Mieux, en 1976, Hassan II est intervenu auprès du prince
héritier Fahd bin Abdelaziz pour faire annuler l’important appel
d’offres pour la construction de logements en Arabie Saoudite
que mon père avait emporté en association avec Bouygues. Très
gênés, les Saoudiens avaient dû provisoirement enlever du
ministère des Travaux publics le prince Majid bin Abdelaziz,
proche de mon père, le temps que son remplaçant ad interim
revienne sur l’adjudication…
En 1983, après la mort de mon père, Hassan II dispose à sa
guise du patrimoine laissé par son frère. Il revend d’importants
actifs – des terrains à Casablanca, une usine de cartonnage, des
cimenteries – à ses amis. Des biens à l’étranger ont également
été vendus et le fruit de ces cessions a été rapatrié au Maroc.
Toutefois, envers l’extérieur, il se sent obligé de préserver les
apparences. À cette fin, il nomme un administrateur du
patrimoine familial censément gardé en indivision. Le premier
titulaire est le ministre de la Pêche de l’époque, Bensalem Smili,
qui exécute aveuglément les ordres de son maître. Par ailleurs, le
roi exerce une pression maximale pour débusquer les prêtenoms
auxquels mon père a eu recours dans sa guérilla de survie
économique. Le plus important et le plus loyal d’entre eux,
Mohamed Jennane, sort du bois franchement. « Vous êtes le
chef de famille. Voici les biens du prince. » Ravi, Hassan II lui
répond : « J’ai tellement aimé mon frère que je veux désormais
te voir tous les jours… » Ainsi intégré de force à la cour royale,
Mohamed Jennane s’y plaira finalement. « Mon frère avait bien
choisi, lui dira un jour le roi. Bienvenue chez moi ! »
Deux prête-noms plus interlopes, des hommes qui avaient
valu à mon père l’ignominieuse épithète de « Monsieur 51 % »
rapportée par Gilles Perrault dans son livre Notre ami le roi,
Ahmed Shbihi et Ahmed Farshado, se font davantage prier. Ils
déclarent les biens de mon père qui leur étaient confiés comme
ils les avaient gérés du vivant de Moulay Abdallah, c’est-à-dire
en cherchant à mettre leur « part » au sec. Mais, pas plus qu’aux
poissons la nage, on n’apprend au makhzen le pillage. Dans son
royaume, le roi est aussi, si ce n’est pas avant tout, le prince des
ténèbres économiques.
Mon père avait un coffre en France, qui contenait des biens
strictement personnels. Après sa mort, Hassan II exige d’avoir
accès à ce coffre. Il fait valoir auprès du banquier qu’il est chef
d’État, que son défunt frère était aussi son confident et que le
coffre contient peut-être des documents sensibles, propriété de
l’État. La famille de ma mère mandate un avocat pour que
l’ouverture du coffre se fasse en sa présence, que l’on vérifie
s’il n’y a pas de documents d’État puis que l’on referme le
coffre en y laissant les biens personnels. Le coffre est ouvert
dans ces conditions. Il ne recèle rien appartenant à l’État.
Enfin, il y a l’« affaire des bijoux » qui alourdit également
l’atmosphère. Au départ, ce n’est pas grand-chose : mon père
était un collectionneur de bijoux, à la fois des cadeaux qui lui
avaient été faits par des chefs d’État et ses propres achats de
pierres de toutes sortes que ma mère avait fait monter à Paris, à
Téhéran, à Beyrouth… Ensemble, mes parents s’étaient adonnés
à cette sorte de passion pendant une vingtaine d’années. Or,
Hassan II veut mettre la main sur cette collection de bijoux que
mon père avait offerte à ma mère. Le roi cherche moins à
l’accaparer qu’à signifier que tout, absolument tout, lui revient.
Il l’affirme d’ailleurs explicitement. « Je suis le maître à qui tout
revient. Car le makhzen donne et le makhzen reprend. »
Le roi argue que ces bijoux seraient la propriété de la famille
alaouite, qu’ils nous appartiendraient à nous, les enfants, dont il
est le tuteur légal… Mais il se heurte à la résistance de ma tante
Mouna, l’une des sœurs de ma mère. Elle fait bloquer le coffre
parisien en falsifiant la signature de ma mère. Grâce à des
écoutes téléphoniques (notre ligne a été rouverte mais passe
désormais par le standard du Palais), Hassan II sait que ce n’est
pas la signature de ma mère qui, sur ce point, s’était opposée à
sa sœur. Il n’en fait pas moins expertiser ce paraphe et engage
des poursuites judiciaires. L’« affaire », pendante devant un
tribunal à Paris, prend une tournure sans précédent dans les
annales de la dynastie. C’est plus qu’un parfum de scandale…
Aussi Hassan II demande-t-il à ma mère de renier Mouna. Mais
ma mère s’y refuse farouchement. Elle lui répond : « Entre vous
et ma sœur, je choisirai toujours ma sœur. »
En définitive, il n’y aura pas de procès. À cette époque, la
famille royale sait encore éviter de tels déballages. Mais l’affaire
ne sera vraiment soldée qu’en 1992 lorsque, sur le point
d’embarquer pour une visite officielle aux États-Unis, Hassan II
fera appeler ma mère de toute urgence. Fidèle à son sens de la
mise en scène, le roi fait retarder le décollage de son avion
pendant quarante-cinq minutes, le temps qu’elle arrive, pour ne
lui dire qu’une seule phrase : « Récupère les bijoux pour tes
enfants. » C’est la même semaine que Hassan II ordonne que le
mouroir de son régime, le bagne de Tazmamart, soit rasé. Il peut
paraître indécent de faire ce rapprochement mais, dans l’esprit
du roi, il y a un lien : il solde ses comptes, il vide les abcès.
Après la perte de mon père, un parent par alliance – heureuse
expression ! – est une épaule solide sur laquelle je peux
m’appuyer ou m’épancher en toute confiance. Il s’agit de
Mohamed Cherkaoui, le mari de ma tante la princesse Lalla
Malika, la sœur de Hassan II. Signataire du manifeste
d’indépendance en 1944, ministre d’État dans le premier
gouvernement marocain, ambassadeur en France, puis ministre
des Affaires économiques et des Finances, avant d’être chargé
du portefeuille du Développement, cet homme élégant est une
figure de notre histoire dont Hassan II a brisé la carrière à la fin
des années 1960. Or, au lieu de se consumer d’amertume
comme tant d’autres « tombés du carrosse », Mohamed
Cherkaoui renvoie au roi la certitude tranquille d’un Maroc qui
existait avant lui et perdurera après lui. Ce défi, incarné par la
belle prestance d’un défenseur de nos traditions, sceptique à
l’égard de la démocratie « à l’occidentale » mais épris d’équité
et de justice, rend Hassan II littéralement fou d’impuissance.
Une brûlure que je n’apaise pas en me rendant régulièrement
chez Mohamed Cherkaoui, surtout le samedi quand il tient salon
politique autour de sa table de déjeuner. D’origines très
diverses, d’un fils du glaoui, le pacha de Marrakech, au
fondateur de l’agence marocaine de presse (MAP), Mehdi
Bennouna, en passant par de hauts fonctionnaires, tous ses
invités détestent le makhzen pour sa cruauté et sa vulgarité.
Parmi eux, nul ne donne cher de ma peau face à Hassan II. Je
prends d’autant plus de plaisir à dire mes vérités, voire à faire de
la provocation. Le dimanche matin, le roi reçoit le compte rendu
de ce qui s’est dit, la veille, chez son beau-frère. Il suffoque de
rage !
Officiellement, Hassan II ne cesse de faire état de son
« devoir » de s’occuper des enfants de son frère « bien aimé ».
Mais la duperie ne vise que le peuple et l’Occident. Dans la
haute société marocaine, ainsi que parmi les dirigeants du
monde arabe, nul n’ignore la partie serrée qui se joue. Bien que
nous ayons réussi à rompre l’« embargo », notre maison, qui
était un vivier d’idées, ne reçoit presque plus personne. La
plupart des gens bien placés nous évitent, justement pour ne pas
perdre leur place au soleil. Nos vrais amis sont terrorisés. Ceux
qui nous rendent visite se le voient reprocher par Hassan II. Le
roi prend sa revanche sur le bastion d’irréductibles qui lui
avaient longtemps tenu tête.
Dans ce contexte, l’un de mes plus grands défis devient
d’établir mon « secrétariat particulier », c’est-à-dire ma propre
raison sociale, indépendante du roi. Il faut que j’existe comme
acteur économique autonome, que quelqu’un puisse se présenter
en mon nom pour passer commande ou régler une facture. Cela
a l’air de rien en dehors du makhzen mais, dans notre système,
l’enjeu est capital. Car, pour les membres de la famille royale,
Hassan II autorise les secrétariats particuliers par décret. Ses fils,
Sidi Mohammed et Moulay Rachid, se sont vu octroyer les leurs
par la grâce du père-roi. Pour contourner le décret, je choisis
d’appeler mon secrétariat « Bureau personnel du prince Moulay
Hicham ». Hassan II ne s’y oppose pas frontalement mais
« propose » que son propre secrétariat règle mes dépenses. Je
décline poliment. Peu de temps après, il revient à la charge en
me montrant le papier à en-tête de mon « bureau » et en me
demandant ce que « cela signifie à la fin ». Je lui réponds en
substance que c’est ma carte de visite. Alors, il me dit :
« Écoute, je t’établis un secrétariat particulier comme à mes fils.
Mon secrétaire en sera responsable, et j’aurai un droit de
regard. » Je gagne encore du temps en refusant « un trop grand
honneur ». Mais je sais que temporiser ne mènera à rien. Dans
son royaume, Hassan II est le maître du temps. Acculé, je sors
de l’impasse à la faveur d’un coup d’éclat : un grand ami de
mon père, Ali Boukhshian, un commerçant yéménite, a laissé
une lourde ardoise au Hyatt Regency de Casablanca ; il y en a
pour près de 500 000 dollars. Je fais régler l’impayé au nom de
mon « bureau personnel » – en réalité, je demande comme un
service amical à Ali Boukhshian d’honorer sa dette mais en mon
nom, ce qu’il fait. Du coup, j’existe. Hassan II est bluffé par la
somme et baisse les bras. Je ne suis plus seulement le fils de
Moulay Abdallah. Je deviens Moulay Hicham. J’ai les moyens
de m’affirmer. Je dis en quelque sorte : je suis prince et je ne
dépends pas du roi du Maroc. En tout et pour tout, cet
affrontement décisif pour mon indépendance aura duré deux
ans.
À peine debout, revenant sur le décès de mon père, j’affronte
Hassan II au sujet des racontars sur l’alcoolisme de mon père.
C’est un mystère qui me ronge, qui me déstabilise. J’ai besoin
de comprendre pourquoi il a entretenu ce mensonge. Je connais
parfaitement le dossier médical, grâce aux professeurs Gai et
Kirschner, respectivement cardiologue et gastro-entérologue de
mon père. Si bien qu’à l’occasion, je lance à Hassan II :
« Pourquoi vous êtes-vous attaqué à la mémoire de mon père en
entretenant ces rumeurs sur son alcoolisme, alors que le dossier
médical concluait à un cancer ? » Le roi entre dans une rage
noire. Le fantôme de mon père s’est dressé entre nous, et nos
relations ne seront plus jamais les mêmes.
Déjà, le jour des funérailles de mon père, Hassan II m’avait
pris à part pour me dire : « Tu as eu deux années à Princeton, tu
as fait ce que tu as voulu faire. Maintenant, il faut rentrer au
bercail. » Il feignait de n’avoir jamais donné son accord pour
mes études aux États-Unis. Il a même cru bon d’ajouter : « Saistu
que l’assassin de Fayçal était son propre neveu, le fils de son
frère ? On ne peut pas être plus proche du roi. Il a tué son oncle
car l’Amérique l’avait manipulé. » J’ai vivement résisté : « Que
voulez-vous que je fasse ici ? Je veux passer mon diplôme. Je
vous mets au défi de trouver une faute que j’aurais commise aux
États-Unis, même une amende pour avoir emprunté un sens
interdit.
— Il ne s’agit pas de cela ! Tu es maintenant troisième dans
l’ordre de succession, et je dois t’avoir à l’œil, t’éduquer comme
il faut, au cas où quelque chose m’arriverait ou arriverait à mes
enfants.
— Mais vous vous croyez éternel ! Comment pouvez-vous
imaginer une seconde que quelque chose vous arrive ? Ce n’est
qu’un prétexte, un piège ! »
Il a piqué une nouvelle colère et m’a débarqué de sa Pullman
600 en hurlant : « De toute manière, ma décision est prise. Tu ne
retournes pas en Amérique ! »
Depuis que j’ai rendu Hassan II responsable de la dérive de
mon père, nos échanges sont abrupts et heurtés. C’est l’épreuve
de force, désormais sans fard. Je ne cède pas. Le moment venu,
je monte dans l’avion pour retourner aux États-Unis. L’appareil
est bloqué sur le tarmac. Mohamed Mediouri, le chef du service
de sécurité du roi, monte à bord. Il se dresse devant moi dans sa
djellaba d’apparat et me dit qu’il a reçu l’ordre de me ramener
au Palais. Je refuse de le suivre. Je n’en mène pas large mais je
sais que Hassan II ne respecte que ceux qui lui tiennent tête.
« Altesse, j’ai les moyens de vous faire débarquer.
— Sans doute, mais si vous me débarquez de force, ce ne sera
que partie remise. Je continuerai de me battre. » J’ajoute
perfidement, en me retournant : « Votre fils Khalid est là,
derrière moi. Il retourne au MIT [Massachusetts Institute of
Technology]. Lui, il bénéficie d’une bourse royale, ce qui n’est
pas mon cas. »
Mediouri baisse les yeux, redescend, sans doute pour appeler
Hassan II. Finalement, avec trois heures de retard, l’avion
décolle. Mais le roi est hors de lui. Je sais qu’il ne va pas
abandonner la partie. Dès mon arrivée, sachant que je vais entrer
dans une phase de confrontation totale avec lui, je ferme la
maison à Princeton. J’appelle le consul du Maroc et lui remets
les clés. Je me trouve une chambre sur le campus. Les gens qui
m’entouraient auparavant rentrent tous au Maroc. Peu après, à la
sortie d’un cours, on m’informe que le président de l’université
souhaite me voir de toute urgence. Je file mettre ma cravate et
me présente dans son bureau, situé dans un somptueux
bâtiment, classé au patrimoine historique pour avoir abrité le
Congrès américain pendant la guerre, quand la bâtisse qui
remplissait cette fonction à Philadelphie était occupée par les
Anglais. On a conservé les traces de boulets de canon sur les
murs. Le portrait du roi George est accroché dans le bureau du
président. Je comprends pour la première fois le concept des
deux corps du roi : le roi peut être un despote, mais il incarne
une fonction qui demeure le ciment de la nation. Son portrait
mérite donc d’être au mur, même si on le combat. Le président
commence par me rassurer, puis m’explique : « Ton oncle a fait
une démarche auprès de l’université. Il veut que tu rentres au
Maroc.
— Mais il ne peut pas, monsieur le président ! Je paie mes
études et je peux faire ce que je veux tant que ma mère ne s’y
oppose pas.
— Mais le roi est ton tuteur légal. Jusqu’à ce que tu aies vingt
et un ans, il a un droit de regard sur tes études. Nous devons lui
montrer tes résultats. Ils vont venir ici, et je vais te convoquer.
Mais, auparavant, je dois savoir ce que tu veux faire : partir ou
rester ?
— Je veux rester, absolument. »
Quelques jours plus tard, deux avocats et le consul général du
Maroc aux États-Unis, Abdeslam Jaidi, l’un des courtisans les
plus zélés de Hassan II, arrivent à Princeton. Ce consul était en
fait l’homme à qui le roi faisait faire ses courses aux États-Unis.
Il lui achetait ses pulls, ses voitures… Sidi Mohammed et moi
l’appelions l’« Inspecteur Gadget ». Il trouvait des solutions
pour tout, y compris les problèmes les plus insolubles. Les
concubines de Hassan II, par exemple, lâchaient régulièrement
des chats et des rats dans les appartements du roi, qui détestait
ces animaux, pour l’embêter. Jaidi avait trouvé la parade : il
avait acheté deux énormes chiens akitas que le roi avait installés
dans sa chambre ! Soudain, on n’y voyait plus ni chat ni rat…
Face au président de Princeton, le consul est blême. « Le roi
souhaite que vous rentriez. Prince, il faut retourner au Maroc. »
Je réitère, devant tout le monde, mon souhait de rester. L’un des
avocats fait valoir que, le roi étant mon tuteur, il peut exiger
mon retour. Le président de Princeton excipe d’un avis légal
contradictoire qu’il a entre-temps fait établir par un avocat de
l’université. L’avis soutient qu’à partir du moment où je
poursuis mes études régulièrement, nul ne peut me forcer à les
interrompre. Maladroitement, Jaidi se fait menaçant en
invoquant de possibles « retombées diplomatiques ». Le
président se raidit et lui rétorque qu’il prendra attache avec le
Département d’État pour tout problème de cet ordre. En guise
de riposte comminatoire, il ajoute qu’il prendra également toutes
les dispositions nécessaires pour garantir ma sécurité. Sur ce, il
raccompagne la délégation en déclarant le dossier clos.
À la suite de cet épisode, je passe six mois aux États-Unis
sans aucun contact avec le Palais, en me demandant à quel
moment Hassan II me fera mettre dans un sac, à un coin de rue,
pour me faire ramener de force dans son royaume. Ma mère me
soutient, mais nous pouvons seulement communiquer
– péniblement – à l’aide d’un code secret, car nous nous savons
surveillés. Nous nous servons de deux livres que nous
possédons chacun : le premier est un ouvrage de combat
écologique écrit par Carol Van Strum, A Bitter Fog. Herbicides
and Human Rights ; le second un dictionnaire, l’Oxford
Abridged Dictionary. Pour nous passer des messages
indéchiffrables, nous nous donnons par téléphone les numéros
de page et les lignes où se trouvent les mots dont nous
construisons nos phrases. C’est très laborieux mais nous
sommes terrorisés par Hassan II. À l’époque, c’est un ogre.
Après mon retour à Princeton, pour ne pas mettre ma mère
encore davantage en difficulté, l’une de mes tantes – Alia, sa
sœur aînée et mon soutien en toute circonstance – finance ma
scolarité. Hassan II n’y peut rien. En revanche, il entreprend une
démarche insolite auprès du roi Fahd à qui il demande de
convoquer ses neveux, c’est-à-dire mes cousins, pour leur
enjoindre de rester à l’écart de notre querelle : « Il s’agit d’une
affaire strictement personnelle entre mon neveu et moi. Si tes
neveux s’en mêlent, sache que tu as toi-même cinq mille neveux
et que je peux mettre le bazar dans ta famille. » Mes cousins me
rapportent la nouvelle. Sur ce, au terme de longs mois de
silence, Hassan II m’appelle par téléphone à Princeton, le
5 juillet 1984 : « Alors, abruti, comment vas-tu ? ! C’est mon
anniversaire et tu ne comptes pas venir ? Qu’est-ce que tu
m’apportes comme cadeau ? Au fait, cette histoire d’études,
c’était une connerie. Oublie, tu peux finir ton diplôme. » Affaire
classée. Je rentre donc au Maroc à l’occasion de son
anniversaire, le 9 juillet. Il est charmant. Par la suite, sans
renvoyer tout le personnel à Princeton, le roi dépêche auprès de
moi deux gendarmes, les lieutenants Amiri et Touzani, ainsi
qu’un précepteur du Collège royal qui s’occupait jusque-là de
Sidi Mohammed. Ce dernier m’appelle, moqueur. « Tu as vu
ton nouveau précepteur ?
— Et comment ! Tu parles d’un cadeau !
— Bien vu, je suis ravi de ne plus l’avoir sur le dos. Merci ! »
Derrière son apparent effort de gentillesse, Hassan II ne
renonce absolument pas à son projet de renvoyer ma mère au
Liban et de nous récupérer, nous les enfants. Mon frère et ma
petite sœur vont déjà au Collège royal. Il n’y a que moi,
l’électron libre, qui ne suis pas encore entre ses mains. Mais le
roi pense que ce sera chose faite à mon retour d’Amérique. En
attendant, chaque fois que je séjourne au Maroc, il fait tout ce
qui est en son pouvoir pour m’empêcher de passer du temps
avec mon frère et ma sœur. Dès que j’arrive, il les envoie avec
ses enfants, leurs cousins, quelque part en voyage officiel. Il
cherche non seulement à briser notre noyau familial mais aussi à
faire disparaître le symbole de notre enfance commune, notre
maison à Rabat – avec tout ce qu’elle représente de liberté prise
à son égard.
Cependant, notre réconciliation en trompe l’œil prête autant à
rire qu’à pleurer. Ainsi, un jour, en 1984, je suis reçu par David
Rockefeller en personne, qui m’apprend que le roi a ouvert chez
lui un compte pour moi mais qu’il ne l’a crédité que d’un cent,
un centime américain ! Puis Hassan II me convoque et me dit :
« Je vais te faire verser une mensualité. Sidi Mohammed reçoit
7 500 dirhams, tu auras la même chose que Moulay Rachid, soit
5 000 dirhams. » Bien entendu, même comme argent de poche,
ce montant me semble ridicule. Je vais donc voir Sidi
Mohammed pour lui demander comment il s’en sort avec ses
7 500 dirhams. Il me raconte qu’il avait essayé, au début, de
faire exploser l’enveloppe paternelle. Par exemple, il s’était fait
faire vingt costumes chez l’un des meilleurs faiseurs à Paris à
qui il avait demandé d’envoyer la note au Palais. La facture
atterrissant sur le bureau de son père, celui-ci l’avait convoqué
pour lui passer un savon. Le roi avait fait appeler le tailleur en
France pour lui notifier son refus de payer. À l’époque, pour se
sortir de l’embarras, Sidi Mohammed était d’ailleurs venu
voir… mon père. C’est lui qui avait réglé cette facture dans le
dos du roi.
En écoutant le prince héritier, je tombe des nues. Entre mes
parents et moi, il n’y a jamais eu de telles combines. Alors, que
faire ? C’est moins une question de besoins qu’un nouveau défi
que je compte relever vis-à-vis de Hassan II et de l’« argent de
poche » qu’il me propose. Me voilà donc parti pour un jeu
d’adolescents, un rite de passage pour princes en mal de
sensations fortes que je suis loin de pratiquer seul. Entre 1984 et
1986, soit l’année de mes débuts dans la vie professionnelle, je
rejoins mes cousins – et, plus largement, toute la cour – dans le
« trafic » que tout le monde autour du roi pratique, chacun selon
ses possibilités. Un exemple : le roi attribue à tous les princes,
chaque année, deux bons de franchise douanière pour importer
des voitures neuves, non pas les Ferrari de nos rêves mais des
carrosses de représentation, des Mercedes sécurisées. Notre
« trafic » consiste à conserver nos vieilles voitures, à les
repeindre dans une nouvelle couleur et à revendre les véhicules
neufs importés. Le micmac est réalisé avec la complicité du
concessionnaire Mercedes local, les frères Hakkam, des copains
à nous jouissant du monopole d’importation de la marque
allemande. Le garagiste, qui fait repeindre les voitures, est un
Corse, un dénommé Marciano, un vieil ami de mon père et un
partenaire de golf de Hassan II. La première fois, il le fait par
gentillesse. Une fois embarqué, il est obligé de continuer, un
brin de chantage de notre part l’aidant à se décider.
Une autre opportunité de « trafic » est liée aux billets d’avion.
Hassan II offre à chacun d’entre nous, ainsi qu’aux
compagnons de voyage de notre choix, des billets en première
classe quelle que soit la destination. Ces billets viennent de
l’agence TAM. Il suffit de demander. Je choisis la destination la
plus lointaine alors qu’en réalité, je m’arrête à Paris pour y
réclamer le remboursement de la suite du trajet non effectué. Le
patron de TAM, Ben Saïd Lahrizzi, jouit également d’une
situation de monopole sur les billets du Palais et des Forces
armées royales. Lui, comme beaucoup de dignitaires, tant civils
que militaires, participe à ce petit jeu où tout le monde gagne.
Donc, l’omerta est de mise pour que la roue de la fortune
continue de tourner.
Je deviens même vendeur de sable ! Au moins une fois par
an, avec la complicité d’un adjudant chargé de veiller sur notre
plage privée à Témara, je fais nuitamment enlever du sable par
une noria de camions tout en me plaignant le lendemain, auprès
du poste de gendarmerie le plus proche, du « vol » dont je
prétends être la victime. Comme l’enquête n’aboutit jamais, afin
de calmer mon ire, on me renvoie chaque fois le sable dérobé
– et, en fait, vendu par mes soins.
La cour entière se livre à ce genre de trafics, avec tout ce qui
peut se monnayer – si c’était possible, on vendrait de l’air. Le
domaine royal inclut de grandes propriétés boisées de pins ou
d’eucalyptus, qui sont soumises à une coupe réglée tous les
quatre ans. Il suffit de prélever quelques hectares par-ci par-là,
sur des milliers d’hectares au total, et de revendre le bois à la
petite semaine. De même, à la maison, nous recevons des bons
d’essence en quantité, de l’armée ou de la gendarmerie, pour
une cinquantaine de véhicules de fonction. Là encore, il suffit
d’en revendre une partie. Enfin, Hassan II m’offre deux grandes
chasses par an, pour perpétuer une habitude qu’il avait prise
avec mon père. Le gibier vient de l’élevage de Sa Majesté. Je
cède ma participation à ces chasses royales à des gens aisés qui
me paient sur un compte à l’étranger… Bref, nous faisons nos
classes dans un vaste système de corruption. Le roi ne peut rien
dire parce que c’est son système à lui. Il est dedans, corps et
âme.
Pour moi, le « trafic » n’est qu’un jeu, du banditisme ludique.
Pour mes besoins plus sérieux, j’ai d’autres recours : les amis de
mon père, dont la plupart vivent en Orient et dans les pays du
Golfe. On retrouve là, en premier lieu, Ali Boukhshian, le
milliardaire yéménite qui avait laissé l’ardoise au Hyatt
Regency. Il appartient à la première génération d’immigration
en Arabie Saoudite, avant l’émergence de la Moukawala, la
classe possédante locale nourrie au sein de l’État pétrolier. Ali
Boukhshian aimait mon père comme un fils, au point de dire
non à Hassan II quand celui-ci a voulu travailler avec lui en
nous écartant, nous les héritiers. Le roi a notamment voulu qu’il
développe un projet immobilier sur un terrain de mon père au
cœur de Casablanca. Boukhshian a refusé, quitte à voir ses biens
confisqués au Maroc. En revanche, quand nous avons besoin de
quoi que ce soit, il suffit d’appuyer sur un bouton et lui ou son
frère, Salem, répond sans hésitation. Une autre personne à qui je
peux faire appel est le prince Abdallah al-Fayçal, le fils aîné du
roi saoudien. À lui aussi, son amitié pour moi a valu des
tracasseries au Maroc, en représailles. Mais le prince Abdallah
ne m’a jamais rien refusé. Non seulement il donne mais, en plus,
il donne avec l’élégance du cœur. Ce qui est également le cas du
cheikh Sheem du Qatar que j’ai déjà évoqué.
Last but not least, il y a le secrétaire particulier de Hassan II,
Abdelfettah Frej. Lui, pourtant si proche du roi, répond aussi
toujours présent. Il se comporte comme si les disputes familiales
n’existaient pas. À ses yeux, je suis simplement le fils de mon
père. Il me reçoit chez lui en m’offrant le thé… et tout ce que je
peux lui demander. Je ne sais pas d’où provient sa bonne
disposition à mon égard. Peut-être de sa femme Rita, une
Allemande, une amie très chère de ma grand-mère. Toujours
est-il qu’un jour, curieux de savoir s’il cachait nos relations au
roi, je lui pose la question. Il me répond : « Je suis totalement
loyal à l’égard de Sa Majesté. Mais crois-tu que, si je viens la
trouver pour lui exposer une demande en ta faveur, elle peut me
la refuser sachant que je brasse des milliards chaque jour ? »
Frej était un extraterrestre au Maroc, un homme au-delà des
contingences. Son épouse, obsédée par la nourriture, comptait
les calories à la maison. Il y avait même un cadenas sur leur
frigo, dans lequel n’étaient alignées que de petites pommes
rabougries ! La vie de Frej était archi-réglée, sauf quand il
venait aux États-Unis. Je le rejoignais alors à New York pour
dîner avec lui. À l’époque, il était follement amoureux d’une
jeune et très belle Russe, Ludmila, qui vivait dans cette ville.
Quand Frej n’était pas là, et que Ludmila se plaignait d’être
seule, je l’emmenais dîner. Je lui serinais que Frej était un grand
homme et qu’elle avait bien de la chance qu’il s’intéresse à elle.
Du coup, elle repartait ravie. Bref, je plaidais pour Frej auprès
de la reine de son cœur comme il plaidait, lui, pour moi auprès
de Hassan II.
Sidi Mohammed faisait, lui aussi, du « trafic », bien qu’il fût
serré de près par son père. Sans grand succès d’ailleurs, puisque
les fonctionnaires fermaient les yeux, personne ne voulant
insulter l’avenir sous le règne du futur roi. Personne, sauf le
« grand vizir » de l’époque, Driss Basri, qui favorisait Moulay
Rachid. Entre princes, chacun roulait pour soi. Évidemment,
Hassan II se rendait bien compte que nous disposions de plus
d’argent qu’il ne nous en donnait. Mais, pris dans les rets de son
propre système, il était impuissant. Mon autonomie financière,
au-delà du « trafic », empêchait ma reddition. Du point de vue
du roi, j’étais un foyer rebelle qu’il ne parvenait pas à réduire…
Pour ne pas perdre la face, il lui arrivait de ne pas me donner
mes 5 000 dirhams pendant plusieurs mois, puis de me faire
remettre une valise contenant le multiple de 5 000 dirhams en
billets de dix dirhams, ce qui représentait toujours peu de chose
en valeur mais un beau volume à exhiber ! Hassan II ne
supportait pas que les gens puissent penser que je trouvais des
ressources en dehors de lui et de son royaume. Tout le monde
devait continuer de penser que je vivais de sa munificence. Dans
la tradition du makhzen, on appelle al mouna cette rente doublée
d’un sentiment d’affection. En me faisant porter une valise
bourrée de petites coupures, Hassan II tentait de s’acquitter de
sa part du contrat – matériel autant que moral – à la vue de tous.
Dans un royaume, il ne faut jamais sous-estimer le roi, surtout
quand il s’appelle Hassan II. Même en « jouant » avec lui, on
risque à tout moment de se brûler les doigts, sinon le bûcher.
C’est la leçon que je retiens de l’« épisode Coco ». Ledit Coco,
un mainate au plumage de jais et au bec jaune bien pendu, fait
partie de la ménagerie secrète de Sidi Mohammed dans sa
résidence de Salé, Les Sablons. Hassan II déteste les dobermans
et les BMW. C’est suffisant pour que son fils aîné adore les
cylindrées allemandes sportives, et vive avec un doberman,
nommé Goliath, imposant mais doux comme un agneau. Au
milieu d’une soirée bien arrosée, le roi débarque à l’improviste
aux Sablons. En montant l’escalier, il entend une bordée de
jurons. Il découvre alors non seulement l’existence d’un mainate
que nous soûlons à l’occasion mais, aussi, que l’oiseau imbibé
crache les pires vilenies au sujet du roi traité, entre autres, de
« connard ». Peine capitale ! « Celui-là, je me le ferai servir
demain en tajine avec du citron confit. » La sentence énoncée,
Hassan II repart avec Coco dans sa cage. Après un certain délai,
pour laisser passer l’orage, je le suis au Palais afin d’implorer
grâce pour Coco. Hassan II sursoit à l’exécution mais garde
l’oiseau prisonnier. À la fête de l’Aïd, je reviens à la charge
pour obtenir sa libération. En vain, jusqu’au jour où le roi, non
sans plaisir, dévoile devant Sidi Mohammed et moi Coco dans
sa cage. « Princes, salauds ! », « Vive le roi ! », crie la bête, à
peine le drap soulevé. Nous repartons avec un mainate rééduqué
au haschisch !
III.
L’HÉRITIER
En 1985, je décroche mon diplôme en sciences politiques
avec un mémoire sur « Le mouvement national palestinien ». Je
décide de poursuivre mes études, toujours à Princeton, pour
acquérir une compétence supplémentaire en ingénierie
financière, une science appliquée, en prise avec le réel. Rien ne
m’attire vraiment au Maroc, où le roi traverse de nouveau une
phase acrimonieuse. En 1986, il prendra même la décision de
priver mon frère, ma sœur et moi-même du titre d’« altesse
royale », qui était le nôtre jusque-là. Nous devenons des
« altesses » sans attribut régalien. Pendant des semaines, le
temps de s’y habituer, les speakers à la radio-télévision nationale
diront « le roi Hassan II accompagné de Son Altesse royale,
euh… non, excusez-moi, de Son Altesse… ». Hassan II veut
marquer une distinction plus nette entre ses propres enfants et
les enfants de son défunt frère. Pour le jeune homme que je suis,
tout préoccupé de ma petite personne, c’est une profonde
blessure d’amour-propre, quasiment la fin du monde.
Heureusement, ma grand-mère paternelle, Lalla Abla, me fait
venir pour me dire : « Écoute, tous ces titres viennent de
l’Occident et ne correspondent à rien. Tu n’es ni altesse ni royal,
tu es un chérif. Si Hassan II a pris cette décision, c’est qu’il a
peur que tu fasses de l’ombre à son fils. » En me flattant, elle
m’aide à accepter une décision que je vivais comme une insulte.
Elle sait me prendre. Avec le recul, je me rends compte à quel
point elle avait raison. J’ai été successivement « altesse royale »,
« altesse tout court », « prince rouge », « prince vert », et même
« prince jaune » quand je travaillais en Asie… In fine, mon
compte bancaire, ouvert par Hassan II quand j’étais enfant, a
conservé le même intitulé : « Son Altesse royale Moulay
Hicham. »
Lalla Abla joue un rôle important au Palais. Elle s’y est
d’ailleurs installée, à la différence d’autres reines mères avant
elle, parce qu’elle veut être au cœur du pouvoir, y exercer son
influence. Sans avoir reçu une grande éducation formelle, elle
ne manque pas de discernement et de sens politique. C’est une
grande dame. J’admire qu’à son âge avancé, elle prenne des
leçons de français et d’arabe. Loin de se résigner à son manque
d’instruction, elle cherche à le surmonter. Elle est exigeante,
d’abord envers elle-même. Hassan II, que sa mère appelle
Sidna, « maître » ou « seigneur », la respecte beaucoup. On dit
dans la famille que c’est elle qui a persuadé le jeune roi qu’il
devait conserver un harem. Le conseil n’était pas désintéressé
parce que la multiplication des femmes du monarque renforce la
position de la reine mère. Je crois que Hassan II lui en voulait
secrètement de l’avoir manipulé, mais il n’en a jamais rien dit.
Lalla Abla avait été favorable à mon départ du Collège royal
parce que, tout en souhaitant que je me soumette à son fils, elle
voulait que mon allégeance soit obtenue sans compromission,
dans le respect de mon intégrité. Par conséquent, elle faisait tout
son possible pour déminer mes conflits avec Hassan II ou avec
le prince héritier. « Ne montre pas trop ton intelligence. Bien au
contraire, commets des erreurs pour qu’ils puissent te corriger »,
me répétait-elle, allant jusqu’à me conseiller d’« écrire des lettres
avec des fautes d’orthographe » à Hassan II et de « ne pas lui
dire ce qu’on apprend en Amérique et qu’il pourrait ignorer ».
Chez Lalla Abla, sagesse rimait avec simplicité. Jusqu’à sa mort
en 1992, la reine mère m’a couvert de sa protection dans l’idée
que je devais un jour revenir « intact » à la maison royale.
Hélas, sur ce point, ses vœux n’ont pas été exaucés.
1986, c’est également l’année où ma mère tombe malade. Elle
contracte quelque chose de très bizarre, un désordre nerveux qui
se manifeste au niveau de la mâchoire. Il s’agit d’une affection
vraisemblablement d’ordre psychosomatique dont l’origine
– nerveuse ou bactérienne, peut-être les deux – est inconnue.
Les premières victimes repérées avaient été des pilotes
américains pendant la Seconde Guerre mondiale. On peut donc
supposer que le stress est au cœur de cette maladie. Quoi qu’il
en soit, j’accompagne ma mère au New York Hospital, puis
reste auprès d’elle pour lui administrer le traitement prescrit. Le
docteur Plumb, un éminent neurologue, me prévient que les
substances qu’elle prend vont entraîner une accoutumance. En
effet, après un certain temps, ma mère tombe sous l’emprise de
ses médicaments. Atteinte au point qu’elle ne peut pratiquement
plus parler, elle subtilise les substances non seulement pour
trouver du soulagement mais aussi pour assouvir sa
dépendance. C’est une situation pénible, vraiment déprimante.
Je néglige mes cours pour pouvoir m’occuper d’elle. Je
l’emmène faire de longues marches à pied dans la forêt ou,
mieux encore, dans des terrains accidentés où elle doit se
concentrer sur chaque pas – le but étant de lui faire retrouver sa
contention d’esprit. Mais ma mère s’écroule souvent en cours de
route, physiquement et mentalement. Elle tient alors des propos
incohérents. Tous les soirs, avant de la quitter pour la nuit, je la
fouille à la recherche des pilules qu’elle aurait pu dissimuler. Je
suis totalement désemparé et ne sais plus vers qui me tourner.
Finalement, j’appelle ses sœurs au secours. Alia, l’une de mes
tantes et le pilier de notre famille, viendra dormir avec elle pour
l’empêcher de prendre des surdoses de médicaments. De cette
façon draconienne nous parvenons à la sevrer. À l’automne
1987, ma mère est guérie. Pour ma part, ayant fini mes études
malgré tout, je dois entrer dans la vie active. Mais, dans mon
cas, c’est plus facile à dire qu’à faire. Un prince se doit d’avoir
de l’argent mais il ne peut pas faire des affaires comme un
entrepreneur ordinaire. Cherchez l’erreur…
La succession de mon père n’est toujours pas réglée. Nos
biens restent sous la férule d’un administrateur, qui sert d’écran
à la volonté du roi. Or, Hassan II n’est pas prêt à abandonner
ses visées sur le patrimoine de son frère et, encore moins, à me
donner les moyens matériels d’une totale indépendance. De son
point de vue, il est donc urgent d’attendre. Moi, au contraire, je
piaffe d’impatience. Finalement, nous nous mettons d’accord
sur un projet immobilier dans le Nord, sur la « Riviera
marocaine ». Il s’agit de mettre en valeur cinq hectares
constructibles à côté de M’diq, près de Tétouan, en y érigeant
187 habitations, pour un coût total équivalant à environ
15 millions de dollars. Je baptise le projet Ksar el-Rimal, le
« palais des sables ».
Hassan II traverse une mauvaise passe. Il est recroquevillé sur
lui-même, extrêmement égoïste, au point de négliger les devoirs
de sa fonction. Il est surtout paresseux. Détail révélateur, il
garde toute la journée les mêmes chaussettes blanches qui vont
aussi bien avec sa tenue de golf qu’avec sa djellaba d’apparat
qu’il revêt pour recevoir les lettres de créance des ambassadeurs.
Il renâcle au moindre effort, fût-il d’ordre protocolaire, et joue
sans cesse au golf. Par ailleurs, il est encore plus
systématiquement en retard qu’à son habitude. Ce qui n’est pas
peu dire. Un jour, il avait fait attendre la reine Élisabeth
d’Angleterre, dont l’avion avait été obligé de tourner dans le ciel
pendant une heure, le temps que Hassan II arrive à l’aéroport
pour l’accueillir. L’avanie avait été évoquée au Parlement
britannique lors d’une séance de questions pour interpeller le
gouvernement… Au cours de cette même visite, le roi était aussi
arrivé en retard au dîner officiel. En guise d’excuse, il avait
invoqué des coupures de courant au Palais puis, sans doute pour
justifier ses dires peu convaincants, avait fait sauter les plombs
en plein dîner ! Par ces puérilités, cherchait-il à signifier que la
monarchie alaouite était plus ancienne que la cour
d’Angleterre ? Toujours est-il que Hassan II avait fait preuve de
la même insolence à l’égard du roi Hussein de Jordanie lorsque
celui-ci séjournait en visite privée au Maroc. Il avait débarqué
chez lui en jodhpur, comme pour dire : « Tu fais partie d’une
monarchie de rien du tout. Donc, pourquoi je ne me pointerais
pas chez toi en culotte de cheval ? » Hussein avait été tellement
choqué que, le soir même, il avait pris l’avion pour rentrer à
Amman.
Prévenu des humeurs peccantes du roi, je décide de frapper
un grand coup pour désamorcer toute volonté d’obstruction ou
de sabotage de Hassan II. À cette fin, je fais appel au plus gros
calibre de l’entrepreneuriat au Proche-Orient. Pour les études du
projet, je m’associe à Kamal Shair, le patron jordanien de Dar
al-Handasah, la « maison de l’engineering », dont le siège est à
Beyrouth mais qui a des bureaux dans le monde entier : pour la
construction, je m’en remets à Saïd Khoury, le PDG palestinien
de CCC (Consolidated Contractors Company), sise à Athènes,
un temps la 16 entreprise mondiale de BTP ; enfin, pour le
financement, je sollicite Abdelmajid Shuman, le patron
palestinien de l’Arab Bank, basée à Amman. Bien entendu, cette
force de frappe est totalement disproportionnée par rapport à
mon projet de dimension modeste. Mais, avant même que Colin
Powell n’en développe le concept, je fonde ma stratégie sur un
overwhelming power pour réduire à néant toute velléité
de résistance. Mes trois associés sont partants pour des raisons
diverses. Kamal Shair est un grand ami de ma famille et sera
mon mentor en affaires. C’est un homme brillant, fils d’un
cosaque « cherkass » (circassien). Très clair de peau, très droit,
il m’apprend à réfléchir avec un coup d’avance. Il ouvre toute
son organisation pour moi : à n’importe quel moment je peux
utiliser les ressources de son entreprise pour une étude, une
e
fiche. Saïd Khoury a un profil très différent. Il est associé en
Arabie Saoudite avec l’ex-mari de ma tante Mouna, le prince
Talal. C’est un autodidacte palestinien qui a commencé en
écumant lui-même le désert, dormant sous la tente, pour voir
comment on allait construire telle route, tel pipeline, tel pont. Il
m’a adopté et intégré à sa famille. Enfin, en bon Palestinien,
Abdelmajid Shuman est de l’aventure rien que pour ennuyer un
roi « modéré », si commode pour les Américains et leur
politique au Proche-Orient. C’était un des plus grands financiers
du monde arabe, très méfiant à l’égard des pouvoirs politiques.
Ne jamais sous-estimer Hassan II… Le roi me voit venir à la
tête de ce corps expéditionnaire moyen-oriental. Il tente d’abord
l’esquive. Il me propose un partenariat avec lui – ce qui est sans
précédent au royaume où le roi règne sans partage. J’essaie de
me dérober. « Sire, vous êtes mon roi, je ne puis accepter.
— Mais si, puisque je le veux ! » Joignant le geste à la parole,
il me remet un chèque d’une valeur de 5 millions de dollars. Je
suis pris de court mais me rends vite compte que je ne dois pas
encaisser ce chèque, sous peine de compromettre mon
émancipation. Je prends donc mon courage à deux mains et
rapporte le chèque au roi. Il me regarde, stupéfait : « Mais ce
n’est pas le premier chèque que tu reçois de moi !
— Non, mais, cette fois, c’est différent. Je ne veux pas être en
affaires avec ma famille, cela me donne mauvaise conscience. »
Le lendemain, Hassan II envoie chez moi une camionnette
chargée de cantines contenant, en liquide, l’équivalent en
dirhams de 5 millions de dollars, pour notre joint-venture. « La
part du roi, de la part du roi », m’explique, assez joliment,
l’émissaire au volant. Je saisis sur le moment que Hassan II
vient de commettre un faux pas. Sauf au pays de la mafia, on
n’entre pas dans une affaire en envoyant une montagne de
cash… Je saute donc dans la cabine et raccompagne le chauffeur
au Palais. Le roi comprend qu’il a poussé le bouchon trop loin.
Il bat en retraite. « Pas de problème. Tu fais comme tu veux.
Simplement, il faudra que toi et ta troïka me soumettiez vos
plans, vos études, tout… Tu es prince, il faut que ça soit du
sérieux ! »
Nous voilà donc convoqués pour un examen de passage.
Maître du protocole, Hassan II soigne notre mise en condition.
Il nous fait attendre pendant trois heures, puis oblige mes amis à
se déchausser alors qu’il nous reçoit dans son bureau, un espace
public. « Pas toi, bien sûr ! » me dit-il pour mieux mettre en
relief la différence entre les membres de la famille royale et les
trois roturiers que je lui ai amenés pour de vulgaires affaires.
Enfin, en guise de contradicteur, le roi a fait venir le directeur
général de la Société africaine du tourisme (SAT), notre
concurrent public pour des constructions en bord de mer… Je
proteste contre cette procédure biaisée. « Mais pourquoi ? La
SAT est une société d’État, l’État c’est moi, et moi je suis
impartial. Donc, tout va bien. » La suite est à l’avenant – mais
pas la fin. En sortant de l’audience, mes trois compères ne
demandent qu’à faire monter les enchères. « Ton oncle a voulu
nous écœurer, mais il nous a seulement motivés. » Loin de
s’ébouler, mon palais des sables finira bien par sortir de terre !
En novembre 1988, Sidi Mohammed s’installe à Bruxelles
pour y effectuer, dans la foulée de ses études de droit, un stage
chez Jacques Delors, alors président de la Commission
européenne. De mon côté, je croise le prince Hassan de
Jordanie, le frère du roi Hussein et, à cette époque, son
successeur désigné. Hassan, un bon ami de mon père, est la
grande vedette du Moyen-Orient. Moderne et intelligent,
diplômé d’Oxford, il montre un nouveau visage du « prince
arabe ». Je lui demande de bien vouloir me prendre comme
stagiaire dans son cabinet. Ayant obtenu son accord, je file chez
mon oncle : « Quelle chance ! Le prince Hassan de Jordanie me
propose de rejoindre son cabinet pour un stage. Sidi
Mohammed a commencé par l’Orient et poursuit maintenant en
Occident. Moi, j’ai commencé par l’Occident et je voudrais
continuer ma formation en Orient. » Hassan II ne peut pas
refuser, après tout ce qu’il a dit sur les « dangers » de
l’Amérique. Contre son gré, il me laisse partir.
Pendant un an et demi, je travaille pour le prince Hassan à
Amman. Je deviens familier de cette capitale à l’architecture si
particulière, avec ses belles pierres calcaires, d’une blancheur
aveuglante au soleil. Je comprends de l’intérieur un pays sans
ressources propres, guère viable d’un point de vue économique,
ethniquement divisé et irrévocablement imbriqué dans le conflit
arabo-israélien. Je m’occupe en particulier des ONG et du think
tank du prince, du dialogue interreligieux et des relations avec
les pays du Golfe. Mais je suis associé à tous les projets, de
l’exploitation offshore du phosphate à la coopération bilatérale
avec l’Italie de Bettino Craxi, qui tente d’innover en matière
d’aide au développement. Infiniment généreux, Kamal Shair ne
rechigne à aucune étude de faisabilité, aucune consultance
gratuite que je lui demande pour son pays d’origine. Moi-même,
je me mets à travailler avec des bases de données et à faire des
études de régression en me félicitant de mes deux maîtres à
penser à Princeton, Harold Kuhn et George Ross, qui m’ont
donné le goût de la recherche opérationnelle. La Jordanie est
pour moi une école de gouvernance. J’y jouis de la confiance
d’un homme de rigueur, le prince Hassan, qui assure le back
office de son frère, le roi Hussein, sur le trône – le rêve de mon
père ! Le prince hachémite est comme un oncle pour moi.
Expression sincère de mon respect, j’embrasse son épaule en
public comme je n’ai jamais embrassé la main de mon vrai
oncle, Hassan II. En Jordanie, je vois souvent le roi Hussein. Il
m’invite à dîner. Il m’emmène faire le tour de « ses » tribus, qui
sont le socle de sa dynastie. Doté d’une indéniable intelligence
tactique, c’est ce que l’on appelle un grand manœuvrier, même
s’il agit avec moins de brio que Hassan II.
Au cours des dix-huit mois de mon séjour en Jordanie, je
retrouve fréquemment, le week-end, Sidi Mohammed à
Bruxelles, au Proche-Orient ou au Maroc. Nous avons plaisir à
nous revoir en dehors de la cloche pressurisée qu’est le palais de
Hassan II. Le roi lui-même semble puiser du tonus dans
l’armistice familial qu’entraîne notre éloignement. Il reprend
l’initiative dans l’affaire du Sahara occidental pour préparer le
référendum d’autodétermination qu’il a dû concéder en 1981.
Son plan, en deux temps : il veut cimenter d’abord le fait
accompli de la présence marocaine, à la suite de la Marche verte,
en déversant les bienfaits de l’État-providence sur le Sahara
occidental. Dans « nos » provinces sahariennes, les produits de
base sont grandement subventionnés et les salaires dans la
fonction publique majorés de 25 %. El-Ayoun se métamorphose
en une ville moderne. Le roi consent ces efforts pour
transformer sa victoire de fait, grâce à la Marche verte, en
victoire de droit, dans les urnes. Pour cela, il cherche ensuite à
faire passer le corps électoral recensé par l’ONU de 100 000 à
200 000 électeurs, de façon à noyer les Sahraouis partisans de
l’indépendance dans la masse des votants favorables à
l’intégration dans le royaume. Hassan II ne veut accepter qu’un
« référendum confirmatif ». Il pense sincèrement qu’il peut
remporter le vote. En vérité, trop courtisés, les Sahraouis ont le
sentiment que l’on cherche à les acheter. À ce jour, un grand
nombre d’entre eux s’estiment « colonisés », tandis que les
Marocains croient être simplement rentrés « chez eux ».
À la fin des années 1980, en même temps qu’il se consacre au
Sahara occidental, Hassan II déploie une intense activité
diplomatique. Le monde arabe reste divisé entre le « camp du
refus » et les « modérés ». Le roi du Maroc est le dirigeant arabe
le plus franchement engagé en faveur de l’Occident. Si le
panarabisme est mort avec Nasser, ses effluves continuent
cependant d’imprégner l’air du temps. Par rapport aux tenants
du nationalisme panarabe (kaomyia), Hassan II se détache
comme le héraut d’une libération nationale (watanyia) que le
retour d’exil de son père avait fait aboutir. Il bénéficie d’une
légitimité incontestable dans la lutte anticoloniale. Il peut se
prévaloir, par ailleurs, de son titre de Commandeur des
croyants. Son père ayant protégé les juifs marocains, les
Israéliens – nombreux à être issus de l’immigration marocaine –
le voient également d’un bon œil. De surcroît, la manière dont
Mohammed V avait protégé les juifs marocains est perçue dans
le monde arabe comme un honneur fait à l’un des grands
principes de l’âge d’or musulman. La marge de manœuvre de
Hassan II est d’autant plus grande que les Arabes du Golfe
renâclent à s’afficher comme alliés de l’Occident. Leur attitude
ne changera qu’avec l’engagement américain dans les deux
guerres du Golfe. Avant 1991, Hassan II jouit ainsi d’un quasimonopole
diplomatique. En plus, il est à l’abri de toute critique
occidentale dans la mesure où Washington, Paris et Londres se
gardent de dénoncer des atteintes aux droits de l’homme, sous
prétexte de « spécificité arabe ».
Tous ces facteurs, conjugués à un savoir-faire indéniable et à
un toupet monstre, font de Hassan II un personnage
incontournable sur la scène internationale. Le revers de la
médaille, c’est que le roi semble s’ennuyer au Maroc. Hassan II
trouve les Marocains trop courtisans, trop déférents, trop dociles
– alors qu’il les a rendus ainsi. En fait, il se pense trop grand
pour son « petit » pays.
Le Maroc devient alors la patrie des sommets arabes. Le rituel
est rodé : les ministres des Affaires étrangères des pays arabes se
réunissent quelque part pour demander au Maroc d’organiser un
sommet ; le Maroc accepte ; le sommet se tient pour entériner les
résolutions négociées d’avance. Hassan II ouvre les
réjouissances par un discours destiné à montrer combien il est
plus intelligent que les autres. Entre Bédouins et usurpateurs ou
lieutenants de caserne, il se donne le rôle du Commandeur des
croyants. Il prend tout le monde de haut. Il n’y a que Saud alFayçal
qui peut décemment lui tenir tête, en bon princetonien.
Pendant les délibérations qui suivent, Hassan II garde ses
écouteurs à l’envers et fume des Marlboro light avec son fumecigarette.
C’est ainsi qu’il apparaît à la télé. Relax, comme s’il
était attablé pour manger un bon steak. Les Marocains sont
ébahis, impressionnés, fiers de leur roi. Après le sommet, un
groupe de contact est constitué puis, pour finir, Hassan II est
mandaté pour aller expliquer aux États-Unis la position arabe.
Bref, Hassan II finit par personnifier la cause arabe, du moins
telle qu’elle est présentée à l’Occident. Il en devient le visage.
Même les initiatives du roi Fahd d’Arabie Saoudite – comme le
plan arabe de paix adopté en septembre 1982 à Fès – sont
portées au crédit de Hassan II puisqu’il en est le courtier. À ce
titre, il en engrange les bénéfices. Parallèlement, le roi du Maroc
est omniprésent dans les affaires israélo-palestiniennes à travers
le comité Al-Qods (Jérusalem) qu’il préside. Il se trouve
également en pointe sur le front de l’Union du Maghreb arabe.
Enfin, Hassan II joue un rôle essentiel dans la signature, en
1988, de l’accord de Taëf visant à mettre fin à la guerre civile au
Liban. En 1990, quand les armes se tairont à Beyrouth, cette
trame sera inscrite dans la Constitution libanaise. Aux yeux de
beaucoup de Libanais, elle consacre la mainmise syrienne sur
leur pays. Hassan II avait perçu ce danger et, lors des
négociations à Taëf, réclamé aux Syriens un calendrier de
retrait. Mais le roi Fahd s’était satisfait d’un engagement de
principe. La suite devait donner raison au roi du Maroc.
À sa grande époque géopolitique, Hassan II a pour
interlocuteurs favoris des figures de la guerre froide, des
hommes qui placent la raison d’État au-dessus de tout. Je pense
notamment à Henry Kissinger ou Alexandre de Marenches, avec
lesquels le roi aime à faire des tours d’horizon stratégiques, des
heures durant. Il en va de même pour le général américain
Vernon Walters, qui est un homme des « services », un milieu
qui fascine Hassan II. En effet, le roi est persuadé que les
« vraies » décisions se prennent et se comprennent dans
l’ombre. Par exemple, après avoir consenti à l’Union araboafricaine
avec Kadhafi en 1984 – une décision qui affole
l’administration américaine – il ne fait pas venir l’ambassadeur
américain à Rabat pour lui en expliquer le fond et le tréfonds,
pas plus qu’il ne dépêche un diplomate marocain au
Département d’État à Washington. Plutôt, il envoie l’un de ses
proches, Reda Guedira, au siège de la CIA à Langley, en
Virginie, qu’il considère comme le centre névralgique du
pouvoir américain.
Le 9 novembre 1989, le jour de la chute du mur de Berlin, je
me trouve à Paris. Je songe à partir avec un ami en Allemagne
quand Hassan II m’appelle pour me demander de rentrer au
Maroc. J’interprète la chute du Mur comme la preuve que tout
est possible, que l’on peut tout voir advenir dans sa vie. Je ne
crois pas à la « fin de l’Histoire » de Francis Fukuyama, à la
radieuse éternité d’un monde occidentalisé, adepte de
l’économie de marché et de la démocratie. Je vois en Karl Marx
moins un philosophe qu’un penseur dans la grande lignée des
économistes conscients de la pierre de l’Histoire qui roule. Le
« royaume de la nécessité » est la base, sinon de tout, du moins
de beaucoup. Pour autant, je ne suis pas marxiste mais libéral.
Entre Raymond Aron et Jean-Paul Sartre, je choisis sans
hésitation Aron. Lequel n’était pas un apologiste de la jungle ; il
croyait au rôle régulateur de l’État. Je le suis sur ce terrain, qui
est celui de la « social-démocratie » selon la terminologie
occidentale.
Au lendemain de la chute du mur de Berlin, alors que nous
marchons côte à côte sur un green de golf, Hassan II me dit au
sujet des régimes en déroute après la fin de la guerre froide :
« C’est un jeu de “tu l’as”. L’essentiel est de faire bien attention
à ne pas être touché. Ensuite, cela passera. Le jeu s’arrêtera. » Il
n’a aucune envie d’être touché, d’être contaminé par la faillite
systémique. Il est immensément fier d’être l’héritier d’une vieille
dynastie, et il n’entend pas être celui par qui la fin arrive.
À la même époque, nous visitons le grand palais de Meknès.
Ce lieu, qui fut le cœur du royaume, est abandonné. À
l’exception du mur d’enceinte, tout y est délabré. D’ailleurs,
nous déjeunons par terre, sur des tapis apportés par
l’intendance. Seul ce qui fut jadis la chambre du sultan Moulay
Ismaïl est aménagé pour la circonstance, afin que Hassan II
puisse y faire sa sieste. Pendant ce temps, il nous laisse quartier
libre. Ne sachant que faire, je traîne mes guêtres dans les ruines,
jusqu’à ce que Hassan II revienne vers moi : « Viens, je vais te
montrer quelque chose. » Nous traversons des cours successives
en empruntant un chemin en pente. Il nous conduit dans un
sous-sol, une gigantesque salle très haute de plafond. Les murs
sont jalonnés de gros anneaux en fer. Ce sont des écuries
souterraines. « Ici, des milliers de chevaux pouvaient être
réunis, m’explique le roi. Ce fut l’équivalent de la 6 flotte en
Méditerranée, la façon de Moulay Ismaïl de projeter sa
puissance vers l’extérieur. » Je sens, et cela n’arrive pas
souvent, que Hassan II s’interroge sur la vraie grandeur, une
e
grandeur dont il admet qu’elle le dépasse. Il n’en est que le
réceptacle éphémère. À cette échelle, même Hassan II est mal à
l’aise et humble. Comme pour dissiper la gêne, il me dit :
« Viens, je vais encore te montrer autre chose. » Nous quittons
la salle, gagnons une cour dotée d’un jardin et entourée d’une
haute muraille en terre. À l’approche, je relève qu’un pan assez
large du mur a été rénové. Hassan II y appose sa main : « La
légende veut que la fille de Moulay Ismaïl, Lalla Yaqout, ait été
emmurée ici pour avoir refusé d’épouser l’homme que le sultan
avait choisi pour elle dans le cadre d’une alliance politique. On
dit que, le soir, on entend ses cris. J’ai donc restauré ce mur car,
si jamais il s’effondrait et qu’on trouvait ses restes, ce serait très
grave.
— Mais si on ne la trouvait pas, lui fais-je remarquer, on se
rendrait compte que ce n’est qu’une légende. » Il me répond :
« Oui, et ce serait encore plus grave. » Ce qui veut dire : vraie
ou fausse, cette légende est une leçon de gouvernance qui, en
tant que telle, doit être protégée pour traverser le temps. Ancré
dans notre imaginaire collectif, le crime commis contre un
individu peut se muer en gage de stabilité.
En 1989, le roi Hussein me dit qu’il est temps que je rentre au
bercail. Pour ma part, je n’étais pas pressé. Dès mon retour de
Jordanie, Hassan II me convoque en présence de son épouse.
Là, pour la première fois depuis longtemps, je crois qu’il me
parle avec sincérité : « Écoute, toi et moi, on a pris un mauvais
départ. Tu ne m’as pas toujours compris mais tu étais jeune.
Maintenant tu es adulte. Ton projet au Nord, tu veux le faire ?
Alors, fais-le avec qui tu veux. Aujourd’hui, tu es mon
troisième fils parce que je t’ai choisi, et non pas parce que je t’ai
hérité de ton père. Bienvenue chez moi ! » Rendue solennelle
par la présence de sa femme, pour qui j’ai beaucoup d’affection
et qui me le rend bien, cette déclaration marque un nouveau
tournant dans mes relations avec mon oncle. À partir de ce jour,
et jusqu’en 1994, Hassan II fait de grands efforts de
compréhension à mon égard. Nous nous voyons tous les jours.
Pour la première fois, il me donne le sentiment d’être très
proche de lui, et en même temps libre.
Malheureusement, pendant cette même période, je serai le
témoin, extrêmement gêné, des relations tendues entre Hassan II
et son fils aîné. Partout, le roi fait des scènes au prince héritier,
dans la voiture, au moment d’aller à la prière ou à la sortie du
Conseil des ministres. Hassan II est injuste, en fait jaloux à
l’idée que Sidi Mohammed lui succédera un jour. En même
temps, il se ronge les sangs parce qu’il ne parvient pas à
façonner le prince héritier à son image. Au fond, Hassan II se
veut immortel. Dans un moment de rage, j’avais une fois lancé à
l’un de ses conseillers : « Le roi n’est pas éternel. Lui aussi doit
mourir un jour ! » Le conseiller avait rapporté le propos à
Hassan II. Lequel avait répondu qu’il gouvernerait même depuis
sa tombe. Aujourd’hui, je me demande parfois s’il n’a pas eu
raison.
Rétrospectivement, je me demande aussi si le roi ne s’est pas
joué de moi et de son fils aîné. Ne s’est-il réconcilié avec moi
que pour mieux me prendre à témoin des humiliations qu’il
infligeait au prince héritier ? Il lui reprochait sans cesse son
manque de sens politique en sous-entendant que j’avais bien
plus de gouverne. Évidemment, mes relations avec mon cousin
s’en trouvaient empoisonnées alors qu’elles avaient été
excellentes. Je prenais souvent la défense du prince héritier mais
c’était peine perdue. En 1993, Sidi Mohammed s’est épanché
dans Paris Match : « Mon père me dit que, si je ne fais pas
l’affaire, il peut toujours passer le pouvoir à mon frère ou à mon
cousin germain. » Le journal à la main, je vais voir Hassan II.
« Vous voyez ce que ça me vaut ? Vous créez des problèmes
entre mon cousin et moi. » Il me répond : « Tu crois qu’on est
une famille d’épiciers et qu’on ferme la boutique à cinq heures
du soir ? Je fais ce que je veux ! Et ce que j’ai à dire à mon fils,
c’est pour le bien de notre pays que je le lui dis. » Sur ce, il
convoque Sidi Mohammed. « Toi, tu m’as mis dans le pétrin en
portant nos affaires sur la place publique ! » Il s’ensuit une
scène terrible entre nous trois. Le roi a tout fait pour nous
dresser l’un contre l’autre et, ce jour-là, on peut dire qu’il
touche au but. Il pense peut-être que la combativité dont il
estime que son fils manquait pour régner va naître de sa rivalité
avec moi. Mais le résultat est totalement négatif : du
ressentiment pur chez le prince héritier. Tout ce que Hassan II
va provoquer à terme, c’est une brouille monstre sans aucun
bénéfice pour le pays.
Sur le tard, le roi a des regrets et tente de réparer ce qu’il a
détruit. Il nous réunit, Sidi Mohammed et moi, en nous disant
que nous sommes des frères, que « les choses sont allées trop
loin ». C’est trop peu, trop tard… Au début des années 1990,
mes relations avec Sidi Mohammed ont été tuées par le venin du
pouvoir que Hassan II a instillé.
Sur le moment, je ne m’en rends pas compte. Entre 1989 et
1994, je suis grisé par la liberté qui m’est laissée. Je crois que le
roi pense à sa succession et qu’il nous prépare, les uns et les
autres, à occuper différentes fonctions dans l’État, à jouer
chacun sa partition. Dans cette perspective, je prends de plus en
plus d’initiatives. Des chefs d’État comme le Syrien Hafez elAssad
m’appellent pour passer des messages au roi. En retour,
je transmets les réponses de Hassan II. Les deux hommes se
détestent et évitent de se parler directement. En 1985, mon oncle
avait voulu organiser un sommet de soutien pour Arafat, lequel
avait fait un pied de nez à la Syrie en transférant le QG de l’OLP
de Tripoli, au Liban, à Tunis plutôt qu’à Damas. Dans ce
contexte, Hafez el-Assad avait envoyé à Hassan II une lettre
menaçante. Mon oncle lui avait sèchement répondu qu’il n’avait
pas peur, qu’il avait l’habitude de la violence depuis notre lutte
de libération – et, bien entendu, il avait maintenu son sommet de
soutien à Arafat.
Hassan II se méfiait profondément de Hafez el-Assad,
l’animal froid de la guerre froide. Il ne supportait pas de voir
l’Amérique faire la cour à un personnage qu’il méprisait comme
un lieutenant de caserne devenu général, mais incapable
d’aligner deux mots faute de culture générale. Certes, en tirant
sur les ficelles, il tenait le Proche-Orient en haleine, ayant fait de
son pays la clé de voûte de la région. À ce propos, Kissinger
répétait au roi : « On ne peut pas faire la guerre sans l’Égypte,
mais on ne peut faire la paix sans la Syrie. » Hafez el-Assad, de
son côté, reprochait à Hassan II de se mêler de ce qui ne le
regardait pas. Il faut dire que mon oncle était allé jusqu’à
octroyer à l’un des frères du président syrien, Rifat el-Assad,
qui était entré en dissidence armée, des passeports marocains,
pour lui et toute sa famille. Hafez el-Assad ne le lui a jamais
pardonné.
Le 2 août 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït. Chez
nous, la première conséquence en est que… Hassan II découvre
CNN. Il me convoque pour savoir qui est Ted Turner. Je le lui
explique. Il se fait installer des paraboles, un téléviseur au
cabinet royal et un autre dans sa chambre à coucher. Il me dit
qu’il trouve « ça » plus fiable que ce que lui raconte son étatmajor
! Le Maroc ayant signé un traité de défense avec l’Arabie
Saoudite, il se range du côté de la force multinationale en dépit
du large soutien dont l’Irak jouit au sein de la population
marocaine. Hassan II est contrarié de s’inscrire ainsi en porte à
faux par rapport à son opinion publique. Mais, monarque
absolu, il est encore bien davantage contrarié par le fait qu’il ait
à se soucier de ce que pense « son » peuple, de ne pas avoir les
coudées totalement franches pour faire ce qu’il veut, sans
risque. Dans sa tête, il se dit : « Moi, le Commandeur des
croyants, j’en suis là ! »
Hassan II mise sur la victoire des Américains. Mais une chose
le tracasse : pourquoi un homme aussi avisé que le roi Hussein
de Jordanie s’est-il rangé dans la coalition adverse, aux côtés de
Saddam ? Hassan II est convaincu que ce choix cache quelque
chose qui lui échappe. Après un Conseil des ministres, il
s’interroge devant un groupe restreint dont je fais partie : « Je ne
comprends pas. Voilà un type [Saddam Hussein] qui va se faire
exploser et dont le pays va être occupé comme l’a été
l’Allemagne. Comment un homme aussi intelligent que le roi
Hussein peut-il s’embarquer à ses côtés dans une folie pareille ?
À moins qu’il ne sache que Saddam dispose d’une arme
secrète… »
Comme le roi Hussein devait me l’expliquer plus tard, il
s’agissait en fait d’un calcul politique : le roi jordanien pensait
que Saddam Hussein, qui était par ailleurs son principal bailleur
de fonds, allait agir de manière sensée et se retirer à temps du
Koweït, possiblement en restant sur le site pétrolifère de
Boubyane, mais sans provoquer la constitution contre lui d’une
coalition mondiale. Au même titre que le raïs irakien, Hussein
aurait alors été un héros dans le monde arabe. De surcroît, il
serait devenu un intermédiaire indispensable. Il n’imaginait pas
que Saddam, en Bédouin jamais sorti de chez lui et entouré de
béni-oui-oui n’osant pas le contrarier, allait persister et
s’enferrer jusqu’à la garde.
Quoi qu’il en soit, Hassan II me convoque pour me confier
une mission : « Je veux que tu tires cette affaire au clair. Je veux
savoir si Saddam, qui prie devant les caméras et fait inscrire
Allah Akbar sur son drapeau alors qu’il n’est qu’un najous [un
faux dévot], a quelque chose en tête ou une arme secrète. Moi,
je n’arrive à rien car les pays occidentaux veulent absolument
lui casser la gueule, et je n’obtiens d’eux aucune information
fiable. » Je reviens au Palais, le lendemain, pour lui expliquer
que, n’étant pas à moi tout seul un service de renseignements, je
ne pourrai rassembler que des faisceaux d’indices – pas la
moindre certitude. Hassan II s’engage sur ce pari. Il me dit :
« Parfait, je te donne un chèque en blanc, mais je veux savoir
très vite. » Je contacte aussitôt des amis à Amman, des gens bien
placés dans l’armée qui sont en contact avec des officiers de
Saddam Hussein et avec sa famille. Je reçois énormément de
monde, à qui je distribue des cadeaux de reconnaissance, des
boîtes de cigares, des costumes, cinq Mercedes 560 SEL… Bref,
l’affaire prend de l’ampleur. Ce qui n’échappe pas à Hassan II.
Tous les deux jours, il me convoque et, sans relever la tête de
son bureau, brandit une nouvelle facture. « Pour qui ? » Je
réponds : « Vous voulez l’info ou pas ? » Finalement, le roi me
fait venir pour me dire que je ne peux plus offrir des nuitées à
l’hôtel Plaza-Athénée à Paris. Il explose : « Enfin, Saddam a-t-il
une arme secrète ou non ? » Je reconnais que je ne le sais
toujours pas. « Tu dis ça pour me saigner à blanc ! »
Je décide de frapper un grand coup. Je demande à l’intendant
du roi de mettre à ma disposition 250 000 dollars. Je veux
rencontrer à Genève Georges Sarkis, un poids lourd – au sens
propre aussi : il pèse 150 kilos – parmi les marchands d’armes.
Il a traîné ses guêtres à Amman et livré des armes à Saddam. Je
veux lui faire miroiter de lucratives affaires au Maroc. Les
250 000 dollars en seraient l’avant-goût. Mais quand Hassan II
apprend que je me suis arrangé avec son secrétaire pour
récupérer en Suisse les 250 000 dollars, il me convoque et me
reproche de l’embarquer dans « une histoire de loubards de
quartier ». Il fait tout annuler. Plus de cadeaux, plus de PlazaAthénée,
plus de ligne de crédit… « Je ne vais pas te laisser
partir pour aller flamber mon argent ! » Sans fonds, je parviens
tout de même à savoir ce que Saddam avait commandé à Sarkis.
Nous en déduisons qu’il n’aurait pas acheté ce type d’armes s’il
se préparait à une guerre chimique ou nucléaire. Hassan II
conclut au bluff de Saddam. Il s’attend à ce qu’il se fasse
« casser la gueule ». C’est ce qui arrive. Auparavant, à minuit
moins cinq de la crise irakienne, le roi prononce un grand
discours à la télévision pour adjurer Saddam de sortir du
guêpier. Or, en privé, il nous dit, à Moulay Rachid et à moi :
« J’espère que ce salaud ne m’entendra pas ! »
Politique jusqu’au bout des ongles, Hassan II n’a pas pratiqué
la reconnaissance du ventre à l’égard de Saddam Hussein.
Pourtant, le maître de Bagdad avait été le plus généreux de tous
les soutiens extérieurs qui aidaient régulièrement son régime. Il
donnait vraiment beaucoup, des cargaisons entières de pétrole. Il
avait énormément d’estime pour mon oncle, pour sa double
culture à cheval entre l’Occident et l’Orient, pour son habileté
de roi alaouite sachant s’y prendre avec les démocraties
occidentales. À son tour, Hassan II le flattait d’avoir réalisé
l’unité de son pays. Par ailleurs, tous deux étaient unis dans leur
refus des positions syriennes. Mais cela n’allait pas plus loin.
Hassan II payait mal en retour l’admiration que lui vouait
Saddam Hussein. Il méprisait l’« inculte de Bagdad ».
À force de parcourir le monde pour élucider les dessous de la
première guerre du Golfe, je perds une bataille sentimentale,
avec Hassan II en grand témoin de ma défaite. Encore
célibataire à ce moment, j’avais une petite amie américaine, une
actrice-mannequin. Ne me voyant plus, réduite à la portion
congrue d’appels erratiques en provenance du Golfe ou
d’Europe (nous sommes avant les téléphones portables), elle
décide sur un coup de tête de se rendre au Maroc pour tirer
l’affaire au clair. Elle débarque à l’aéroport de Rabat, en grande
tenue et capeline. Ne connaissant rien au pays ni personne, elle
demande au chauffeur du taxi de l’emmener « au Palais » !
Déposée au méchouar, elle y sème une certaine confusion en
cherchant à faire comprendre son désir de me rencontrer. Or, le
hasard veut que Hassan II déjeune sur la terrasse en solitaire et
observe sa cour à la jumelle. Mon amie retient son attention. Il la
fait venir et apprend ainsi son chagrin d’amour. Lui ayant offert
son mouchoir pour épancher ses larmes, il la renvoie en
Amérique en lui conseillant de m’oublier « au plus vite ». À
mon retour au Maroc, il nous fait servir un tajine en insistant
lourdement sur le fait qu’il préfère, lui, le poulet beldi (local) au
poulet roumi (étranger) gonflé aux hormones. Comme je n’y
comprends goutte, il me prend à part en sortant de table. « Règle
tes affaires de cœur », me dit-il, avant d’ajouter : « Ce n’est pas
très gentil ce que tu fais. »
De la même façon que Hassan II a joué l’Amérique gagnante
lors de la guerre du Golfe, il avait dans le passé joué la France,
par exemple lors des interventions militaires au Shaba-Katanga,
au Zaïre de Mobutu à la fin des années 1970. Mais il savait alors
que Paris agissait pour le compte du camp occidental dans son
ensemble, avec le feu vert de Washington. Le roi admirait
l’Amérique, sa vitalité crue, son esprit d’entreprise, sa puissance
inouïe. Il savait aussi que les Américains étaient capables de
lâcher un allié à tout moment, une fois qu’ils l’avaient pressé
comme un citron. Il était donc sur ses gardes. L’idéal pour lui
consistait à entretenir de bonnes relations avec les deux
« grands » pays. En bon musulman, il prétendait à plusieurs
épouses légitimes… Mais sa vraie épouse était l’Amérique, et la
France plutôt sa maîtresse. Bien sûr, Hassan II avait plus
d’affinités culturelles avec la France. Cependant, le « grand
jeu » auquel il voulait participer, il ne pouvait le jouer qu’avec
les Américains. Dès le début des années 1980, le roi est ainsi
sorti de la trame postcoloniale française, du moins de la
prétention à l’exclusivité tutélaire, en multipliant les voyages
officiels aux États-Unis. Il s’est mis à jouer un rôle géopolitique
dans le sillage de l’Amérique et à engranger la rente stratégique
qu’il recevait, en échange, de Washington.
En novembre 1990, la parution du brûlot de Gilles Perrault,
Notre ami le roi, ouvre un gouffre béant entre Paris et Rabat.
C’est la plus grave crise bilatérale depuis l’affaire Ben Barka.
Pour la première fois, Hassan II applique la diplomatie de la
bascule : il signifie sans ambiguïté à la France que, si elle veut sa
« peau », il se tournera vers l’Amérique et, dans une moindre
mesure, vers l’Espagne.
Chargées d’histoire, les relations entre le Maroc et la France
sont complexes. Même si la colonisation française ne fut qu’une
parenthèse relativement courte, entre 1912 et 1956, elle a
profondément changé le Maroc. Pour commencer, elle a sauvé
l e makhzen en le remettant d’aplomb. D’un point de vue
marocain, il ne faut pas avoir honte de reconnaître le rôle de tout
premier plan joué par le maréchal Lyautey, qui a réinventé
« nos » traditions en transformant le sultanat en royaume. Le
contact avec l’Occident nous a fait passer d’un régime
despotique ou tyrannique, mais au pouvoir circonscrit par
certains équilibres avec les tribus et les confréries qu’il fallait
respecter, à une monarchie absolutiste avec sa bureaucratie
propre, ses impôts, sa formalisation légale des prérogatives du
roi. La sacralité du roi, bien que partiellement fondée sur
l’islam, est plus largement d’inspiration européenne. Le
colonialisme est à l’origine d’un compromis entre le despotisme
oriental et l’absolutisme sacré européen. L’actuelle monarchie
marocaine est le fruit de cette union. Pour preuve, la
Constitution du royaume ne sert pas à limiter les pouvoirs du
souverain mais, bien au contraire, à les lui garantir !
D’où l’attention extrême que Hassan II prêtait à la charte de
son régime. À chaque modification, il faisait appel à des
constitutionnalistes français, le plus souvent à Maurice Duverger
et Michel Rousset. Le roi ne leur disait pas : « Voilà la
dynamique sociale dans mon pays. Comment puis-je
l’accompagner en droit ? » Il leur disait : « Voilà la dynamique
sociale dans mon royaume. Comment puis-je l’encadrer pour
rester maître du jeu ? » Les juristes traduisaient alors sa
commande en normes juridiques ; puis les conseillers du roi tels
qu’Ahmed Reda Guedira, Abdelhadi Boutaleb ou Driss Slaoui
imprégnaient le droit français du contexte local et musulman ;
ensuite, le « grand vizir » du moment adaptait l’appareil d’État
en conséquence ; enfin, Hassan II, en position de force,
négociait avec l’opposition le nouveau « contrat », qui était un
contrat légal et non pas un contrat social.
La période coloniale a profondément refaçonné le régime
chérifien, même si ce fait demeure un sujet tabou au sein de la
famille régnante. Notre histoire officielle se lit à peu près ainsi :
« Les colonialistes ont choisi Mohammed V en pensant pouvoir
le manipuler. Or, il s’est avéré être le digne successeur de son
père. Donc, la période coloniale n’a finalement marqué
d’aucune manière le glorieux règne des Alaouites… »
L’excentrique Moulay Abdelaziz est passé sous silence et
Mohammed V décrit comme un roi exerçant ses prérogatives en
dépit de l’emprise française sur son royaume – ce qui relève du
fantasme compensatoire, ou de la propagande, mais pas de la
réalité historique.
Hassan II a hérité d’un sultanat « revisité » par le
colonisateur. Il s’est coulé dans le moule du roi, à la fois chef
d’un État moderne et Commandeur des croyants, donc
souverain de droit divin. Hassan II était un monarque chérifien à
la tête d’un appareil d’État tel que ses prédécesseurs sur le trône
n’en avaient jamais eu à leur disposition. Mon oncle assumait
parfaitement cette hybridité congénitale du système. Il était
marocain jusqu’au bout des ongles et veillait à ce que l’on parle
l’arabe dialectal à la cour, qu’on y mange à la manière arabe
traditionnelle avec la main droite (j’en sais quelque chose
puisque, étant gaucher, il a tout fait pour me faire changer, avec
un résultat mitigé : je suis toujours gaucher, sauf à table où je
me sers de ma main droite). En même temps, Hassan II était très
fier de sa maîtrise du français. Il connaissait l’Hexagone comme
sa maison et soignait attentivement « son » réseau français. Il
connaissait chaque personnalité, ses goûts publics et privés
– très privés parfois. Ceux qui venaient au Maroc trouvaient
dans leur chambre d’hôtel des présents choisis sur mesure pour
eux. Les visites ministérielles françaises les plus importantes et
les plus fréquentes étaient réservées au Maroc, et une véritable
« circonscription » marocaine existait à Paris. De l’interview
semestrielle du roi dans Le Monde aux couvertures négociées de
Paris Match, on finissait par se demander si le manipulateur
n’était pas le Maroc. Dans le ménage franco-marocain, le
chaouch n’était pas toujours celui que l’on pense. Souvent, les
fils entre la marionnette et le marionnettiste s’embrouillaient. La
France bouclait les fins de mois du royaume, au besoin en
faisant aboutir l’achat d’une licence de téléphone mobile. En
échange, la classe dirigeante française était « logée » au Maroc.
Elle y était à son aise, se prélassait dans une sorte de colonie de
vacances orientaliste, qui lui plaisait d’autant plus que,
historiquement, elle l’avait largement inventée.
Conviendrait-il de mettre ces phrases au présent ? L’un
français, l’autre marocain, Jean-Pierre Tuquoi et Ali Amar,
coauteurs de Paris-Marrakech, le soutiennent dans leur ouvrage
paru en janvier 2012. Ils ne manquent pas d’exemples à l’appui
de leur thèse. Cependant, en donnant à leur « mise à plat » son
relief historique, on s’aperçoit que Marrakech est devenue
l’oasis d’une jet-set internationale et que l’économie du
royaume est « colonisée » par des multinationales qui sont loin
d’être toutes françaises. Bref, si le tropisme français n’a pas
disparu, sa force s’est diluée dans un cadre bien plus vaste que
l’ancien tête-à-tête entre la France et le Maroc.
Déjà ébranlé par le livre de Gilles Perrault, qui fait feu de tout
bois contre lui, Hassan II vit le défi d’une grève générale en
décembre 1990, qui débouche sur deux jours d’émeutes
populaires à Fès et à Tanger, comme une insulte infligée à sa
légitimité. Cela le touche au-delà du nombre des victimes de la
répression (106 morts à Fès d’après l’enquête publiée, en 2005,
par l’Instance Équité et Réconciliation mise en place par
Mohammed VI). Mais Hassan II persiste dans son soutien aux
Américains. Il ne change pas de ligne, allant jusqu’à décorer
Colin Powell du Grand Cordon alaouite. Mais il aura le
triomphe modeste. Je me souviens d’avoir discuté avec lui de la
possibilité de « pousser l’avantage » à la fin de la première
guerre du Golfe, quand le cours des événements avait ratifié son
analyse. Hassan II a écarté l’idée. Il a eu la sagesse de ne pas
verser dans la provocation.
Quand toute cette agitation retombe, en 1991, Hassan II tire
les leçons de Notre ami le roi. Le livre a secoué les piliers de son
palais. Mon oncle se résout à repenser sa politique dans le cadre
post-guerre froide, en tenant compte de l’opinion publique
internationale et de son attachement – à géométrie variable – aux
droits de l’homme. En septembre 1991, il ferme le bagne de
Tazmamart et libère Abraham Serfaty… pour aussitôt le faire
expulser du royaume comme « brésilien ». Serfaty, c’est le
morceau qui ne passe pas ! Hassan II refuse de le considérer
comme marocain. Il refuse tout à son sujet, il ne le supporte pas.
Est-ce parce que Serfaty est juif et marxiste, et qu’il n’a pas
milité au sein du Mouvement national ? Ou parce que son
épouse française, Christine Daure-Serfaty, était la source à
laquelle Gilles Perrault avait puisé pour écrire son livre
accusateur ? Je ne le sais pas. Je rencontrerai Abraham Serfaty
pour la première fois seulement en 2001, lors d’un colloque à
Cordoue, en Espagne. Je connaissais bien l’une de ses nièces,
une fille de mon âge avec qui je montais à cheval à Casablanca.
Elle m’avait raconté beaucoup de choses sur son oncle, mais je
n’avais jamais évoqué le cas de Serfaty avec Hassan II. À
Cordoue, je découvre un homme de conviction, chaleureux.
Mais, bien que je respecte sa droiture, je n’approfondis pas
l’échange avec lui. J’aurais eu le sentiment de trahir la mémoire
de Hassan II.
En 1993, à l’issue d’élections législatives qu’elle a
remportées, l’opposition marocaine, emmenée par l’Union
socialiste des Forces populaires (USFP) et l’Istiqlal, refuse de
participer au gouvernement. Ce faisant, elle contrarie la volonté
de Hassan II. Celui-ci riposte en prononçant l’un de ses plus
beaux discours politiques, un chef-d’œuvre de communication.
Finis le pupitre et l’estrade ! Il n’y a plus de barrière entre lui et
le public. J’en suis ébahi : court-circuitant tous les corps
intermédiaires, s’adressant par-dessus leurs têtes directement à
« son » peuple, il énumère, à la manière d’un chef de famille,
tout ce qu’il a concédé à l’opposition. Il dresse la liste, un par
un, des quarante ministères du gouvernement – sans s’attarder
sur les portefeuilles dits de souveraineté pour lesquels il s’était
réservé le droit de nommer les titulaires. « Je leur ai tout donné,
dit-il en substance. Que veulent-ils de plus ? » Autre chose,
apparemment. Mais quoi ? Quelque chose qu’il ne peut pas leur
concéder. Par un tour de passe-passe magistral, il ramène ainsi
la discussion politique à ce qu’elle avait été dans les
années 1960, en accusant implicitement l’opposition de « mettre
en équation » sa place et, donc, la monarchie. Ce discours sème
le doute chez nombre de Marocains, qui aspirent à une
cohabitation à la française, au meilleur des deux mondes, c’est-
à-dire au franc-parler et à l’intégrité de l’opposition en même
temps qu’au leadership de Hassan II et à la stabilité apportée par
la monarchie.
En vérité, le roi s’était obstiné à maintenir au ministère de
l’Intérieur Driss Basri, son « grand vizir », quitte à
compromettre son projet d’ouverture. Hassan II l’a regretté par
la suite car, après avoir essayé moult stratagèmes pour
redynamiser son régime, il voulait vraiment d’une « alternance »
sous son contrôle. À la fin de sa vie, lors d’une très longue
discussion avec moi, il me fera remarquer qu’en 1871,
Bismarck et l’empereur avaient initié, eux aussi par le haut, des
réformes démocratiques en Allemagne. De même, en 1909 en
Scandinavie, le suffrage universel avait été introduit en même
temps que le vote proportionnel, en contrepartie. Autrement dit :
l’ouverture démocratique a souvent servi à proroger des
systèmes anciens. Le roi, qui s’inspirait de l’histoire, a cru à la
mystique de l’« alternance » mais il s’est trompé sur le compte
de l’opposition. Quand celle-ci a fini par gouverner, Hassan II a
été effaré par son manque de consistance, par la facilité avec
laquelle elle s’est laissé séduire par les privilèges et hochets du
pouvoir, Mercedes de fonction, téléphones portables, costumes
Smalto, réceptions fastueuses et mariages de rêve…
Le soutien apporté par le roi Hussein de Jordanie à Saddam
Hussein pendant la première guerre du Golfe a longtemps pesé
sur les relations entre la monarchie saoudienne et la monarchie
jordanienne. Je suis chez moi des deux côtés. En 1993, le roi
Hussein me reçoit et m’expose ses problèmes avec les
Saoudiens. Il est vraiment en mauvaise posture, vilipendé par les
vainqueurs, y compris des princes subalternes d’Arabie
Saoudite qui publient dans la presse arabe des lettres ouvertes
hostiles. Je l’informe du fait que je vais être reçu par le roi Fahd
une semaine plus tard et lui demande de pouvoir faire état de
notre conversation afin d’explorer les marges d’un possible
rapprochement. Hussein me prévient de la difficulté de la tâche
mais me donne son accord. Comme prévu, je m’entretiens
ensuite avec le roi Fahd jusqu’à fort avant dans la nuit. J’essaie
de le convaincre que Hussein, après avoir fait le mauvais choix
sous des contraintes qui étaient réelles pour son pays, est sincère
dans sa recherche d’apaisement. Au bout du compte, le roi Fahd
me demande pourquoi Hussein se fait alors de nouveau donner
du « chérif ». Ne serait-ce pas pour ressortir la « vieille
histoire » de sa revendication sur La Mecque ? Pour se faire
passer pour l’émir des lieux saints de l’islam ? Je lui réplique
que je suis un chérif moi-même, descendant du Prophète, et que
j’en suis fier, sans que cela soit chargé de sous-entendus. Je
retourne voir Hussein, qui promet de ne plus irriter le souverain
saoudien à ce titre. J’en avertis le roi Fahd. Peu après, sans
renouer des relations diplomatiques, l’Arabie Saoudite rouvre
ses frontières aux marchandises jordaniennes. Un dégel
s’amorce, j’y ai contribué.
J’ai tort d’être fier. De retour au Maroc, Hassan II me
convoque. Il est absolument hors de lui. Il a eu vent de l’affaire
et me reproche d’avoir pris, sans l’en avertir, une initiative
diplomatique qui l’engage. Je cède car je me rends compte que,
en effet, j’ai commis une erreur, toute action de ma part étant
fatalement perçue comme émanant du roi. Pour la première fois
de ma vie, je demande pardon à Hassan II. Mais ma sincérité ne
trouve pas de répondant. Le roi a pris ombrage de mon
initiative, pourtant bien intentionnée ; du coup, ce que nous
avons construit en trois ans est fragilisé. Hassan II estime que
j’ai voulu le doubler en marchant sur ses plates-bandes. Il est
surtout blessé de voir que mon cœur est resté en Orient ! De
mon côté, je doute de la volonté du roi de préparer sa
succession. Jusque-là, j’avais pensé qu’il nous formait, ses fils
et moi, avec un dessein clair, avec une répartition des rôles pour
nous tous, chacun à sa place. J’avais pensé que le roi était dur à
notre égard, et tout particulièrement envers le prince héritier, en
vue de nos futures responsabilités. J’avais voulu y croire.
Pourtant, nous n’étions jamais présents lors des délibérations
vraiment importantes, quand les grandes décisions étaient prises.
Lorsque le risque existait que quelqu’un dise non au roi, ni Sidi
Mohammed ni Moulay Rachid ni moi n’étions conviés. Nous
étions admis aux rencontres avec les Gabonais ou les Polonais.
En revanche, nous n’assistions pas aux tractations avec la troïka
de l’opposition – Abderrahman el Youssoufi, Mohamed
Boucetta, et Ait Idder – ni aux pourparlers avec James Baker sur
le Sahara occidental et, encore moins, aux apartés avec les émirs
du Golfe, quand il fallait parler de ce que mon cousin et moi
appelions, entre nous, le « hold-up de Jesse James » du roi sur
les pétrodollars – alors là, pas question ! Il ne fallait pas de
témoins quand le Commandeur des croyants se muait en
« quémandeur des croyants », pour reprendre une formule du
Canard enchaîné. Je constate donc, brutalement, que je me suis
trompé sur les intentions de Hassan II. Il n’y a pas de plan, juste
ce grand « théâtre » qui avait déjà jeté son ombre sur mon
enfance.
Le réveil est rude. Hassan II ne veut plus me confier de
mission. Je m’en aperçois à l’occasion d’un épisode pénible en
1992 quand, au cours d’un voyage en Arabie Saoudite,
Hassan II m’empêche de le suivre dans la salle d’audience en
déclarant que je ne fais pas partie de sa délégation. Ce jour-là, je
rentre au Maroc, sans le prévenir, en empruntant l’avion d’un
ami. Sidi Mohammed est également tenu à l’écart. À ce sujet,
une mauvaise plaisanterie circule au Palais. On raconte que
Hassan II, en visite en Algérie, introduit Sidi Mohammed et
Moulay Rachid auprès de Chadli Bendjedid en disant : « Je vous
présente mes dauphins. » Se tournant vers l’aréopage de
généraux autour de lui, le président algérien aurait répondu :
« Et voici mes requins. » Une façon de dire qu’après la
disparition du roi, ses dauphins seraient vite déchiquetés.
Le 2 février 1994, Omar Raddad est condamné à dix-huit ans
de réclusion par la cour d’assises de Nice. Le verdict retenu
contre ce jardinier marocain accusé d’avoir assassiné, en
juin 1991, Ghislaine Marchal, son employeur, soulève une
grande émotion au Maroc. « Omar m’a tuer. » L’affaire
condense divers sujets sensibles liés à l’immigration et à
l’intégration en France, notamment en ce qui concerne les
étrangers arabes et musulmans. Le cas d’Omar Raddad devient
emblématique. Persuadé de son innocence, je décide de le
soutenir. Il est défendu par M Jacques Vergès, à qui son père
Abdeslam et sa femme Latifa ont demandé de l’aide. M Vergès
est un brillant avocat mais il pratique une défense politique, dite
de « rupture », qui, dans ce cas particulier, ne me semble pas le
meilleur choix. Quand le verdict tombe, M Vergès déclare :
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« On condamne un jardinier parce qu’il a le tort d’être arabe. La
bataille ne fait que commencer, la bataille contre le racisme. »
Pour ma part, je connais et apprécie M Paul Lombard, que
j’appelle dès le surlendemain du verdict en première instance, le
4 février. Nous commençons à organiser la défense en appel du
jardinier. Je contacte Abdeslam Raddad, le père, le 12 février. Il
vient me voir à Rabat et nous convenons qu’il aille trouver son
fils en prison pour le convaincre de dessaisir M Vergès au
profit de M Lombard. C’est chose faite le 7 mars. Hassan II
réagit au quart de tour : en deux semaines, il aura fait en sorte
que la famille Raddad réclame de nouveau l’intervention de M
Vergès, l’avocat qu’il a maintenant constitué, lui, le roi. M
Lombard se dessaisit lui-même du dossier le 16 mars, juste
avant de se faire démettre. Mais il reste l’avocat du père et, à ce
titre, peut toujours intervenir dans le procès en appel.
La réaction de Hassan II m’a été expliquée plus tard. Le
patron de la gendarmerie royale, le général Benslimane, avait
intercepté des cars de Rifains descendant vers Rabat pour me
remercier de mon aide envers l’un des leurs. Or, dans notre
système, il revient au roi seul de défendre « ses » sujets à
l’étranger. Il devait donc contrer ma préemption sur le dossier.
Du coup, Omar Raddad avait un prince et le roi qui se battaient
pour l’aider ; sans excès de scrupules, il a joué sur les deux
tableaux. En cela il était différent de son père, un Rifain droit,
fidèle à sa parole. Pour finir, après moult rebondissements,
Hassan II a obtenu de Jacques Chirac, en mai 1996, une grâce
partielle pour Omar, dont la peine initiale a été commuée à cinq
ans au lieu de dix-huit. Le roi s’est montré moins clément à mon
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égard : la cérémonie de la fête du Trône, le 3 mars 1994, a
marqué ma dernière apparition officielle à la télévision
marocaine aux côtés de Hassan II. Par la suite, je n’existe plus.
Je continue de voir le monarque en privé mais, publiquement,
sur le plan du protocole d’État, je disparais.
À ce stade, s’il n’avait dépendu que de Hassan II, j’aurais
déjà été un zombie économique, un prince exsangue. Certes, le
roi m’avait finalement laissé bâtir mon « palais des sables » dans
le Nord. Mais il avait étouffé systématiquement mes tentatives
successives de monter des projets économiques dans son
royaume, même avec des partenaires extérieurs du gabarit de
Rhône-Poulenc. Avec Omar el-Akkad, un homme établi au
Moyen-Orient, nous avions par exemple créé une joint-venture
au Maroc pour fabriquer du PVC, et nous comptions acheter
notre matière première – un dérivé du pétrole – chez SABIC, en
Arabie Saoudite. Hassan II me reçoit avec mes partenaires, sous
couvert de paternalisme, mais en fait pour torpiller mon projet.
Il écœure et décourage tout le monde. Il arrive aux réunions
avec ses clubs de golf, organise des dizaines de réunions. Nous
finissons par renoncer.
À sa stratégie de suffocation, j’avais répondu par un grand
roque, via les cases au Moyen-Orient d’où il ne parvenait pas à
me déloger. Une fois de plus, Kamal Shair et Saïd Khouri
étaient de la partie. Mais l’homme clé était le cheikh Mohammed
bin Zayed al-Nahyan, mon « frère » électif. Il avait été au
Collège royal avec Sidi Mohammed et moi jusqu’à l’âge de dix
ans. Quand je l’ai connu, il n’était que l’un des vingt-deux fils
du fondateur et dirigeant des Émirats arabes unis (EAU), pas
spécialement bien placé dans l’ordre de succession. Je m’en
moquais. Avec lui, je montais à cheval, je passais mes vacances,
je voyageais dans le monde entier, toujours avec le même plaisir
partagé. Aussi, quand il est nommé à la tête de l’Offsets Group à
Abu Dhabi, en 1987, il m’associe à certaines de ses initiatives.
Je mets du temps à comprendre de quelles « compensations »
– offsets – il s’agit. L’idée est d’obliger les grandes compagnies,
notamment dans l’armement, à réinvestir une partie de leurs
profits dans la diversification économique des EAU, une éponge
à pétrole dans le désert. Une bonne idée, du moins sur le papier.
Car, en réalité, les compagnies d’armement promettent la lune
avant de signer, mais se défilent par la suite.
Je l’apprends à mes dépens dans l’affaire Thomson-CSF, qui
avait remporté aux Émirats un mirifique contrat pour la
couverture radar et la défense anti-aérienne du pays. C’est grâce
à ma capacité à débloquer ce dossier qu’ils avaient bénéficié de
cette aubaine. J’étais en effet à l’époque, avec mon ami et
collaborateur de longue date Mustapha Alaoui, consultant
contractuel de Thomson, mon rôle étant de leur trouver des
contrats de compensation et des opportunités pour des transferts
de technologie. Mustapha Alaoui, en qui j’avais toute confiance,
le connaissant depuis nos années universitaires aux États-Unis,
avait signé pour ma société le contrat avec la BATIF, une
banque du groupe Thomson.
Quand Hassan II apprend mon implication dans ce dossier, il
remue ciel et terre pour me faire éjecter. La déontologie royale
aura bon dos. En réalité, Hassan II sait que, cette fois, de vraies
sommes sont en jeu et, donc, mon indépendance. Sur-le-champ,
il expédie le général Kadiri à Paris auprès du PDG de Thomson,
Alain Gomez ; un autre émissaire part aux Émirats où le cheikh
Zayed bin Sultan al-Nahyan, le père au pouvoir de mon ami, le
rassure. Moulay Hicham n’est pas impliqué dans une vente
d’armes ; il s’occupe de projets financés grâce à l’équivalent
d’une taxe de développement. L’honneur est sauf, mais ce n’est
pas d’honneur qu’il s’agit. Hors de lui, Hassan II fait arrêter la
seule personne sur laquelle il peut mettre la main : Mustapha
Alaoui. Quand la femme de mon ami m’apprend qu’il est
injoignable et, officiellement, « en mission », je suis aux cent
coups. Encore que je n’imagine pas que le roi lui inflige toute sa
panoplie de terreur, roulette russe et tournée en hélicoptère
incluses. Le temps que l’épouse de Hassan II se rende en
personne sur place pour le faire libérer, Mustapha Alaoui a subi
de telles frayeurs que, de peur, sa mâchoire s’est décrochée. Il
devra se faire soigner pendant six mois aux États-Unis, avant de
récupérer. Il vit aujourd’hui entre Dubaï et Montréal.
Hassan II ne joue plus. Thomson, qui croit s’être débarrassé
de moi et de mes rémunérations, se réjouit. Et moi ? Je
m’installe à Paris chez ma tante Alia el-Solh, qui habite au 12,
rue de l’Élysée. Pendant une semaine, nous guettons François
Mitterrand, qui passe régulièrement sous sa fenêtre. Ma tante,
qui connaît le président français, ne lui dit que ceci pour
l’arrêter : « Au nom de la dignité et de l’honneur de la France,
voici mon neveu. Écoutez-le, s’il vous plaît. » François
Mitterrand me fait signe de le rejoindre. Il a l’amabilité de
prétendre se souvenir de moi. Je lui ai été présenté dans des
circonstances protocolaires au Maroc. Sur le trottoir, en peu de
mots, je lui résume mon histoire avec Thomson. « Jeune
homme, donnez une copie du contrat à votre tante. » Une
semaine plus tard, ma tante m’appelle : « François Mitterrand
m’a dit qu’on était quand même en France ici et non pas dans
une république bananière. » J’y pense quand Thomson me
soumet un nouveau contrat et accepte de payer ma rémunération
par avance. J’en informe Hassan II. « Sire, ma fidélité m’oblige
à vous dire que le contrat avec Thomson a été rétabli. » Ce jourlà,
le roi comprend que j’aurai les moyens – et la volonté – de
lui résister.
En 1994, je fonde mon institut de recherches à l’université de
Princeton grâce à un endowment, une dotation qui, dans
l’engineering financier, correspond au waqf dans la tradition
musulmane. Il s’agit de placer un capital fixe dont les revenus
vont servir à financer une activité philanthropique. Je fais don
de 6 millions de dollars à l’université de Princeton pour mon
institut. Les dividendes de cette somme couvriront un poste de
directeur, ainsi que le coût d’un visiting professor et de deux
visiting fellows, des chercheurs en résidence temporaire.
Pourquoi à Princeton ? D’abord, du vivant de Hassan II, je ne
peux pas fonder au Maroc un institut pour débattre de sujets
politiques en toute indépendance et liberté. Ensuite, Princeton,
mon alma mater, est un lieu d’excellence. Je suis reconnaissant
pour l’éducation que j’y ai reçue. Par ailleurs, je veux
encourager le débat d’idées et mieux faire connaître la partie du
monde dont je suis originaire. Enfin, j’entends contribuer au
rayonnement du monde arabo-musulman. Par exemple, Benazir
Bhutto, la première femme élue chef de gouvernement dans un
pays musulman, le Pakistan, viendra expliquer sa politique dans
mon institut. Aux États-Unis, les anciens élèves – alumni –
maintiennent souvent avec leur université une relation qui se
situe entre l’enseignement continu, le réseau d’influence et la
philanthropie. Mon institut, créé sous les conseils de John
Waterbury et feu Edward Saïd, et longtemps inspiré par mon
ami et compatriote Abdellah Hammoudi, anthropologue à
Princeton, s’inscrit dans cette logique.
Je prends soin de prévenir Hassan II de la création de mon
institut en lui envoyant deux fiches explicatives. Il ne répond
pas. Je poursuis, donc, sans son accord explicite. L’opposition
du roi ne devient frontale que lorsque je veux donner à mon
institut le nom de son père, Mohammed V, et non pas le sien. Le
12 mai 1994, un communiqué du Palais, qui ne me cite
pas, rend publique l’objection du roi par rapport à cette
appellation. Dans la foulée, Hassan II me convoque : « Écoute,
nous nous aimons, nous ne nous aimons plus, tout cela c’est
dépassé. Mais nous devons vivre pour la galerie. Et il y a un
code de la route à respecter. Tu ne peux pas décider de nommer
un institut “Mohammed V” comme ça, parce que c’est ton
grand-père. C’est, avant tout, un roi du Maroc.
— Mais enfin, ce n’est quand même pas un bar que je veux
appeler Mohammed V !
— La nuance ne m’intéresse pas. Je t’ai expliqué le
principe. »
Ce dialogue de sourds a entraîné des suites. Le 25 mai 1994,
le roi nomme Abdellatif Filali Premier ministre, un signe
d’ouverture en attendant l’« alternance » qu’il appelle toujours
de ses vœux. Le secrétaire général du nouveau gouvernement
marocain envoie au président de Princeton, Harold Shapiro, une
lettre expliquant que mon institut contrevient « aux us et
coutumes de la monarchie et du Maroc ». Puis des avocats
débarquent de nouveau à Princeton pour demander avec
insistance que le nom de Mohammed V soit abandonné. Harold
Shapiro leur répond que la décision me revient. Pour remporter
le bras de fer, Hassan II va jusqu’à brandir la menace d’une
procédure en justice. Pour éviter de telles extrémités, bien que le
roi risque fort de se voir débouter en justice, je décide de
renoncer au nom de mon choix. Il n’est dans l’intérêt de
personne que Hassan II perde la face, ni que des Alaouites se
disputent dans un prétoire le nom de Mohammed V. D’un point
de vue dynastique, le jeu n’en vaut pas la chandelle.
Je remets donc mon grand-père bien aimé dans la naphtaline.
En revanche, mon institut – à qui je donne alors un nom à
rallonge archi-académique : Institute for the Transregional
Study of the Contemporary Middle East, North Africa, and
Central Asia – voit bien le jour. Ce qui exaspère l’ambassadeur
du Maroc alors en poste à Washington, Mohamed Benaïssa, qui
continue de tout faire pour saboter mon projet. Il harcèle le
président de Princeton au point qu’un dimanche, il le suit à un
match de football pour pouvoir lui parler de l’« affaire » ! En
réaction, j’écris une lettre à Benaïssa pour l’exhorter à se
comporter comme l’ambassadeur du royaume du Maroc et non
pas comme un représentant du « royaume de Mickey ». Je le
préviens aussi du fait que, lors de mon prochain passage au
Maroc, je demanderai à voir le roi à ce propos. En réalité,
Hassan II va nous convoquer tous les deux au palais de Skhirat,
à l’été 1994. Il nous y reçoit sur le terrain de golf, à bord de son
wagon de train qui date du temps du protectorat. Comme
toujours, Hassan II fait preuve d’un sens aigu de la mise en
scène. Du haut de son wagon, tel Zeus depuis l’Olympe, ses
paroles s’abattent sur nous comme la foudre. « Moulay Hicham,
comment peux-tu parler de Mickey à mon ambassadeur qui
représente le royaume du Maroc ? ! Pour qui te prends-tu ? !
— Sire, c’était le seul moyen d’attirer votre attention sur cette
affaire. La preuve… Maintenant, pouvez-vous demander au
représentant de l’État de cesser de m’ennuyer sur ce dossier ? »
L’affaire est classée. Peu de temps après, le roi me convoque
derechef. Il est épuisé, physiquement à bout. Il me fait de
nouveau venir à Skhirat mais, cette fois, je le trouve assis sur un
pouf. D’habitude, pour faire des remontrances, il accueille soit
en position surélevée, soit au bout d’un interminable couloir que
ses visiteurs doivent parcourir, sans qu’il s’avance vers eux – en
se sachant toisé et détaillé, il est difficile de garder son naturel.
Or, en m’invitant à m’asseoir sur un autre pouf, à sa hauteur, le
roi s’est exprimé avant de prononcer son premier mot. « Quand
allons-nous enfin arriver à une vitesse de croisière dans nos
relations ? » me demande-t-il. S’ensuit une discussion calme,
posée, raisonnable. Nous colmatons les brèches pour quelque
temps. Il faut reconnaître que, dans le but de m’affirmer face à
lui, j’ai été souvent véhément, parfois trop. Quoi qu’il en soit,
notre ravalement de façade ne résiste pas longtemps à nos
divergences de fond. Le fait que l’on ne me voie plus à la
télévision, ni dans les manifestations officielles, commence à
alimenter la rumeur publique. Partout et sans cesse, on
m’interroge à ce sujet. Je ne commente pas mais je prends
publiquement et en toute liberté position sur les sujets qui me
tiennent à cœur – ce qui agace prodigieusement Hassan II. Lors
de mes venues au Maroc, je continue à aller saluer le roi. Mais
c’est tout. Un soir, peu de temps après une cérémonie
commémorant la mort de Mohammed V à laquelle je n’ai pas
pris part, je vais ainsi voir Hassan II au golf. Sur le green, dans
la lumière des projecteurs, il me reproche mon absence.
« Tu n’es pas venu saluer la mémoire de ton grand-père !
— Mais, sire, c’est une manifestation politique.
— Non, c’est une manifestation religieuse. Et c’est la
famille. »
Ce soir-là, je comprends que la monarchie marocaine mêle de
façon consubstantielle le religieux, la parenté et la politique.
Tout cela est inséparable en même temps que distinct – une vraie
hypostasie. Je comprends aussi que notre jeu du chat et de la
souris ne mènera nulle part, sinon à la guerre. En n’allant pas à
cette fête, j’ai rompu le lien ténu qui me reliait encore au roi,
notre lien familial.
Ainsi commence ma traversée du désert. Au Maroc, ce n’est
pas rien : vous faites l’objet de mille et une rumeurs, toutes
malveillantes ; plus un ministre ou ambassadeur ne vous dit
bonjour ; la bourgeoisie casablancaise et l’élite de Rabat rentrent
dans leur coquille. Vous vivez une sorte d’exil interne. Seuls les
amis fidèles demeurent. Il y en a, heureusement, mais ils ne
sont pas légion.
En même temps que je suis mis à l’écart, rien ne va plus entre
le roi, qui semble malade, même si personne ne sait ce qu’il a, et
son fils aîné. À partir de 1995, Hassan II et Sidi Mohammed
sont comme un couple divorcé, qui s’efforce de maintenir les
apparences pour les enfants et le monde alentour : des formes
sans fond, des sentiments affichés pour rassurer… Ce n’est
guère mieux entre Sidi Mohammed et moi. Nous sommes les
victimes d’une équation à trois variables. Le roi a tout fait pour
nous brouiller. Il y est parvenu. Je ne suis plus invité à
l’anniversaire du prince héritier, je ne dîne plus avec lui. Entre
nous aussi, c’est terminé.
Heureusement, ma vie privée m’apporte de grandes joies
pendant cette période. En 1995, je me marie avec Malika
Benabdelali. Nous nous sommes connus très jeunes, dès l’âge
de neuf ans. Par sa mère, une Laghzaoui, Malika est la petitefille
d’un grand commis de l’État. Son père, Abderrahman
Benabdelali, était l’un des fondateurs de l’UNFP et un ami de
Mehdi Ben Barka. Mis sur la touche après la mort de
Mohammed V, il est décédé jeune, quand Malika n’avait que
huit mois. La mère s’est alors remariée avec un ambassadeur du
Maroc, Ahmed Taibi Benhima. En somme, la famille de mon
épouse est à la fois dans le makhzen et dans le Mouvement
national. Malika a fait des études de sciences économiques. Elle
a ensuite monté avec son frère une société de téléphonie au
Maroc, Bell Canada. Depuis plusieurs années, nous souhaitions
nous marier. Mais ma mère s’y opposait, estimant la mère de
Malika trop proche du Palais. Le fait que Hassan II fût favorable
à notre mariage, sans doute parce qu’il pensait qu’en fondant un
foyer j’allais me calmer, ne pouvait que nourrir son hostilité. Je
ne souhaitais pas contrevenir à la volonté expresse de ma mère.
Elle a fini par accepter notre union, voire par admettre qu’elle
avait mal jugé Malika.
Hassan II était favorable à mon mariage mais à condition
d’être le roi de mes noces. Il aurait voulu les organiser pour
moi, me faire parader en public dans une voiture décapotable,
bref : mon mariage aurait été mon retour au bercail. J’ai refusé.
Ainsi, le jour de mes noces, le 16 juin 1995, Hassan II fait-il
une chose inouïe. Il arrive habillé n’importe comment et en
tirant une tête longue comme une toise. Je ne comprends pas ce
qui se passe. Par la suite, j’apprends qu’il avait décidé de se
venger de ma fronde. Il avait commandé au musée Grévin, à
Paris, une effigie de mon père. Il l’avait fait venir par avion,
l’avait mise dans un van et comptait l’apporter au mariage – je
ne sais trop avec quelle arrière-pensée malsaine. Juste avant la
cérémonie, il révèle son « plan » à son fils ainsi qu’à son
« fou » préféré, Adelkrim Lahlou. Sidi Mohammed est choqué.
Il dit à son père que la statue en cire lui donne envie de pleurer.
Ce n’est pas un cadeau. Lahlou ajoute que, certes, Hassan II
peut faire ce qu’il veut, car il est le roi, mais qu’il va créer une
cassure irrémédiable. « Sire, pourrez-vous vivre avec cela ? Si
oui, faites-le. Sinon, mieux vaut s’abstenir. » Malgré ces mises
en garde, Hassan II s’obstine. Mais au moment de hisser la
statue dans la camionnette, le prince héritier met son pied en
travers et, exprès, la fait tomber. Elle se casse. « Pour la
mémoire de mon oncle, je ne te laisserai pas faire ça ! » Grand
drame entre le père et le fils ! En arrivant chez nous, Sidi
Mohammed a juste le temps de me souffler : « Ne cherche pas à
comprendre, c’est trop compliqué. Je t’expliquerai plus tard. »
Cette même année 1995, Abraham Serfaty me dédicace l’un
de ses livres, Entre le noir et le gris, qu’il me fait parvenir par
l’intermédiaire de Mohamed Mjid, alors président de la
Fédération royale marocaine de tennis. En voici la dédicace :
« Au prince citoyen, dans l’espérance de vivre sous l’égide
d’une monarchie éclairée et réformée. » Je suis assez étonné de
cette référence à la monarchie, fût-elle constitutionnelle, de la
part de Serfaty, marxiste et républicain déclaré… En veine de
provocation, je montre l’ouvrage à Hassan II. Le roi prend le
livre et refuse de me le rendre. Je serai obligé de demander à
Serfaty un autre exemplaire dédicacé en lui expliquant ce qui
s’est passé. Il a dû être content d’avoir touché le nerf du roi une
fois de plus !
En juillet 1995, je publie dans Le Monde diplomatique un
article titré « Être citoyen dans le monde arabe ». Je connais le
rédacteur en chef du mensuel, Ignacio Ramonet, qui a été
professeur au Collège royal. Dans ce texte plutôt académique
mais non sans accrocs tranchants sous une surface lisse,
j’explique que le concept de citoyenneté attend un début de
réalisation dans le monde arabe – c’était quinze ans avant le
Printemps arabe. À l’époque, j’écris : « Le mot de citoyen,
exhibé fièrement dans le texte de la plupart des constitutions des
États arabes, est un abus de langage. Le terme réel de muwatin
(traduction usuelle du mot citoyen) recèle en effet une
connotation totalement différente tant elle désigne des sujets
politiques dont la subordination à l’État est jugée acquise mais
dont la loyauté reste toujours suspecte, et pour qui la liberté est à
la fois octroyée et provisoire. »
Hassan II n’en croit pas ses yeux. Avec dix exemplaires du
mensuel sous le bras, il parcourt son palais d’été de Skhirat à
grandes enjambées. Il croise l’un de ses conseillers qu’il
apostrophe : « Regarde ce que m’a fait Moulay Hicham ! Si tu
ne le savais pas encore, maintenant tu le sais : tu n’es pas un
citoyen ! » Sur ce, il lui flanque le journal à la figure ! Il trouve
ainsi plusieurs malheureux, à qui il fait le même coup. Il se
lamente dans la tradition du père abusé, même s’il y a une part
de dérision théâtrale dans sa réaction. Au fond, Le Monde
diplomatique ne l’intéresse pas. Il s’estime au-dessus de la
mêlée, surtout de gauche. Il me convoque néanmoins dans le
jardin de Skhirat. Sidi Mohammed, qui est avec moi quand
j’apprends la nouvelle, me dit : « Si tu t’en sors cette fois-ci, je
t’appellerai Indiana Jones. » Puis il se cache derrière un arbre
pour nous écouter. C’est le dernier bon souvenir que je garde de
lui : chaque fois que Hassan II tourne le regard, il sort de sa
cachette pour faire un bras d’honneur, qui manque de me faire
éclater de rire…
« Écoute, me dit le roi, moi je peux te gérer mais il y a le
monde arabe autour de nous. Et je ne suis pas sûr qu’ils se
taisent à cause de moi. Ils voudront faire de ton cas un exemple,
pour éviter la contamination chez eux. Tu ne peux pas te
permettre de continuer de la sorte. » Je ne réplique pas,
j’esquive. Ce n’est pas le lieu de défendre mes droits de citoyen.
J’ai dit ce que j’avais à dire sur la place publique. Ce faisant, du
point de vue du roi, je lui ai cherché querelle sur le terrain
politique, j’ai marché sur ses plates-bandes. Mieux vaut se taire.
L’ambiance est déjà assez lourde, et le restera.
En septembre 1995, je quitte le royaume pour des études de
troisième cycle à l’université de Stanford, en Californie. C’est
loin, donc c’est bon. Paris ne saurait m’offrir pareil répit
puisque, dans un certain sens que l’on pourrait dire
« postcolonial », Paris est à l’heure de Rabat. En revanche,
l’Amérique est un autre monde, moins obéré par le passé, en
décalage pas seulement horaire. Pour moi, c’est la liberté.
IV.
LA RUPTURE
Je m’installe à Stanford, près de San Francisco, pour y
poursuivre mes études de sciences politiques. La Californie est
pour moi un endroit mythique, que je connais pour y avoir
rendu visite régulièrement à mes cousins maternels, les princes
Walid et Khaled, qui ont fait leurs études au Menlo Park College
à Atherton, une école de commerce de la Silicon Valley. À
Stanford, je me plonge dans l’étude des transitions politiques
pour sortir de l’autoritarisme, notamment en Amérique latine. Je
cherche à comprendre dans quelles conditions s’accomplit le
passage vers la démocratie de régimes militaires ou d’autres
formes de dictature. C’est sur ce sujet que portera aussi mon
mémoire.
Je suis à peine arrivé en Californie quand, en octobre 1995, le
monde que je viens de quitter menace de s’effondrer : en
déplacement à New York pour s’adresser à l’ONU, Hassan II a
un malaise. L’agence marocaine de presse publie un
communiqué laconique se bornant à indiquer que « les
médecins de Sa Majesté lui ont demandé de se reposer ». Je
décide de me rendre sur place pour voir par moi-même. J’arrive
le matin vers sept heures et demie à l’hôpital de New York, où
je m’installe dans la salle d’attente. Un petit cercle de dignitaires
du régime, les traits tirés, m’apprend que le roi est en réalité
dans une unité de soins intensifs. J’attends mais rien ne se passe,
et je ne peux rien faire. Cependant, alors que je m’apprête à
regagner mon hôtel, le général Kadiri, le chef du contreespionnage
marocain, me rattrape dans la rue pour me dire que
le roi veut me voir. Quand j’entre dans sa chambre, Hassan II
est entouré de Sidi Mohammed et de Lalla Meryem, sa fille
aînée. J’embrasse sa main, nous échangeons quelques mots,
puis il nous demande de rester tandis qu’il interroge ses
médecins, sans fard ni fioritures. Son cas est grave. Je suis
bouleversé, ébranlé aussi par le fait qu’il nous souhaite près de
lui. Il me dit : « Toi, j’ai perdu ta trace. Qu’est-ce que c’est que
ces histoires en Californie ? Qu’est-ce que tu fous là-bas ? » Je
lui explique, comme s’il ne le savait pas, que je poursuis mes
études. Il apostrophe alors une infirmière, en anglais : « Is
Stanford a serious college ? » Elle répond : « Oh yes, Your
Majesty, a very prestigious college ! » Sa réponse, banale, me
vaut absolution. Nous rions de bon cœur, c’est la fin de notre
brouille.
Je rentre à l’hôtel avec Sidi Mohammed. Les regards que
nous échangeons au sujet de la santé du roi sont sans
équivoque. Nous ne parlons pas du reste, c’est-à-dire de nos
différends et du fait que nous nous sommes évités depuis des
mois. Le prince héritier fume sans arrêt ; je mange pour deux,
nerveusement. Le lendemain, Hassan II quitte l’hôpital pour le
Plaza Hotel, où il est rejoint par son médecin personnel puis par
les meilleurs médecins américains. Parmi eux se trouve le
gastro-entérologue de l’université de Chicago, le professeur
Kirschner, déjà parti à la retraite, à qui le roi demande
expressément de venir le soigner. « Vous avez suivi mon frère
dans les moments difficiles, je voudrais que vous me suiviez
aussi. »
Jamais Hassan II ne nous dira clairement ce dont il souffre.
Un roi ne peut pas devenir mortel du jour au lendemain. Mais il
refuse une opération complexe qui aurait sans doute prolongé sa
vie de quelques années. « Je tiens à la vie mais pas comme ça,
nous explique-t-il en substance. Je ne voudrais pas être diminué
dans l’accomplissement de mes fonctions. » En creux, il nous
dit : je vais porter le flambeau dignement jusqu’à la fin, sans
tenter de repousser l’échéance.
Égal à lui-même, Hassan II va instrumentaliser le secret
médical comme moyen de gouvernance. Il va s’employer à
semer la confusion au sujet de son état de santé, induire en
erreur son petit monde pour mieux brouiller les pistes sur la fin
de son règne. Hassan II fait circuler au Maroc le bruit d’une
maladie intestinale rare, douloureuse mais non létale, la maladie
de Crohn. Jusqu’en 1997, et peut-être même jusqu’en 1998, il
pense lui-même, sincèrement, qu’il va pouvoir tenir le mal à
bout de gaffe. Nous le croyons également ou, du moins,
voulons le croire. Le roi affronte sa mort avec une grande
dignité. Il ne se dissout pas dans la maladie mais, au contraire,
puise dans l’épreuve la force d’un ressourcement profond. Un
soir, regardant le coucher de soleil depuis son balcon, il me dit :
« C’est tellement beau, et les hommes sont tellement petits. »
Sous l’emprise de la maladie, Hassan II semble apaisé. Il
redevient plus humain. Sur le plan politique, il tire toutes les
conséquences de la fin de la guerre froide et des problèmes
inhérents à son règne despotique pour amorcer une
transformation profonde du régime. Il a le courage de défaire en
partie ce qu’il avait fait. Il accepte non seulement de « lâcher du
lest » mais, plus positivement, de revenir sur des erreurs qui
obèrent l’avenir de la monarchie et du pays.
Je repars pour Stanford le cœur lourd, même si, en apparence,
l’état de santé du roi s’améliore. Il reprend quelques kilos,
recommence à chasser. Nos relations restent distantes car,
soucieux de préparer sa succession, Hassan II ne veut pas que
nos retrouvailles parasitent la position de Sidi Mohammed, ce
que je comprends tout à fait. Au demeurant, je me plais
énormément à Stanford. Le décalage horaire est un vrai repos !
Il met le Maroc à distance. Personne ne m’appelle au téléphone,
je suis tranquille. Ma femme attend un enfant. En avril 1996,
enceinte de six mois, elle a une alerte qui m’oblige à l’emmener
aux urgences. Son cas paraît délicat, un accouchement
prématuré est à craindre. Or, je tiens absolument, de manière
irrationnelle, à ce que notre enfant naisse sur le sol marocain.
Cela me paraît fondamental, non négociable. Le médecin chef
me rétorque froidement que c’est impossible. Un voyage
mettrait en danger et la mère et l’enfant. J’insiste, au point que le
chef du département de sciences politiques de l’université,
alerté, m’invite à déjeuner pour comprendre ce qui me motive.
Une poussée de nationalisme ? Je ne parviens pas à lui expliquer
ce que je ressens. C’est viscéral, en deçà ou au-delà des mots. Le
médecin chef durcit alors sa position. Il a compris que
j’échafaude des plans pour faire sortir Malika de l’hôpital. Il
menace d’appeler la police.
Au milieu de cette crise, Hassan II m’appelle : « Écoute, ne
fais rien qui mette la vie de ta femme en danger. Je sais ce que tu
ressens, ma propre fille est née à Rome. Ta fille peut très bien
naître en Amérique, je sais que ce n’est pas un acte délibéré de
ta part. Notre culture est souple à cet égard. Quand elle sera née,
je t’organiserai un baptême à Stanford, avec du thé et un
méchoui. Tu verras, elle sera à 100 % marocaine. »
Je suis touché par cet appel, mais je m’entête. Je contacte une
gynécologue renommée, qui me recommande un produit
susceptible de bloquer les contractions. Elle vient en personne à
l’hôpital pour administrer à Malika le produit, à l’insu du
médecin traitant. Les contractions épisodiques se stabilisent. Le
médecin traitant n’y voit que du feu et laisse Malika quitter les
lieux, en lui interdisant bien sûr strictement de voyager. Je
promets tout ce qu’il me demande. Je loue même un
appartement en face de l’hôpital, soi-disant pour n’avoir que la
rue à traverser en cas de nouvelle alerte. En réalité, à peine
rentrés chez nous, je mets Malika dans un avion, direction le
Maroc où elle va finalement accoucher de Faizah. Notre seconde
fille, Haajar, naîtra bien plus tranquillement en 1999, au
royaume aussi, bien entendu. L’ironie, sur le plan familial, c’est
que le frère aîné de Malika, Hassan, aura entre-temps tout fait,
lui, pour sortir son épouse du Maroc afin qu’elle accouche en
toute sécurité sur le sol américain…
Comme souvent, la décompression politique au niveau
national va de pair avec un relâchement de la pression sur ma
famille et moi dans le style inimitable du makhzen, c’est-à-dire
sur le plan matériel. Hassan II m’autorise à développer un
terrain à Nador, la capitale du Rif oriental et, ce qui est moins
connu, la deuxième place financière du royaume après
Casablanca, grâce aux émigrés et… au trafic de cannabis. Il
s’agit de cinquante-quatre hectares que je vais viabiliser puis
vendre par lots à des Marocains de l’extérieur, désireux
d’investir dans leur patrie. Dans cette affaire, je sollicite de
nouveau mon ami Kamal Shair et son entreprise Dar alHandasah.
Mon autre partenaire est la Banque populaire du
Maroc. Tout se passe très bien – les lots s’arrachant comme des
petits pains – jusqu’en septembre 1996, date de parution de mon
deuxième article dans Le Monde diplomatique. Intitulé « Pour
assurer une transition démocratique et la pérennité du trône : La
monarchie marocaine tentée par la réforme », ce texte est un
nouveau coup de tonnerre dans le ciel de Rabat, même s’il
marque moins le roi que le précédent. Une ouverture politique
est alors en cours en Maroc. L’opposition historique est
sollicitée pour entrer au gouvernement. Une réforme
constitutionnelle a été adoptée en 1996, instituant une Chambre
des conseillers en plus de la Chambre des représentants. Ce
bicamérisme met fin à l’élection indirecte d’un tiers des députés
qui, auparavant, n’étaient pas directement choisis par le peuple.
En même temps, Hassan II augmente le nombre des élus
indirects et crée pour eux une chambre haute. Autrement dit, il
renforce encore son emprise sur le pouvoir législatif, tout en
concédant à l’opposition la représentation du peuple qu’elle
avait réclamée – mais seulement pour la chambre basse.
Le roi n’a pas perdu la main. J’avais envie de me positionner
dans ce nouveau contexte. Mon article soutient que la source de
légitimité doit être populaire. C’est une prise de position franche
mais, à la différence du précédent article, elle ne remet pas en
cause l’essence royale de la gouvernance au Maroc. Je livre mes
réflexions sur la répartition des pouvoirs et responsabilités, sur
les impératifs de la situation économique et le rôle des partis.
Pourquoi ai-je écrit cet article, alors que mes relations avec mon
oncle s’étaient améliorées et que je le sais malade ? Je crois que
je commençais à développer ma propre pensée politique. Sans
doute aussi avais-je besoin, encore et toujours, de croiser le fer
avec Hassan II.
Sur ce plan-là, je suis servi. Sur instruction royale, du jour au
lendemain, la Banque populaire suspend discrètement son
partenariat pour le développement de mon projet immobilier.
Bien pire, pour faire chuter les prix des parcelles viabilisées à
Nador, un aérodrome militaire est transformé en zone
constructible – quand Driss Basri suggère cette idée au roi,
l’objection d’un galonné arguant qu’il deviendrait alors
impossible de rapidement acheminer des troupes en cas de
révolte est balayée d’un revers de main. Hassan II veut me faire
rendre gorge, coûte que coûte ! Il manque d’ailleurs d’y
parvenir. Plus aucun lot ne se vend ; je me retrouve avec la
moitié des cinquante-quatre hectares viabilisés sur les bras ! Ce
n’est pas tout. Le Palais m’accule pour que je me rabatte sur un
homme d’affaires rifain, en fait un caïd de la drogue, qu’il me
met dans les pattes. Si je lui avais revendu mes lots, je me serais
retrouvé mouillé dans une affaire de « blanchiment d’argent de
la drogue ». Or, en marge d’un match de base-ball à l’École
américaine de Rabat, le chef de l’antenne de la CIA au Maroc
m’a discrètement abordé pour me prévenir… Déjouant le piège,
je trouve un autre repreneur pour me tirer de ce mauvais pas :
Miloud Chaabi. Archétype du self-made man populaire,
richissime, c’est un Midas des affaires qui, depuis les
années 1970, a eu plusieurs fois maille à partir avec le régime.
Aussi, en octobre 1996, vient-il me féliciter pour mon article
« vraiment courageux » dans Le Monde diplomatique. Je dois
reconnaître que je lui rends mal la politesse en lui proposant le
rachat de mon projet à demi achevé à Nador… Mais, tope là !, il
est d’accord. Hélas, le jour où je viens déjeuner chez lui à
Marrakech pour réceptionner mon chèque, il s’est ravisé. « J’ai
croisé ce matin Driss Basri au golf, et ce n’était pas un hasard,
m’apprend-il. Basri m’a mis en garde : “Le roi veut discipliner
son neveu et toi, tu te mets en travers de son chemin. Fais
attention !” Dans ces conditions, tu comprendras que je ne peux
pas conclure l’affaire avec toi.
— Comment ? ! » m’écrié-je, indigné, en même temps que je
décroche le téléphone. J’appelle sur-le-champ Driss Basri et, en
mettant le haut-parleur, lui passe un savon. Pour finir, je lui
demande : « Est-ce que le roi t’a demandé d’intimider mon
ami ? » Bien sûr, pour qui connaît le système de l’intérieur, la
réponse ne fait aucun doute. Jamais, au grand jamais, le « grand
vizir » n’accablerait le roi. « Non, prince, j’ai pris les devants. Je
croyais bien faire. » Miloud Chaabi commence à douter mais il
n’est pas encore convaincu. Je bondis. « Viens, on va au Palais
pour vérifier auprès du roi en personne ! » Sur ce, je l’entraîne
vers ma voiture. Nous voilà en route ! Connu de la sécurité du
Palais, je franchis tous les barrages jusqu’à tomber sur l’ultime
obstacle, le caïd Marjane, l’esclave posté devant la porte de
Hassan II. Dans le dos de Miloud Chaabi, je lui fais un gros clin
d’œil en frottant trois doigts en signe de promesse pécuniaire
s’il joue le jeu. « Pouvons-nous voir le roi ?
— Bien sûr, prince, Sidna va vous recevoir. » Or, l’idée de se
trouver face à Hassan II tétanise Miloud Chaabi. Des annés plus
tôt, après le premier coup d’État, il avait en effet salué en public
la « délivrance » que ce coup apporterait au pays. Il avait dû
quitter le pays précipitamment, puis avait fait fortune dans la
Libye de Kadhafi ainsi qu’en Égypte. Il me demande de tourner
bride. « Moulay, je te crois. Il n’y a pas de problème. Je t’achète
les terrains comme convenu. » Sitôt dit, sitôt fait. Bon perdant,
Miloud Chaabi ne me tiendra pas rigueur de mon coup
d’esbroufe. Au contraire, il devient un vrai ami qui ne me
refusera jamais rien. « Grâce à toi, pour une fois, j’ai fait braire
Hassan II », se félicite-t-il. Il lui faudra quand même attendre
une dizaine d’années la remontée des prix à Nador, avant de
pouvoir revendre mes lots sans grande perte.
Dans mon article du Monde diplomatique, une phrase en
particulier, à la suite d’une série de questions sur l’avenir du
pays, a fait suffoquer le roi de colère : « À l’aube du XXI siècle,
le parti au pouvoir, quel qu’il soit, et le prochain souverain,
Mohammed ben Hassan, devront prendre ces questions à brasle-corps
avec le soutien de tous les citoyens. Le Maroc doit
saisir le moment historique ou régresser. » Hassan II a le
e
sentiment que j’ai déjà fait une croix sur lui, publiquement. Ce
n’est pas faux. J’ai tué le père pour la énième fois… En guise de
représailles, il ne se contente pas de saboter mon projet
immobilier. Il m’inflige, de surcroît, un redressement fiscal
terrifiant. Involontairement, il me rend ainsi un insigne service,
puisqu’il m’oblige à régulariser ma situation financière. C’est
une bonne chose. J’en suis convaincu au point que je vais
prodiguer ce conseil à Sidi Mohammed dès le lendemain de son
accession au trône. Il aura alors une chance historique d’assainir
les comptes de la monarchie, de légaliser ses richesses en les
réintégrant dans le budget de l’État comme des fonds
nécessaires à l’exercice de la représentation nationale par la
famille royale. Hélas, Mohammed VI ne suivra pas mon conseil.
À ce jour, ses avoirs n’ont pas été légalisés, ce qui rend la
monarchie marocaine, d’un point de vue démocratique,
extraordinairement vulnérable. Car le grand problème de notre
monarchie, c’est son rapport organique à l’économie. J’en suis
plus que jamais convaincu : davantage que le respect des droits
de l’homme ou l’acceptation de la démocratisation, l’implication
du Palais dans la sphère économique est le problème qui, avant
tout autre, bloque la transformation institutionnelle de notre
système.
Posons-le, en toute franchise, du point de vue de la famille
régnante : jusqu’où la monarchie marocaine, dont la nature est
patrimoniale, peut-elle pousser la modernisation économique
sans se tirer une balle dans la tête ? Les institutions financières
internationales reprochent au royaume sa frilosité en matière de
réforme économique. Mais si le roi jouait franchement le jeu
libéral, s’il poussait de toutes ses forces le Maroc dans la
mondialisation, ne créerait-il pas les conditions de sa propre
perte ? La réponse n’est pas évidente dans la mesure où il
convient de distinguer entre la monarchie et le makhzen. Si l’on
arrivait à découpler les deux faces du régime, le makhzen
pourrait périr mais la monarchie survivre, voire se réinventer.
C’est une façon de dire que le système tel qu’il est ne saura se
pérenniser. Pour perdurer, l’institution monarchique devra faire
la part du feu en déliant son sort du makhzen, qui est un
empêchement dirimant à la modernisation économique du
Maroc – et, donc, à la modernisation du pays tout court. Le
makhzen distribue des rentes de situation, il accorde des
privilèges, rémunère et punit à travers son contrôle néopatrimonial
des sources de revenu. Pour libérer et rénover la
monarchie, il faudra casser ce « bazar ». Ce n’est pas seulement
un impératif moral mais, par-dessus tout, une exigence
politique. En effet, dans un système que l’on voudrait sous
contrôle, qui contrôle le roi et ses proches, ces derniers étant
tous les obligés du souverain ? Qui contraint le Palais et sa cour
à faire évoluer un système qui, littéralement, les fait vivre ?
L’honnêteté oblige à reconnaître que nul ne peut prétendre
que la fin du makhzen sera sans risques, qu’il n’entraînera pas
de « casse ». Il n’y a pas de garantie quand on passe de la
théorie à la pratique en changeant d’échelle. Dans un tout autre
domaine, à savoir dans une usine de Sheffield, en Angleterre,
où nous cherchons à produire du biodiesel, j’ai fait cette
expérience. En laboratoire, nous avions fabriqué un biodiesel
parfait. Mais quand nous avons voulu étendre l’expérience en
augmentant les quantités, nous avons fabriqué… du savon ! À
l’échelle industrielle, une enzyme avait disparu en cours de
route. Qu’aurais-je dit à mes compatriotes si, mutatis mutandis,
il s’était agi de la réforme de notre monarchie ? Il n’y a pas de
victoire sans péril. Prétendre le contraire serait démagogique. En
voulant transformer le système, on court le risque de le détruire.
Cependant, en ne faisant rien, ce risque est encore plus grand,
même s’il reste un certain temps latent. Car, à terme, la
catastrophe devient certitude. D’où ma conviction : il n’y aura
pas de progrès digne de ce nom, c’est-à-dire réel pour le plus
grand nombre au Maroc, avec l’Etat-makhzen tel qu’il existe.
Il est facile d’accabler de mépris la classe politique marocaine.
Or, dans le cadre qui lui est imposé, ses options se résument à
un dilemme qu’elle aborde les mains liées : le risque systémique
tout de suite, ou l’effondrement à terme de l’ordre dont elle fait
elle-même partie ? Nos politiques sont des eunuques. Les
analystes se plaisent à les traiter de minus habens mais, s’ils
étaient à leur place, ils ne feraient pas mieux qu’eux. Car, à
moins de s’attaquer au makhzen, le champ des possibles reste
clôturé. Donc, si vous demeurez dans le système, le système
vous éviscère puis on vous reproche de manquer de tripes ! La
seule manière de recouvrer sa dignité autant que sa liberté
d’action, c’est de casser le moule et de renoncer à ses propres
privilèges – pour pouvoir exiger que la monarchie fasse de
même.
En octobre 1996, quelques semaines après la parution de mon
article dans Le Monde diplomatique, Abderrahman el Youssoufi
se rapproche de moi. Nous discutons longuement de l’avenir. Je
découvre un homme honnête, vrai et intègre, qui veut servir son
pays. C’est aussi un politicien habile voire madré, dans mon
esprit un peu trop l’homme d’un parti. Avant son exil à Cannes,
entre 1993 et 1995, il était déjà venu me voir pour que je fasse
passer à Hassan II le message suivant : « Il y a trop de petits
jeux autour de vous, en particulier de la part de [Driss] Basri et
de [Reda] Guedira », soit le « grand vizir » et l’un des
conseillers les plus influents du roi. J’avais transmis le message
tel quel à Hassan II, qui avait été choqué que ses proches
puissent être contestés par – ce sont ses mots – « un vieux pouf
et un jeune chenapan », c’est-à-dire Youssoufi et moi, le
messager présumé complice. Il est vrai qu’il existait un terrain
d’entente entre nous. Youssoufi avait pris conscience du fait que
seuls les princes avaient vraiment intérêt à ce que la monarchie
se pérennise, alors que ce n’était pas forcément le cas d’un Basri
ou d’un Guedira. Les gens autour du roi étaient, pour la plupart,
des courtisans intéressés. Hassan II le savait et n’avait que
dédain à leur encontre. Il estimait que chacun avait son « prix »,
telle une marchandise. Mais il tirait de cette vérité une
surprenante conclusion : il tenait à distance les rares personnes
qui n’avaient pas de prix. C’était plus simple que de se remettre
en cause. Pour faire plier ses proches, le roi employait toute une
gamme de moyens : la manière forte, les honneurs, l’argent, le
charme… Si rien ne marchait, il concluait : « Bravo, tu es
l’exception à la règle. Alors, on te verra une fois par an au
buffet de la fête du Trône. Merci et au revoir ! »
En prélude à ma conversation avec Youssoufi en 1996, je
l’avais averti que, même si je pensais que l’« alternance »
pouvait stabiliser la monarchie, il restait potentiellement un
adversaire de mon oncle, ce qui me plaçait dans une position
morale délicate. Je n’acceptais de discuter avec lui qu’à la
condition expresse qu’il en informe le roi, ce qu’il s’était engagé
à faire. Sur ces bases, je lui prédisais qu’en cas de pacte avec
Hassan II, il serait aux affaires mais pas au pouvoir. « Aurezvous
suffisamment de marge de manœuvre pour avancer, pour
faire changer les choses dans le cadre de ce pacte forcément un
peu flou et qui sera contrôlé par le roi à tous les étages ?
— Si j’ai l’appui de l’étranger, une majorité aux élections,
même plus ou moins bricolée, une dynamique dans la société et
le droit de gestion des principaux dossiers du pays, je m’en
sortirai, m’avait-il répondu. Cela me permettra d’être en place
quand ce qui doit arriver arrivera. » Bien informé par les
Français, il savait le roi malade. Il croyait qu’en maîtrisant le
« circuit » que formaient le gouvernement, le Parlement et la
technostructure de l’administration, il se trouverait en position
de force à la disparition de Hassan II.
Mário Soares, avec qui j’étais alors très lié, m’a confirmé à
l’époque que Youssoufi se positionnait parce qu’il savait le roi
diminué, sur la fin. D’autres scénarios plus ou moins
fantaisistes, qui tournaient autour de Moulay Rachid, Driss Basri
et les militaires, étaient également présents dans son esprit. Avec
le recul, je crois que Youssoufi avait réellement les atouts pour
mettre en œuvre sa stratégie. Cependant, il allait se retrouver à la
tête d’un parti qui n’était pas en phase avec la réalité. L’USFP
s’était dévitalisé dans la longue durée de son opposition au
régime. Le parti était sans sève et sans troupes de choc.
Youssoufi lui-même n’était pas le prédateur qu’il aurait dû être
dans le corps à corps annoncé avec le makhzen. Et que dire de
son entourage qui ne lui arrivait pas à la cheville ? L’un de ses
plus proches collaborateurs était un homme des « services », qui
renseignait le Palais sur ses faits et gestes… L’ironie, c’est que
Hassan II n’en avait pas tant besoin pour parer les coups de son
adversaire politique que pour empêcher Driss Basri de torpiller
l’« alternance »… Le roi se donnait les moyens de contrôler
l’USFP de l’intérieur. Hélas, c’était aussi facile que de glisser sa
main dans un gant.
J’obtiens mon diplôme à Stanford en juin 1997. Plutôt que de
rentrer au Maroc, où la fin de règne de Hassan II commence à
peser sur le pays comme une pierre tombale, je pars m’installer
aux Émirats arabes unis, à Abu Dhabi. J’ai le sentiment qu’il
n’y a pas de place pour moi dans mon pays. Au contraire, je
risque fort d’être pris dans les rets de la succession qui s’y
prépare. Je rejoins donc mon ami d’enfance, le cheikh
Mohammed bin Zayed, sans même passer par le Maroc. Je
guette la réaction de mon oncle. Elle est positive. Hassan II est
sans doute soulagé d’épargner à son fils aîné la tension
désormais très présente entre nous. Moi aussi, j’y trouve mon
compte. À Abu Dhabi, je me lance dans un projet de
pisciculture industrielle, l’élevage de loups et de crevettes
tigrées. Rapidement, ma société, Asmak (« poissons »), est bien
cotée en Bourse. Par ailleurs, je gagne un pactole grâce aux
introductions en Bourse couronnant un certain nombre de
projets que j’initie dans le cadre des « compensations »
– offsets – imposées aux vendeurs d’armement comme, par
exemple, le groupe Dassault. Ma relation avec Mohammed bin
Zayed était vraiment très forte. Je le conseillais sur des dossiers
ultrasensibles. Nous partions parfois au pied levé, au milieu de
la nuit. Il me faisait réveiller pour que je sois à l’aéroport une
heure plus tard : je demandais juste si je devais emmener
Monsieur Sig Sauer, une arme autrichienne, ce qui signifiait que
nous allions au Pakistan, en Afghanistan ou en Afrique ; ou
Monsieur Ralph, autrement dit Ralph Lauren, ce qui signifiait
alors que nous allions en Europe. Actif dans son think tank, j’ai
aussi un accès privilégié à l’Offsets Group, dont je suis toutes
les activités. Beaucoup de projets m’intéressent : Asmak, que
j’instruis de A à Z. Mais aussi d’autres projets, autour desquels
je monte des opérations en profitant de ma connaissance des
dossiers. Ce n’est pas illégal car les marchés émergents sont très
peu réglementés. Comme beaucoup d’autres, je profite de
l’existence de zones grises…
À la fin de l’été, les fiançailles de ma sœur seront l’occasion
de mes retrouvailles publiques avec Hassan II. L’ambiance est
courtoise, même si l’équipe de la RTM (Radiodiffusion
Télévision marocaine) m’apprend que le roi leur a ordonné de
ne pas nous filmer ensemble, vraisemblablement pour éviter des
complications avec Sidi Mohammed. À la télévision nationale,
l’on ne me reverra donc que deux ans plus tard, lors des
obsèques du roi. Cependant, à la suite de nos retrouvailles, je
rendrai visite à Hassan II tous les deux ou trois mois, chaque
fois que je passe au Maroc, souvent en compagnie de ma fille
aînée. Nos relations seront alors totalement sereines, familiales.
Le roi répétera qu’il est le grand-père « alaouite » de mes
enfants – une manière de dire que je suis réhabilité. Le passé
jouera quasiment en ma faveur, comme une suite d’épreuves
ayant solidifié nos relations. Hassan II est très amaigri. La
maladie le ronge. Nous parlerons librement du Maroc, de
politique, de l’« alternance » en cours. Le roi se dira déçu par
cette expérience qui, de son point de vue, démystifie la gauche
comme force de proposition, comme vraie alternative. « J’aurais
dû les faire venir au gouvernement il y a quinze ans »,
reconnaîtra-t-il. Il me taquinera en ajoutant que « mes » copains
de l’USFP sont, en fait, des « ringards ». Je lui rétorquerai que
ce ne sont plus mes copains puisqu’ils m’ont « planté » pour
son fils !
À la fin de sa vie, Hassan II prend conscience du fait qu’il
n’est pas un homme de la génération Internet, qu’il n’est plus
chez lui dans l’univers des jeunes qui forment la majorité de
notre population. « Je pouvais comprendre les Beatles mais je ne
comprends pas le rap », résume-t-il. Le roi se rend à l’évidence
que « la liberté est une chose qui fascine les gens », et que
l’avenir de la monarchie chérifienne se jouera sur l’obtention
– la conquête ? l’octroi ? – de plus grandes libertés citoyennes.
Il décide de ne plus entraver cette marche vers le futur, même
s’il souhaite que tout reste en ordre jusqu’à son départ. Il a
intériorisé l’idée qu’il est devenu un poids plutôt qu’un atout
pour le Maroc.
Hassan II découvre en même temps les vertus du libéralisme
économique. Il est littéralement estomaqué par la vente d’une
licence de téléphonie GSM, qui permet à l’État d’engranger
1,5 milliard de dollars. Il faut dire qu’il s’agit là de l’un des
premiers appels d’offres sans interférence, sans commissions et
sans « message » politique (à la différence de la licence accordée
aux Canadiens pour faire comprendre à Paris, au paroxysme de
la crise franco-marocaine, que le royaume n’était pas sa chasse
gardée). En même temps que le roi s’entiche de libéralisme
économique, il enrichit son jargon de termes comme
« synergie », ou d’anglicismes comme leverage et lance un
groupe de réflexion, le « G14 ». Il se découvre sur le tard, non
sans plaisir, comme le grand « manager », le PDG ou CEO
(chief executive officer) du Maroc.
Les élections législatives de novembre 1997 sont assez
particulières. Ce n’est plus le folklore habituel, les urnes
bourrées et les morts qui votent, mais le scrutin n’en est pas
moins sous contrôle. L’argent circule, l’administration joue de
son influence. Le système est parfaitement rodé pour empêcher,
sans que cela saute aux yeux, la constitution d’une majorité
claire – ce qui garantit au roi son rôle d’arbitre. La classe
politique dans son ensemble lira le vote comme un gage donné à
une alternance octroyée par le roi. La majorité est « bricolée »,
tout juste suffisante pour que Youssoufi puisse former une
coalition.
Le 4 février 1998, Abderrahman el Youssoufi devient
Premier ministre. Suivant l’« alternance » de quelques semaines,
la visite officielle au Maroc de Lionel Jospin, alors chef du
gouvernement français, prend une tournure dramatique. Jospin
dit à Youssoufi, publiquement : « Toutes les instances de la
République française sont derrière vous. » Tant qu’à faire, il
aurait tout aussi bien pu dire : « Le roi est fini. » Or, Hassan II
se rend rapidement compte que les technocrates de l’opposition
s’effilochent au contact du pouvoir. Ce n’est pas une bonne
nouvelle pour lui. Il ne trouve en eux aucun appui. Il voulait
cette ouverture à l’USFP pour stabiliser le trône, pour oxygéner
son régime, pour ne pas se retrouver au premier plan face à la
rue. Je sens qu’il revient, après bien des années et, donc, après
beaucoup de temps perdu, à la croisée des chemins où il avait
quitté la voie de la monarchie consensuelle pour bifurquer vers
une monarchie populiste. C’est un flash-back, la vraie fin de
l’affaire Ben Barka.
Mes propres relations avec l’USFP ne sont pas bonnes non
plus. L’intérêt des socialistes aux affaires est de se rapprocher
du prince héritier, ce qu’ils font avec zèle. Un exemple : alors
que j’avais été invité par la fondation Bouabid à Rabat à
prononcer un discours sur les transitions démocratiques dans le
monde arabe, je suis prévenu à la dernière minute d’un
« changement du programme ». J’ai été « zappé » et, à ma
place, Sidi Mohammed prendra la parole. Il signale ainsi sa
volonté de s’impliquer au moment où l’emprise de son père se
relâche. Ce jour-là, à mes dépens, il sort de l’ombre et fait son
entrée dans le monde politique. Moi, je plonge dans le
brouillard. Je prends alors mes distances, le large. Je multiplie
les missions d’observation électorales pour la fondation Carter,
d’abord en Palestine puis, pour les législatives d’avril 1998, au
Nigeria.
Le Sahara occidental vient aussi compliquer la fin de règne de
Hassan II. Longtemps, le roi avait pu se contenter de « faire du
processus » pour temporiser et mieux préparer le vote crucial
pour le Maroc qu’allait être le référendum d’autodétermination
dans l’ex-colonie espagnole. À cette fin, les législatives au
royaume avaient même été repoussées de deux ans, qui plus est
sur proposition de l’opposant Abderrahim Bouabid, en
l’occurrence dans un rôle à contre-emploi. « C’est le plus beau
cadeau que Bouabid m’ait jamais fait », s’était réjoui le roi en
privé. Mais jusqu’en 1997, Hassan II croyait sincèrement que le
Maroc pouvait remporter le référendum. S’il en repoussait
l’échéance, c’était pour mieux l’emporter, de façon plus
éclatante. Son calcul était le suivant : en gonflant le corps
électoral de 100 000 à 200 000 votants, l’issue du scrutin allait
être d’autant plus favorable au Maroc. D’où la mise en place de
tout un dispositif pour augmenter le nombre des électeurs. Les
conseillers Driss Slaoui et Ahmed Senoussi étaient missionnés
pour en convaincre l’ONU ; sur le terrain, Driss Basri, habitué à
manipuler les élections au royaume, était en prise directe avec
les gouverneurs. Enfin, le général Kadiri de la DGED (Direction
générale des études et de la documentation) s’occupait du
« sous-sol » : il faisait remonter de l’information depuis les
camps de réfugiés en Algérie, contrôlés par le Front Polisario.
Lequel était affaibli par des ralliements au Maroc qui étaient plus
souvent le fait de nos « barbouzeries » que de sincères
changements de convictions. En revanche, les révélations sur
des atteintes aux droits de l’homme à Tindouf, la « capitale »
sahraouie en territoire algérien, servaient la cause du Maroc, tout
comme la situation de « fait accompli » créée par la présence
marocaine au Sahara occidental. Hassan II ne ménageait pas ses
efforts : dans les « provinces du Sud », les salaires dans la
fonction publique étaient majorés de 25 %, les produits de base
lourdement subventionnés et des travaux herculéens entrepris
pour doter ces arpents de sable d’infrastructures.
Sur ce, en 1997, l’ancien secrétaire d’État de Bush père,
James Baker, est nommé représentant spécial de l’ONU au
Sahara occidental. Hassan II s’en inquiète énormément. Il sait
que ce poids lourd sur la scène politique américaine est capable
de lui forcer la main. Il se rend également compte que
l’importance stratégique du Maroc pour les États-Unis a
grandement diminué depuis la fin de la guerre froide. Aussi
prépare-t-il avec un soin méticuleux ses premières rencontres
avec Baker. Le roi s’adresse moins au représentant des Nations
unies qu’au diplomate américain, insistant à dessein sur les
enjeux géopolitiques de la question saharienne. James Baker
comprend le jeu du roi, qui lui convient également, du moins au
début (c’est ce qu’il me confiera, plus tard, lors d’une rencontre
à Vienne). Il sait que, si le roi lui donne sa parole, il la tiendra.
En revanche, après la mort de Hassan II, il désespérera de ses
interlocuteurs marocains et, en 2004, démissionnera. C’est ainsi
que le dossier se perdra dans les sables dans lesquels il est
toujours enlisé.
Le 14 juillet 1999, Hassan II est l’invité d’honneur du défilé
sur les Champs-Élysées à Paris. Jacques Chirac lui offre ce
cadeau de fin de vie. Depuis plusieurs mois déjà, mon oncle sait
que sa mort est proche. Quand le roi Hussein avait été à
l’agonie, en février, nous avions suivi ensemble le compte rendu
de sa fin, d’heure en heure, sur CNN. C’est l’une des rares fois
où j’ai vu Hassan II verser une larme. Cela le touchait vraiment,
parce que c’était la fin d’une époque – la sienne. Il voyait sa
mort dans celle du roi de Jordanie. Il se sentait de plus en plus
fatigué. Pas question, pour autant, de lui suggérer davantage de
repos, du recul par rapport aux affaires. Quand j’ai brisé le
tabou, Hassan II m’a regardé droit dans les yeux pour me dire :
« Je suis le roi et c’est un métier à plein temps. Je ne me
désincarne pas un jour pour être fatigué, un autre jour pour ceci
et un troisième pour cela. Quand comprendras-tu qu’il est déjà
tout à fait exceptionnel que je me désincarne parfois avec toi
pour ne plus être le roi mais, tout simplement, ton oncle ? »
Hassan II n’a jamais pris ni un somnifère ni un calmant de sa
vie. Il voulait être lucide à tout instant, même dans la douleur. Il
n’a jamais pris non plus de vitamines, de compléments
alimentaires. Il avait un très grand courage physique. Il a
regardé la mort en face. En la voyant venir, il ne l’a pas subie.
Mais, en attendant, il a porté ce poids terrible tout seul.
Dans la soirée du 22 juillet, alors que je me trouve à Paris, je
suis averti de l’hospitalisation en urgence de mon oncle. Je
parviens à joindre le chef de son équipe médicale, qui me
confirme la nouvelle. « Je prends un avion privé et je rentre
immédiatement. » Mais Hassan II, qui est présent et lucide, se
saisit du combiné pour me dire : « Ne te précipite pas. Rentre
demain, tranquille. » Il me repasse le médecin, et je l’entends lui
répéter : « Dites-lui qu’il ne se stresse pas, qu’il rentre
tranquillement demain. » Je réserve donc mon vol pour le
lendemain, dans l’après-midi. Le 23, je déjeune avec Ghassan
Salamé, quand je reçois un coup de fil de Sidi Mohammed, à
qui je n’ai pas parlé depuis longtemps. Il me dit : « Ton oncle
est très fatigué, il faut que tu viennes. » Je demande davantage
de précisions. Il répond : « Nous sommes en train de tenter une
intervention de sauvetage à l’hôpital. Je n’ai prévenu que toi et
le Premier ministre, pour des raisons politiques. » En fait, Sidi
Mohammed ignorait que j’étais à Paris et, le matin, avait
demandé au cheikh Zayed de me faire partir de toute urgence
d’Abu Dhabi pour le Maroc. Un hélicoptère avait même atterri
sur un terrain vague près de ma maison aux Émirats arabes unis.
Pour rien !
J’arrive vers dix-neuf heures trente au Palais. Je comprends
tout de suite que c’est fini, que Hassan II est mort. Un incident
me marque en particulier : je vois deux gendarmes de la sécurité
rapprochée du roi secouer Driss Basri dans un bureau, à
quelques mètres des généraux Arroub et Benslimane. J’entends
Basri crier : « Mais arrêtez la provocation ! Arrêtez ! Je suis
quand même le ministre de l’Intérieur ! » Je demande au général
Arroub des explications. Il me répond que c’est « juste à titre
préventif ». Je lui fais remarquer que le procédé fait mauvais
effet, que les médias du monde entier sont aux aguets et que,
s’ils l’apprenaient, cela donnerait une piteuse image de la
monarchie. Mais le roi est mort et, sans sa protection, son
« grand vizir » prend des coups après en avoir beaucoup donné.
Plus tard, quand je serai totalement brouillé avec « M6 »,
comme on va rapidement surnommer le nouveau roi, je me suis
demandé si le prince héritier ne m’avait pas fait venir de toute
urgence pour que je lui prête allégeance avant qu’il ne m’écarte.
Je me suis posé cette question parce que ma présence, pour ceux
qui avaient la mémoire de notre dynastie, revêtait un enjeu
important. En effet, après la mort accidentelle de Mohammed V
et en attendant d’être éclairé sur les circonstances de ce décès,
mon père avait signé l’acte d’allégeance, mais refusé de se
rendre à la cérémonie qui suivait. Or, renseignement pris, M6
n’avait pas de dessein caché pour prendre sa revanche sur
l’histoire. J’ai enquêté auprès des médecins traitants du centre de
cardiologie de l’hôpital Avicenne ; j’ai vérifié auprès du Premier
ministre. Tout ce que le prince héritier m’avait dit au téléphone
s’est avéré conforme aux faits, rigoureusement exact.
À vingt-deux heures, réunis avec les autres dans la salle du
Trône, je signe donc la beiya, mais sans me mettre en djellaba,
ce qui est ma façon d’exprimer que je ne suis que de passage. Je
suis le seul en costume. Ce n’est qu’un détail vestimentaire mais
il traduit mon intuition, puis ma conviction intime, que je vais
êtr e écarté de cet univers. Détail révélateur du makhzen :
personne n’a de stylo pour signer, même le protocole n’y a pas
pensé ! Je laisse passer un instant puis, dans la gêne générale, je
propose mon stylo. La beiya, ce texte qui renouvelle
l’allégeance entre les gouvernés et les gouvernants, est ainsi
signée de mon encre.
Je m’attarde un instant sur la beiya, qui est un concept
islamique. Il s’agit d’un accord contractuel entre le
Commandeur des croyants et ceux qui peuvent faire et défaire le
pouvoir. C’est une variation locale sur un thème connu partout :
les contractants sont l’élite de la société, des gens qui jettent
dans la balance leur poids social. Dans la tradition avant
Lyautey, chaque grande ville, chaque vrai centre de pouvoir,
avait ses représentants et, de ce fait, l’acte d’allégeance était un
grand rendez-vous du donner et du recevoir. Puis la cérémonie
s’est vidée de son sens. Elle n’était plus précédée de tractations
mais s’est réduite à un coup de sifflet pour faire signer un acte
de soumission, sans discussion préalable.
Je pense qu’il faudrait revenir à la beiya comme un contrat
signé après négociation de ses termes. Dans un Maroc idéal, ce
serait un rituel fort, une onction conférée par des institutions
élues, à commencer par le Parlement. Le retour à la tradition
marquerait ainsi, en fait, un progrès envers une société plus
démocratique ancrée dans le passé. Dans ce cas, la beiya devrait
également inclure les femmes, ce qui n’est pas le cas
actuellement, sauf pour les femmes ministres.
Modifier la beiya, est-ce toucher au sacré ? Je ne le crois pas.
Dans la tradition islamique, c’est un rituel mystique qui prend
en charge le divin. Après la mort du Prophète, il y a eu nombre
d’interprétations quant à la forme que devait revêtir la bonne
gouvernance inspirée par son exemple. Certains disaient qu’il
devait y avoir un successeur unique, d’autres qu’il pouvait y en
avoir plusieurs. D’autres encore estimaient que l’on n’avait pas
besoin d’autorité politique du tout. Pour finir, une forme de
califat a été privilégiée dans le souci d’assurer la survie de
l’umma – la communauté des croyants – grâce au pouvoir en
place. Aujourd’hui, il est donc tout à fait concevable de
requalifier, de nouveau, la forme idéale de la gouvernance
politique dans le cadre de l’islam.
Dans les heures qui ont suivi la mort de Hassan II, nous
avons été une cinquantaine à incarner les forces vives de la
nation : les princes, Moulay Rachid, mon frère et moi ; les
ministres et grands commis de l’État, des officiers supérieurs et
des ulémas. Plus tard, il m’a été reproché d’avoir embrassé mon
cousin, le nouveau roi, plutôt que de lui baiser la main. Je l’ai
fait spontanément, dans l’émotion du moment. Il est cependant
vrai que j’estimais depuis longtemps que le baiser de la main
royale, dessus-dessous, était un geste humiliant qu’il fallait
supprimer. Parce que je n’avais pas baisé la main recto et verso
de Hassan II, celui-ci m’avait déjà fait la tête pendant six mois
– et il avait alors fallu que Sidi Mohammed m’en explique la
raison pour que je comprenne. Pour moi, embrasser la main du
roi d’un côté ou des deux côtés ne faisait aucune différence. Or,
pour Hassan II, c’était un rite essentiel. Quand il était en colère
contre quelqu’un, la punition suprême consistait à ne pas donner
sa main à baiser en la retirant immédiatement, avant que l’autre
puisse s’en saisir. Pour ma part, j’avais eu droit à une punition
juste en dessous en termes de gravité : le roi m’avait tendu son
poing fermé, et j’avais dû tirer sur ses doigts pour l’ouvrir !
Bref, le baisemain était un signe éloquent dans l’idiome du
pouvoir. Une main abandonnée au serviteur était de bon augure,
une main vite retirée un signe de mauvaise grâce. Au moment
de l’« alternance », sachant que son nouveau Premier ministre
socialiste, Abderrahman el Youssoufi, n’allait pas lui embrasser
la main, le roi était allé vers lui en ouvrant ses bras… Pour un
autre récalcitrant présumé, Seddik Belyamani, le vice-président
de Boeing, qui avait la double nationalité marocaine et
américaine, Hassan II avait pris les devants, donnant cette
consigne à son protocole : « Dites-lui que Sidna est tellement
fier de sa réussite qu’il lui ordonne de ne pas lui embrasser la
main. » Autant dire que ce geste de soumission relevait d’un
répertoire subtil dont Hassan II se servait avec maestria. Son fils
et successeur se l’est approprié dès qu’il a chaussé les
babouches du pouvoir.
En sortant de la cérémonie d’allégeance, j’ai une prise de bec
avec une dizaine d’opposants, dont Mohamed Boucetta de
l’Istiqlal. Ce vieux routier de la politique marocaine, un homme
pragmatique doté d’un vrai sens de l’humour, m’interpelle :
« Alors, qu’est-ce que c’est que cet archaïsme ? Tout ceci aurait
dû se faire devant le Parlement ! Tu verras les conséquences. »
Moi, je défends la monarchie : « On ne peut pas commencer la
réforme en remettant en cause l’autorité du roi. Il faut d’abord
qu’il assoie son pouvoir. » Je suis le seul de la famille royale à
être bousculé de la sorte par ces politiciens qui m’abordent avec
vigueur, comme pour me sonder.
En dépit de cette agitation, je ressens un grand vide en moi,
comme si soudain ma boussole tournait sans direction. Vers une
heure du matin, je décide de retourner au Palais. La veillée
funéraire se déroule dans un lieu au cœur du bâtiment où les
proches se rendent librement, le koubat – la « pièce » – de Sid
Ahmed el Boukhari, un grand théologien islamique d’Orient.
C’est le sanctuaire du pouvoir, une salle de trente mètres carrés
environ dont la sobriété sinon l’austérité matérialise
l’intemporalité de notre dynastie. Ici débute la fête du Trône ;
ici, le roi se pare de ses habits d’apparat et vient, le soir, lire le
Coran ; ici, aussi, devant cette pièce est prise la photo officielle
chaque fois qu’un membre de la famille royale se marie. Cette
nuit-là, deux femmes que je ne connais pas s’approchent de moi
comme deux ombres. « Moulay Hicham, dites-nous, est-il
vraiment mort ? » me demande, en chuchotant, l’une d’elles.
Pour ces femmes, comme pour tant de Marocains au terme d’un
règne de trente-huit ans, la disparition de Hassan II est
impensable.
En quittant la veillée, je tombe sur M6 qui est sur le point de
rentrer chez lui pour dormir. Je lui dis : « Mais tu ne peux pas
aller à Salé ! Tu es maintenant le roi, tu dois passer la nuit ici. »
Il me regarde sans rien dire et, finalement, reste au Palais. De
retour chez moi, exténué, je me confie à ma femme, enceinte de
notre seconde fille : « Je sens très mal cette histoire. Je vais au
clash avec Sidi Mohammed, c’est inéluctable. En fait, j’ai envie
qu’on me mette à la porte. J’ai le sentiment d’un faux départ,
j’ai l’impression qu’on s’installe non pas dans la rupture mais
dans la continuité. Je ne me vois pas vivre des mois ou des
années dans cette schizophrénie. Le makhzen a perdu sa tête
mais on la sent déjà repousser. Il est tout autour de nous. Il veut
vivre et va nous dévorer. Que faut-il faire ? »
Tourmenté, je sais qu’il est de mon devoir, pour l’histoire et
pour les Marocains, de livrer le fond de ma pensée à mon
cousin. Je suis résolu à m’acquitter de cette obligation, bien que
les chances d’une amélioration de mes relations avec
Mohammed VI après le décès de son père soient infimes. Le
nouveau roi doit s’affirmer. Il s’était longtemps tu pendant que
je parlais haut et fort sur la place publique pour tenir tête à
Hassan II. À présent, son heure est venue. Peu importe ce que
nous pensons l’un de l’autre. La logique de situation nous
oppose. Déjà avant, déviées par la raison d’État, nos trajectoires
avaient été de plus en plus divergentes.
Par-delà sa tombe, Hassan II nous surprend. Nous pensions
tous qu’il se ferait inhumer dans la grande mosquée de
Casablanca qui porte son nom. Or, sa dernière volonté est de
reposer dans le mausolée, à Rabat, qui abrite déjà son père et
son frère. Quelques années auparavant, du temps du roi hautain,
tout imbu de sa personne, ce vœu eût été inimaginable. Mais au
soir de sa vie, Hassan II a fini par se ranger derrière
Mohammed V. Ses obsèques, le 25 juillet 1999, sont à la
hauteur du personnage exceptionnel qui vient de disparaître. Il y
a là le prince Charles d’Angleterre, toutes les têtes couronnées
du Golfe, Bill Clinton, Jacques Chirac… La foule est hystérique,
l’organisation chaotique. Le peuple a perdu son père, son roi,
son commandeur, son souverain despotique aussi. Tout s’éteint
avec lui, même si Mohammed VI est immédiatement accepté
comme le nouveau monarque, l’interlocuteur des chefs d’État
étrangers et l’espoir du peuple marocain.
Mohammed VI s’est dépouillé de son humanité dans la
koubat, là où le corps de Hassan II était solennellement exposé
en attendant les funérailles. Le fils y a d’abord caressé la tête de
son père, accomplissant enfin les gestes tendres qu’il n’avait
jamais osés du vivant de son prédécesseur sur le trône. La scène
m’a profondément ému. J’en ai pleuré. Mais j’ai aussi vu le fils
revêtir les habits du souverain. Il est sorti du graal dynastique en
monarque, déjà dans la carapace du pouvoir.
Le lendemain des obsèques de Hassan II, je prends mon
courage à deux mains. Je vais voir Mohammed VI au Palais
pour lui dire tout ce que je pense, de A à Z, au sujet de la
monarchie, du makhzen, à propos des militaires et de
l’« alternance ». Devant les dignitaires du Palais et la famille,
lors d’une conversation à bâtons rompus, je lui dis que le
patrimoine de la maison royale doit revenir à la nation. Je
l’adjure de ne donner aucun gage aux généraux, de ne plus tenir
ses réunions à l’état-major – toute l’Afrique du Nord étant déjà
gouvernée par des galonnés. Je lui demande aussi d’écarter
Driss Basri en douceur. Enfin, je le presse de renforcer
l’ouverture du régime vis-à-vis de la gauche. Mais
M6 esquive le tête-à-tête et la franchise qu’il aurait pu permettre
entre nous. Il ne répond pas, il semble juste ne pas savoir quoi
dire. Les dignitaires présents se chargent en revanche de
m’envoyer sur les roses, avec politesse mais une grande
véhémence. Pourtant, le premier discours de M6, écrit par
Abdelhadi Boutaleb, reflétera mes positions. Il sera prononcé le
30 juillet, pour la fête du Trône. En revanche, le 20 août,
ironiquement pour l’occasion de la fête du Roi et du Peuple, le
ton change. Ce discours est franchement rétrograde. Il annonce
la continuité du makhzen ou, plus précisément, sa restauration
sur de nouvelles bases. De tous les scénarios que j’ai envisagés,
c’est le pire.
Mon « cas » a été réglé bien avant. Au Palais, dès le moment
où j’ai dit mon fait au roi, tout le monde m’a désavoué du
regard. On m’évite comme une grenade dégoupillée. Je me sens
mal à l’aise. L’attente sera de courte durée. Quarante-huit heures
après ma prise de position, le chef du protocole royal, Abdelhak
el-Mrini, m’annonce qu’il a reçu pour instruction de se rendre
chez moi avec une délégation dont fait partie l’un de mes
cousins germains, Moulay Abdallah. Une fois dans mes murs, le
chef du protocole me déclare : « Je dois vous délivrer un
message de Sa Majesté. Sachez que je ne suis qu’un messager et
que j’ai demandé à être dispensé de cette responsabilité. Sa
Majesté vous prie de ne plus venir au Palais royal à moins d’y
être convoqué. Vous lui avez causé assez de tracas. » Je ne suis
pas surpris. Je me sens à la fois profondément blessé et
immensément soulagé. Moulay Abdallah coupe alors la parole
au chef du protocole : « Tais-toi, c’est trop gentil ce que tu lui
dis. Moulay, tu es un emmerdeur, reste chez toi ! » Je lui
réponds que ce n’est pas la peine d’insister. Ne voulant pas
ressembler à ceux qui sont venus m’insulter sous mon toit, je
puise aux meilleures sources de l’hospitalité marocaine la force
de leur proposer un thé.
Le lendemain, le chef du protocole me rappelle pour
m’annoncer la venue d’une nouvelle délégation. Rochdi
Chraïbi, le directeur du cabinet royal, et Fouad Ali el Himma, le
condisciple et confident de Mohammed VI, en font partie. El
Himma me dit : « Sa Majesté estime que les membres de sa
famille ont été très maladroits en exécutant ses consignes. Nous
allons donc délivrer le message à nouveau, différemment : Sa
Majesté vous fait dire qu’elle vous appellera si elle a besoin de
vous. Et que nous sommes à votre service. » La rumeur avait
couru, inventée par M6, que je me serais rendu au cabinet royal
pour demander la liste des nouveaux conseillers du roi afin de
voir qui, parmi eux, était valable à mes yeux. Autrement dit,
j’aurais exercé une sorte de droit de regard sur les choix du
nouveau souverain. Ma supposée venue au cabinet royal a été
rapportée par la femme de Moulay Abbas, qui y travaille.
Moulay Abbas, un officier de la Garde royale, et son épouse
étant des Alaouites, ce témoignage est digne de foi aux yeux du
roi. Peu importe alors que son propre frère, Moulay Rachid, qui
me donne ainsi une ultime preuve d’affection, lui dise et lui
répète que cette rumeur est sans fondement – ce qui est la vérité
puisqu’il ne me serait jamais venu à l’esprit de « contrôler » le
travail du roi. Mais M6 cherche un prétexte pour m’écarter et,
un prétexte lui étant fourni, il s’en saisit. Dans ces conditions,
que me reste-t-il à faire ? Je réponds à la délégation : « L’unique
privilège dont je jouis est mon passeport diplomatique. Je vous
le rends, le voici. » Gênés, ils passent un coup de fil dans un
recoin de mon salon. Puis ils me rendent le document.
Hassan II est mort un vendredi ; il a été porté en terre
quarante-huit heures plus tard, un dimanche ; le lundi, j’ai dit à
son fils ce que j’avais sur le cœur ; quarante-huit heures plus
tard, le mercredi, j’étais viré du Palais. Quand, une semaine
après la mort du roi, la grande prière du vendredi est dirigée
pour la première fois par Mohammed VI, je m’y rends, par
respect pour notre religion, mais n’y reste pas longtemps.
Comme il m’a été demandé, je ne mets plus les pieds au Palais.
Le soir, Abderrahman el Youssoufi m’appelle, paniqué. Je passe
le voir. Le chef du gouvernement veut savoir pourquoi je ne me
trouve pas aux côtés du roi. Il me reproche d’y être allé trop
fort, estime que M6 a besoin d’être rassuré. Je lui répète alors
l’histoire que j’avais déjà racontée, trois jours après la mort de
Hassan II, à M6. Il s’agissait d’un échange que mon père avait
eu avec Mohammed V, après la rupture entre Moulay Laarbi el
Alaoui et le sultan. Il était allé le voir pour lui dire : « Vous avez
mis en prison tous les opposants du Mouvement national. Ne
croyez-vous pas que vous êtes allé trop loin ? » Le roi, son père,
lui avait répondu : « Tu sais, c’est plus fort que moi. Il aurait
fallu retoucher la djellaba du Commandeur des croyants avant
de la mettre. Une fois que tu l’as endossée, elle te colle à la
peau. Elle a sa propre vie. »
À la mort de Hasssan II, Youssoufi aurait dû poser sur la
table son pacte avec la monarchie pour obtenir de
Mohammed VI une avancée démocratique. Mais il me dit et
répète : « Je dois attendre. » Mon désaccord tient en trois mots :
« Attendre, c’est échouer. »
Je reste au Maroc jusqu’au 40 jour du deuil, par respect pour
la mémoire de mon oncle. Je suis blessé que mon cousin me
frappe d’ostracisme même si, d’un point de vue politique, je
suis sûr d’avoir fait le bon choix. Le lendemain du 40 jour, je
pars, résolu plutôt que résigné à refaire ma vie ailleurs. Pour
commencer, j’effectue un voyage d’affaires à Londres où je suis
évidemment interrogé sur le Maroc et sur mon rôle au royaume
de Mohammed VI. Malgré les échos dans la presse, personne ne
croit vraiment que je sois écarté, tout le monde pense à une
répartition secrète des rôles. Pour ma part, je sais ce qu’il en est.
Je me rends aux États-Unis, où je me repose quelques jours
avant de gagner le Moyen-Orient, en août 1999, pour y faire
aboutir un projet sur lequel j’ai déjà travaillé pendant deux ans
depuis Abu Dhabi : la création d’une entreprise d’énergie verte,
renouvelable. Je fonde ma société Al Tayyar Energy. Son nom
– « courant d’air » – traduit mon état d’esprit du moment. Le
fait de me voir en entrepreneur indépendant présage mon
avenir.
Je vois Mohammed VI une dernière fois en septembre 1999,
à l’occasion du baptême de ma fille. Il frappe à ma porte et me
dit : « Alors, tu ne m’invites pas ? » Je lui réponds qu’il est le
chef de famille et que l’on n’invite pas le chef de famille. Il est
toujours chez lui sous mon toit. Je ne me doute pas encore à
quel point l’inverse n’est plus vrai.
e
e
V.
COUPS FOURRÉS
Le seul maître des rois est le temps. La durée d’un règne est la
force autant que la faiblesse du système monarchique. À chaque
relève, les compteurs sont remis à zéro, pour le meilleur comme
pour le pire. Le passage d’un roi à un autre est aussi l’entracte
pour les courtisans, le moment opportun pour eux de sortir
d’une pièce à bout de souffle pour se réinventer dans le
spectacle du nouveau metteur en scène. C’est un moment
délicat. Crier « vive le roi ! » quand le prédécesseur n’est pas
encore mort vaut exclusion. En revanche, dire qu’on est prêt à
acclamer, le moment venu, peut rapporter gros sans rien coûter,
du moins à ceux qui n’ont de toute façon ni dignité ni honneur.
Le 23 avril 1998, soit quinze mois jour pour jour avant la
mort de Hassan II, le fondateur et directeur du groupe de presse
Jeune Afrique, Béchir Ben Yahmed, vient me rencontrer dans
un café à Paris. Nous nous connaissons, je l’ai déjà aidé à de
multiples reprises. Dans une main, il tient la dernière anthologie
de ses éditoriaux dans son hebdomadaire (« Ce que je crois »)
qu’il vient de publier sous le titre Face aux crises. Il m’en
apporte un exemplaire aimablement dédicacé. Je lis : « Ce Face
aux crises en hommage d’amitié fraternelle pour un homme qui
a eu et aura à faire face. Et pour accompagner un destin qui sera,
je pense, à la hauteur de son ambition. » Dans l’autre main,
Béchir Ben Yahmed tient une lettre datée du même jour et qui
dit ceci :
« Cher Ami,
Pour racheter le local de 1 500 m environ qui, depuis près
de dix ans, abrite Jeune Afrique au 57 bis rue d’Auteuil Paris
XVI , j’ai besoin de trouver un prêt de 3 millions de dollars à
un taux normal (voisin de 5 %) remboursable en cinq ans, à
partir de janvier 2011 (60 mensualités égales de
50 000 dollars chacune, plus intérêts).
Le local est très bien situé dans un bon quartier de Paris
(Auteuil) ; il vaut ce prix aujourd’hui et, la crise de
l’immobilier étant sur sa fin, vaudra beaucoup plus cher dans
quelques années (description ci-joint).
Je vous demande de vouloir bien nous prêter cet argent ou
de nous aider à trouver ce prêt, avec votre garantie.
Je sais que vous le pouvez, et c’est la raison pour laquelle je
m’adresse à vous avec la conviction que vous voudrez le
faire.
Il s’agit bien d’un prêt qui sera conclu sous l’égide
d’avocats et de notaires, dans le cadre d’un contrat donnant
au prêteur toutes garanties, dont, si besoin, l’hypothèque sur
l’immeuble.
Le prêteur a, ainsi, la certitude absolue de rentrer dans son
2
e
argent dans le délai imparti.
Le prêt pourra être fait à moi-même ou à la société Sifija,
holding du groupe Jeune Afrique, au choix du prêteur qui
pourra bénéficier de la garantie des deux. »
S’ensuit le nom du cabinet désigné par Béchir Ben Yahmed,
puis ce dernier paragraphe précédant sa signature : « Si, comme
je l’espère, vous acceptez de répondre positivement à ma
demande, et si nous pouvons régler cette affaire au cours du
mois de mai, vous serez assuré de ma durable reconnaissance. »
Pour faire court : je n’ai pas levé 3 millions de dollars en un
mois pour que le groupe Jeune Afrique puisse se porter
acquéreur de son siège à Paris, et je n’ai pas eu droit à la
« durable reconnaissance » de Béchir Ben Yahmed. En somme,
me semble-t-il, cela a été un marché honnête.
En septembre 1999, deux mois après l’accession au trône de
Mohammed VI, des manifestations éclatent au Sahara
occidental. Elles sont durement réprimées par le ministre de
l’Intérieur Driss Basri, qui est alors limogé par le jeune roi.
Mais, comme l’attestera la suite sans fin de ce dossier épineux,
le limogeage de Basri ne répond pas à la question de savoir ce
qui arriverait si le Maroc perdait « son » Sahara. Lors de ma
dernière entrevue avec l’opposant Abderrahim Bouabid, peu
avant sa mort en 1992, il m’avait dit : « Le problème du Sahara
occidental ne pourra vraiment être résolu que par la
démocratisation du Maroc tout entier. » Je pense qu’il avait
raison. En effet, mes interlocuteurs sahraouis me disent en
substance : « Pourquoi voulez-vous que nous nous rattachions
au Maroc ? Il y a chez vous des problèmes sociaux, pas de
démocratie et trop de corruption. Nous, de notre côté, nous
avons des richesses naturelles et une petite population. Nous ne
sommes pas endettés et nous aurions la possibilité de construire
un État viable protégé par les normes internationales et, de ce
fait, protégé des dérives de nos propres leaders. » Tout cela est
juste, et la seule réponse pérenne serait l’avènement d’une vraie
démocratie au Maroc.
Avant et après Hassan II, par quelque bout que l’on prenne
les problèmes du Maroc, du Sahara occidental au « réveil
berbère » en passant par la corruption, l’on aboutit indéfiniment
à la même conclusion : aucune solution ne saurait être trouvée
sans la redéfinition du pacte social en vue d’une vraie
démocratisation du système. La stabilité politique et la prospérité
économique de notre pays, et même l’unité nationale, en
dépendent.
Le recul que j’ai pris en 1999 me laisse le temps de réfléchir à
l’avenir de la monarchie. Mes convictions n’ont pas changé, et
je continue de les défendre sur la place publique. Le
1 décembre, je donne une conférence sur « les défis
démocratiques dans le monde arabe » à l’Institut français des
relations internationales (IFRI) à Paris. Le Tout-Rabat s’est
déplacé dans la capitale française. Plusieurs centaines de
personnes se pressent dans une salle qui n’est pas faite pour une
telle affluence. L’ambassadeur du Maroc en France est intervenu
pour tenter de faire annuler l’événement. Des agents de la
DGED, le service marocain de contre-espionnage, prennent des
er
photos du public. « Les hommes passent mais le système
reste », constate ce jour-là le spécialiste du Maghreb Rémy
Leveau, l’un de mes maîtres à penser. Des compatriotes
étudiants, qui me posent des questions un peu délicates sur la
monarchie, auront par la suite des ennuis. Au pouvoir depuis six
mois, M6 jouit pourtant d’un état de grâce exceptionnel. Les
médias l’ont surnommé le « roi des pauvres ». Il est populaire et
courtisé. Il accumule les promesses, sans préciser comment il les
réalisera. Mais, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, on ne
demande qu’à le croire sur parole. À tous, le roi dit ce qu’ils
veulent entendre ; surtout, il leur dit ce qu’ils ont vainement
espéré entendre depuis tant d’années. Et peu importe si c’est
immature, irréaliste, politiquement suicidaire. Du moment que
cela tranche avec Hassan II. Le passé comme repoussoir instruit
l’avenir.
Cette volonté de rupture de Mohammed VI avec le passé
« hassanien » naît d’un réel désir de changement. Mais assez
rapidement, cela devient un outil de marketing et une manière de
démolir le père. En vérité, le roi en fait trop et pas assez : trop
dans l’œdipien et pas assez dans la transformation
institutionnelle du régime. Au Maroc de M6, les comptes de la
répression sont vaguement apurés mais on ne touche pas à
l’armature du régime qui a rendu cette répression possible. Du
reste, les pratiques ne changent pas tellement. Sous Hassan II,
les « gauchistes » subissaient le plus fort de la répression ; sous
Mohammed VI, ce sont les islamistes. Seulement, comme ces
derniers ne sont pas très populaires à l’extérieur, notamment
dans les pays occidentaux, les abus commis à leur égard
suscitent moins de protestations.
Au début de l’année 2000, je postule à l’ONU. J’ai besoin de
changer radicalement de paysage. Je veux voir de près une autre
réalité, au pire même la guerre et ses souffrances. Tout sauf
l’image kitsch du Maroc. Lorsque je songe au royaume de ces
années-là, je revois un bal de somnambules, des gens valsant les
yeux fermés au bord d’un précipice. À ma demande, Kofi
Annan, le secrétaire général des Nations unies, me reçoit.
L’ambassadeur du Maroc auprès de l’ONU tente d’abord de
torpiller mon projet mais, ensuite, il reçoit de nouvelles
consignes de Mohammed VI sur le mode : « Bon débarras, qu’il
y aille. » Je deviens ainsi le conseiller pour les affaires
communautaires non albanaises de Bernard Kouchner, le haut
représentant des Nations unies au Kosovo. Kofi Annan n’a posé
qu’une condition : que ma sécurité soit garantie au maximum. Il
estime qu’en tant que personnalité musulmane, je suis une cible
de choix pour Milošević et les siens. J’aurai ainsi cinq gardes du
corps. Rien de bien nouveau pour moi. J’ai l’habitude des
dispositifs de sécurité depuis mon enfance.
J’arrive en Macédoine en mars 2000. Un hélicoptère russe me
transporte de Skopje à Pristina. Je débarque avec mon énorme
paquetage américain sur cette base où des officiers russes
m’attendent. In petto, je me dis : « Mais qu’est-ce que je viens
faire ici ? ! Tout cela est grotesque… »
La première semaine, mes relations avec Bernard Kouchner
sont très tendues. Il me regarde de travers. Il tente de cerner qui
je suis. Il m’invite à déjeuner, à dîner, mais nous ne trouvons
rien à nous dire. C’est une situation pour le moins inconfortable.
Puis nous sortons dîner avec une collègue de la MINUK, la
Mission d’administration intérimaire des Nations unies au
Kosovo. En quittant la table, je la raccompagne chez elle. J’ai à
peine tourné les talons que j’entends une forte déflagration dans
mon dos. Je reviens sur mes pas, convaincu que ma collègue
vient d’être la victime d’un attentat de l’UCK, le mouvement
indépendantiste albanais. En effet, son appartement a été touché
par une roquette. Mais elle n’était pas la cible visée. Plus tard,
nous apprendrons que l’UCK cherchait à éliminer une Serbe
vivant dans le même immeuble. Sur-le-champ, mes gardes du
corps se précipitent dans la cage d’escalier pour aller, si
possible, extraire la fille. Elle est saine et sauve. Sur ces
entrefaites, Bernard Kouchner et la police débarquent
pratiquement en même temps. Kouchner est en manteau, avec
des chaussettes et des chaussures, mais sinon, nu comme un ver.
C’est déjà assez comique. En plus, désignant l’immeuble
éventré, il me dit : « C’est comme ça qu’on dit bonne nuit en
albanais. »
Nous échangeons un rire spontané. La journaliste star de la
BBC, Jacky Rowland, nous filme. Je lui fais une grosse
grimace. Alors, Kouchner se jette à l’eau : « Cela fait une
semaine que vous me faites la gueule. Vous pensez que je suis
un illuminé ?
— Non, mais vous avez une flopée de conseillers que vous
n’écoutez pas. Vous n’en faites qu’à votre tête.
— Je sais, je suis égocentrique. Mais est-ce vraiment un
problème ?
— Pas pour moi, en tout cas. Vous savez, avec Hassan II, j’ai
eu affaire au calibre au-dessus… »
Cela aura suffi pour briser la glace entre nous. Ensuite, nous
travaillons en bonne intelligence. Je loue la maison du chauffeur
de Kouchner, et je me mets au boulot. Le Kosovo est un endroit
dur, avec des gens difficiles, violents et agressifs. Il fait très
froid, parfois -20°. La terre est lourde, les distractions sont rares.
J’apprécie cependant de pouvoir rencontrer les diplomates de
premier plan qui défilent à cette époque dans notre quartier
général. Richard Holbrooke, représentant des États-Unis à
l’ONU, Lakhdar Brahimi, le représentant spécial de l’ONU pour
l’Irak et l’Afghanistan, Paddy Ashdown, un ancien
parlementaire britannique, représentant de l’ONU en Bosnie, le
général Wesley Clark, Ismael Cem, le ministre turc des Affaires
étrangères qui me recevait souvent à Ankara pour discuter du
statut des populations turcophones dans le sud du Kosovo… La
mission est exigeante, mais nous avons le week-end pour nous
reposer. Le dimanche, je fais le tour des contingents, avec une
prédilection pour le contingent italien (dont la cuisine est
fameuse) et le contingent turc. Il m’arrive aussi de passer la fin
de semaine à Vienne ou à Skopje.
Dans le cadre de ma mission, je dois favoriser l’intégration
dans le processus de reconstruction politique des communautés
non albanaises et non serbes, autrement dit bosniaques, roms et
gorans, les Slaves musulmans de Macédoine. Il faut leur donner
le sentiment qu’ils comptent pour l’ONU, que nous leur prêtons
attention. Nous les recensons, répertorions les violations des
droits de l’homme dont ils ont été victimes sous Milošević, ainsi
que les discriminations qui perdurent à leur encontre. Aidé par
mon statut de « coreligionnaire », je leur prouve, au jour le jour,
par ma présence que la communauté internationale est à leurs
côtés. Je participe à la dynamique d’intégration des populations
musulmanes au cœur de l’Europe en allant à la rencontre de
leurs leaders de quartier, puis en me faisant l’écho de leurs
problèmes. Les sessions hebdomadaires du Kosovo Transition
Council (KTC), une sorte de parlement au pouvoir consultatif
composé d’une trentaine de membres, sont passionnantes.
Les opposants serbes venaient au Kosovo pour se réunir dans
la belle cathédrale byzantine de Gračanica, dans la banlieue de
Pristina où il y avait une enclave serbe. Le cardinal Bartolomé,
un petit bonhomme mais une grande figure morale, dirigeait les
débats. Il était le père spirituel du Kosovo orthodoxe. J’aimais
me joindre à eux. J’avais besoin d’un interprète mais,
finalement, je suis devenu une sorte de mascotte pour ces
opposants qui savaient que j’étais musulman. Ils ont senti à quel
point j’étais fasciné par leur activité. C’était comme si l’histoire
s’accomplissait sous mes yeux.
Autre dossier à suivre : le cas des personnes disparues après
avoir été détenues sous Milošević. Certaines sont encore en
prison en Serbie, inculpées de « terrorisme » ; d’autres ont été
torturées ou ont fini par réapparaître et veulent à présent faire
entendre leur voix ; d’autres encore ont été tuées et leurs parents
cherchent à récupérer leur corps. Nous constituons une base de
données. Nous veillons de notre mieux à ce que les prisonniers
soient traités conformément aux conventions en vigueur. À ce
sujet, j’ai d’ailleurs dû prendre des cours du soir car je n’avais
jamais fait de droit. Enfin, j’aide le Tribunal pénal international
pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) à répertorier les cadavres en les
identifiant grâce à des tests ADN, et à retracer les circonstances
de leur mort. Un détective étranger aux Balkans instruit
l’enquête. C’est un travail pénible. Je me souviens en particulier
d’un jour où nous suivions un jeune homme dans un champ,
qui ne cessait de répéter : « C’est ici que ça s’est passé. » Nous
lui demandons, bien sûr, ce qui s’était précisément passé. Mais il
disait seulement : « Vous ne comprenez pas ? ! C’était ici ! » En
creusant, nous avons alors trouvé, sous nos pieds, une fosse
commune remplie de cadavres.
À l’approche des élections municipales, qui sont pour nous
une échéance majeure, Kouchner me demande de préparer une
campagne de sensibilisation pour convaincre la population de
participer au scrutin. Cette tâche, que j’ai menée à bien avec tout
mon zèle d’adepte du vote démocratique, aura été ma dernière
au Kosovo, la consécration de mon séjour. Car je quitte le
territoire en décembre 2000, en même temps que Bernard
Kouchner. Notre bilan n’est pas mauvais même si, hélas, nous
laissons la minorité serbe dans une situation délicate. Nous
voulions faire respecter la diversité mais, en fin de compte, le
Kosovo est devenu ethniquement homogène. À ce sujet, je suis
terrifié par la reproduction de l’intolérance : les victimes d’hier,
en relevant la tête, s’empressent de bâtir leur propre domination
brutale au détriment des anciens bourreaux qui, du coup, leur
empruntent leurs références aux droits de l’homme comme
ultime ligne de défense.
Je garde un souvenir fort agréable de la fin de ma mission. Le
19 novembre 2000, Kouchner me propose de le retrouver au
37 étage du siège de l’ONU à New York, au Département des
e
opérations de maintien de la paix (DPKO). De là, nous nous
rendons ensemble au Conseil de sécurité devant lequel
Kouchner doit présenter son rapport de fin de mission. Je
m’installe derrière lui. À l’issue de sa présentation, il reçoit un
hommage appuyé du Conseil, qui retient en particulier l’apport
de la campagne de sensibilisation – outreach campaign – dont
je m’étais occupé. Avec beaucoup d’élégance, Kouchner, qui
relatera plus tard son aventure au Kosovo dans un livre, Les
Guerriers de la paix, me présente comme l’auteur de ce travail
et me remercie devant tout le monde. Cela a été l’un des plus
grands moments de ma vie. Pour la première fois, je me sentais
citoyen du monde et utile à d’autres. Bien sûr, j’aurais surtout
voulu être utile aux miens.
À quel point mon pays et les miens me manquaient, je l’avais
compris en passant par Paris après mon départ du Kosovo. Je
me trouvais à l’hôtel Meurice quand, tout d’un coup, un
souvenir olfactif irrésistible m’avait forcé à me lever, à suivre
l’odeur au fil des couloirs jusqu’à frapper à une porte. C’est
mon jeune frère Moulay Ismaïl qui m’avait ouvert, à notre
surprise réciproque : il utilisait un des derniers flacons du
parfum de Hassan II, l’ambre mélangé au santal, un bois
d’Asie…
J’ai beaucoup aimé la mission au Kosovo, malgré la
bureaucratie onusienne. Mais je ne souhaitais pas postuler à un
nouveau poste. Au Kosovo, j’ai compris à quel point il est
difficile de monter une mission de maintien de la paix, d’arriver
dans un pays inconnu avec un organigramme et un plan tout fait
en tentant de les plaquer sur les réalités locales. C’est d’autant
plus hasardeux que les rotations du personnel de l’ONU sont
constantes. À peine acquises, les connaissances s’en vont avec
des gens en fin de contrat ou appelés à d’autres fonctions.
Enfin, Mohammed VI, qui avait dû entre-temps se rendre
compte que l’ONU pouvait devenir une tribune pour moi, m’a
aidé à faire mes adieux. Iqbal Riza, le chef de cabinet de Kofi
Annan, alors Secrétaire général des Nations unies, m’a dit que
Mohamed Bennouna, qui siège aujourd’hui à la Cour
internationale de justice, lui avait été envoyé par M6 pour
s’opposer au nom du Maroc à ce qu’une nouvelle tâche me soit
confiée alors qu’il était question que je fasse partie de la
commission d’enquête sur les tueries perpétrées en avril 2002, à
Jénine, en Palestine. Tant pis ! Ou plutôt, tant mieux. J’étais un
peu fatigué de ce milieu aseptisé où il fallait faire attention à
chaque mot pour ne pas froisser les États membres. Surtout, ma
famille, restée au Maroc, m’avait beaucoup manqué, et j’étais
heureux de la retrouver. Ma seconde fille venait de naître ; je la
connaissais à peine.
Je rentre donc au royaume. M6 est toujours le « roi des
pauvres » dans le miroir médiatique, et le Premier ministre
Youssoufi se dilue comme un Alka-Seltzer, hélas avec moins
d’effervescence. Depuis le Kosovo, j’avais suivi l’évolution
dans mon pays. En 1999, Mohammed VI avait enrobé le
changement qu’on attendait de lui d’une trouvaille marketing
floue et attrape-nigauds, le « nouveau concept d’autorité ». En
fait, cela revenait à dire que le roi avait un droit de préemption
sur le pouvoir exécutif et, donc, sur les prérogatives du
gouvernement. J’ai compris que nous ne cheminions pas vers
plus de démocratie mais, au contraire, que le roi se préparait à
fermer la parenthèse de l’alternance. Son projet pouvait se
résumer ainsi : « Abandonnons la politique politicienne, qui est
une occupation pour de vieux bonhommes, et, au fond, une
mauvaise chose. Concentrons-nous sur la croissance
économique sous la tutelle de la monarchie et pour le bien du
peuple. » Comme nombre de militants de la société civile, le roi
entendait faire de la politique « en prise directe », sans la
médiation des partis. Il en a résulté une « ONGisation » du
pouvoir au Maroc. Depuis toujours, M6 a éprouvé une
profonde aversion à l’égard de la politique, de ses leaders et du
« jeu institutionnel ». Il a voulu se situer ailleurs. Son attitude
envers la classe politique marocaine était parfaitement résumée
par le trait d’esprit du journaliste marocain Aboubakr Jamaï :
« La classe est mauvaise, donc on brûle l’école. »
Après mon retour, je reste en quarantaine politique. Depuis la
mort de Hassan II, je n’ai eu aucun contact avec mon cousin sur
le trône. Cependant, je prends le roi au mot. Il affirme vouloir
instaurer la démocratie et laisser l’opposition s’exprimer. Alors,
militons et exprimons-nous ! La période s’y prête. Les
Marocains se sont mis à revendiquer. Sous peu, je reçois un
appel dudit Aboubakr Jamaï, le directeur de l’hebdomadaire Le
Journal que je ne connais alors pas encore. Il me demande
d’aller parlementer avec une soixantaine de diplômés chômeurs
en grève de la faim à Témara, près de Rabat. Entortillés dans des
draps trempés d’essence à la manière dont nous enveloppons
nos morts dans des linceuls, ils menacent de s’immoler – nous
sommes dix ans avant le Printemps arabe, qui partira des
étincelles de tels suicides de désespoir !
Je me rends sur place, et nous discutons toute la journée.
Finalement, je me mets d’accord avec Jamaï et Fadel Iraki, le
propriétaire du Journal hebdomadaire, sur la mise en place
d’un fonds social de l’équivalent en dirhams de 150 000 euros
géré par un comité de suivi présidé par Fadel. À charge pour le
fonds de verser une allocation mensuelle aux diplômés
chômeurs pendant que le comité tentera de les insérer dans le
monde du travail. Cette crise ponctuelle est ainsi résolue sans
drame mais, bien entendu, notre « solution » n’a pas vocation à
être généralisée. Surtout, elle ne change rien à la faillite totale du
système éducatif marocain. Les jeunes que j’ai par la suite testés
pour les recruter dans mes entreprises n’avaient pas même un
début d’idée sur la marche du monde. Pour la plupart d’entre
eux, ils étaient incapables d’enchaîner trois arguments dans un
raisonnement. Ce qui n’est pas étonnant. Au Maroc, le taux
global d’alphabétisation n’est que de 56 %, contre 73 % en
Algérie. En Algérie, 95 % des filles et 98 % des garçons vont à
l’école primaire ; en Tunisie, 98 % des filles et 97 % des
garçons ; au Maroc, il n’y a que 85 % des filles et 90 % des
garçons qui accomplissent le premier cycle de l’éducation
formelle. En même temps, le taux d’échec scolaire est très
important au Maroc : seuls 80 % des enfants y finissent le cycle
de l’école primaire. Un quart des enfants du royaume
– 2,5 millions d’enfants sur 10 millions au total – n’y sont pas
ou plus scolarisés. La situation des cycles supérieurs n’est guère
meilleure. Il y a environ 300 000 étudiants au Maroc. Autour de
5 000 par an sortent avec un diplôme universitaire en poche. Là
encore, la comparaison régionale tourne au désavantage du
royaume : en Algérie, environ 20 % d’une promotion
universitaire rejoignent le troisième cycle, 30 % en Tunisie, mais
seulement 11 % au Maroc. Or, le pays où l’on dépense le plus
pour l’éducation est, de loin, notre pays : avec 27 % du budget,
contre 20 % en Tunisie et 16 % en Algérie. Bref, nous faisons
nettement moins bien que nos voisins mais à un coût beaucoup
plus élevé.
Sur les 14 pays du Maghreb et du Moyen-Orient (MENA), le
Maroc est 10 au regard des critères d’accès, de la qualité, de
l’efficacité et de l’équité de son système éducatif. Le royaume
ne devance que l’Irak, le Yémen et Djibouti. À ce rythme, en
2030, un cinquième de ses adultes n’aura pas de diplôme du
secondaire. Si l’on y ajoute les déscolarisés, un quart de la
population marocaine sera « inutilisable » à cette échéance dans
le cadre d’une économie du savoir. L’intégration mondiale du
Maroc butera forcément sur ce problème. Si l’on compare le
royaume à la manière dont, par exemple, la Chine ou l’Inde
forment leurs jeunes générations, l’écart – grandissant – crève
les yeux. Seule l’Afrique subsaharienne fait pire que mon pays.
Il y a diverses hypothèses pour expliquer cette contreperformance
: la piètre qualité et la forte syndicalisation des
enseignants marocains, leur autorité trop « despotique »,
l’islamisation rampante de l’Éducation nationale… La Banque
mondiale retient également l’idée que l’État serait trop
hégémonique. Elle souhaiterait que les élèves et les parents
d’élèves s’impliquent davantage, que l’éducation réponde moins
aux exigences d’en haut et plus à celles d’en bas. Pour qui
e
connaît le système éducatif au Maroc, ce serait là une
révolution ! En attendant, tout le monde est bien obligé de
laisser ses enfants aux mains d’un système scolaire incapable de
les former. Cela est d’autant plus révoltant qu’avec un taux de
fécondité de 2,7 enfants par femme en âge de procréer, le Maroc
est sur le point d’achever sa « transition démographique ».
Théoriquement, il devrait bénéficier d’un « bonus
démographique », c’est-à-dire d’un ratio entre sa population
active et sa population dépendante favorable à son émergence
économique. Or, il y a un double blocage, en amont dans
l’Éducation nationale et, en aval, dans une économie en mal de
création d’emplois. L’effet de ciseaux de ces deux échecs taille
en pièces l’avenir du royaume.
Le 21 mai 2001, je donne une nouvelle conférence à l’IFRI à
Paris, cette fois sous le titre : « Monarchies, successions et
dérives dynastiques dans le monde arabe ». Je prône un retrait
du roi de la gestion des affaires courantes et un nouveau « pacte
monarchique » pour mieux prendre en charge les aspirations des
couches défavorisées. Je suggère une monarchie régnante mais
non pas gouvernante grâce à un « repli sur la garantie de la
pérennité, de l’exigence communautaire, de l’arbitrage des
équilibres et de la commanderie morale et religieuse de la
société ». J’ajoute que le « pacte de famille » autour du trône
devait également évoluer en cas de démocratisation.
Deux jours après cette conférence à l’IFRI, dans une
interview sur TV5 que des proches de Youssoufi ont vainement
tenté de faire annuler, j’insiste sur une nouvelle Constitution.
Les opposants marocains sont gênés. Je vais bien plus loin
qu’eux. Pour enfoncer le clou, je publie, le 27 juin, une tribune
dans Le Monde titrée : « Mortel attentisme au Maroc. » J’y
évoque les occasions manquées depuis la mort de Hassan II, la
paralysie politique, la déception qui commence à se généraliser.
Je dénonce la procrastination en lieu et place d’une stratégie de
sortie de crise. Le texte est sans ambages. « Chacun sait, ou
devrait savoir, que le vieux mode de gouvernement a vécu, et
qu’il ne peut être conservé ou ressuscité. » Je dis ma crainte que
le déficit d’autorité du régime ne soit propice à un retour en
force de l’armée. En même temps, je reconnais volontiers les
progrès accomplis en deux ans par Mohammed VI en matière de
droits de l’homme et dans la réforme de l’administration, qui a
gagné en efficacité. Mais je me refuse à ce que « l’angoisse du
débat se substitue à la peur de l’État ». Je propose de réunir une
Conférence nationale pour, justement, mettre à plat nos
problèmes fondamentaux avant les échéances électorales de
2002. Bien que mon propos soit argumenté, les réactions sont
souvent simplistes et agressives, sur le mode : « Vous allez trop
loin, laissez donc du temps au roi, qui doit gérer un lourd
héritage. En fait, c’est le gouvernement qui ne fait rien. » Je
m’explique donc de nouveau, le 30 juin, dans une interview au
Journal hebdomadaire : « Il ne s’agit pas de reproduire un
schéma de despotisme éclairé comme semble le souhaiter une
certaine élite. Plutôt, il faut que le roi s’implique activement
dans la démocratisation du pays et que la monarchie ait un rôle
d’avant-garde. »
Dans ce contexte, un article du Monde cosigné par Stephen
Smith et Jean-Pierre Tuquoi, paru le 13 juillet sous le titre « En
attendant Mohammed VI », déclenche la fureur des premiers
cercles autour du roi. Il faut dire que leur analyse des premières
années du nouveau règne n’est pas tendre. Suprême irrévérence,
y sont évoqués quelques sobriquets de Mohammed VI : « roi
noceur », « roi fainéant », « Sa Majetski », plus souvent sur sa
planche dans l’eau à pratiquer son sport favori que derrière son
bureau à travailler pour le pays… Les Marocains, « habitués à se
définir par rapport au roi tel un champ de tournesols qui
s’oriente par rapport au soleil », se voient reprocher d’avoir
tacitement reconduit ce qui tient lieu de contrat social au Maroc :
« Ne t’occupe pas des affaires publiques, le monarque y veille,
le makhzen ne dort jamais. »
Pris sous le feu de cette artillerie lourde, le Palais mobilise ses
troupes supplétives. La semaine suivant la publication de
l’article, une « délégation de la société civile » – elle va vite être
surnommée la « mission tournesol » – fait le tour des rédactions
parisiennes. Trois de ces « délégués », dont la directrice de la
rédaction de la chaîne de télévision 2M, Samira Sitaïl, signent
par ailleurs dans la presse marocaine une lettre ouverte indignée,
« En attendant Le Monde ». Sur leur lancée, ils s’en prennent
aussi à moi. Le ministre des Affaires générales, Ahmed Lahlimi,
de facto le numéro deux du gouvernement, leur emboîte le pas
en déclarant à mon propos, dans l’édition du 14 août de Jeune
Afrique : « J’aurais aimé qu’il développe ses idées au sein de la
famille royale au lieu de s’épancher dans les journaux. On a
l’impression que ses déclarations suivent un plan
minutieusement concocté. Certains vont même jusqu’à évoquer,
en privé, un soi-disant complot étranger dont il serait
l’instrument. » Je rédige une réponse que publient le quotidien
arabophone Al Ahdath Al Maghribiya et Le Journal
hebdomadaire, respectivement à la fin août et début septembre.
J’affirme que mes prises de position ne sont pas mues par la
volonté de devenir calife à la place du calife, mais se situent
dans le « droit fil de tous les Marocains qui ont lutté, depuis
l’indépendance, pour les réformes adéquates que notre pays
attend ». Pointant les problèmes qui se sont accumulés depuis
des décennies, j’explique qu’il m’est apparu nécessaire
d’appeler à une réforme de la monarchie. Je reviens sur mon
idée d’une Conférence nationale pour mettre à plat tous ces
problèmes. Dans la foulée, je qualifie Ahmed Lahlimi d’homme
« ayant passé sa vie à débiter le verbe prétentieux et à se tromper
lui-même en croyant avoir réalisé des projets dont il n’a fait que
parler ». Je cite ce propos ici pour reconnaître que je me suis
parfois laissé entraîner dans la polémique – et que je n’aurais
pas dû. Ce n’est qu’au fil du temps que j’ai décidé que tout cela
ne m’atteindrait plus, et que je me focaliserais uniquement sur le
fond du débat. J’ai appris à ignorer les attaques ad hominem
téléguidées.
J’ouvre une parenthèse pour parler d’un personnage qui, dans
l’« affaire des tournesols » comme en d’autres circonstances, a
joué un rôle clé : André Azoulay. Il serait injuste de le ranger
parmi ceux que l’on appelle souvent au Maroc, avec mépris, les
« juifs de la cour ». D’abord, je ne veux pas faire mienne cette
expression, quand bien même elle serait replacée dans son
contexte historique, qui remonte à loin. Ensuite, André Azoulay
n’aurait de toute façon pas sa place dans cette catégorie
contestable. Qu’on l’apprécie ou qu’on l’exècre, on doit lui
reconnaître ses qualités professionnelles. Il a aidé Hassan II à
ravaler la façade de son régime. Avant Azoulay, il n’y avait pas
de plan de communication au Palais. C’est lui qui a apporté cette
nouveauté dont Hassan II a tout de suite saisi l’intérêt. Azoulay
a su le convaincre qu’il ne devait plus prononcer ses discours
derrière des pupitres et de grands bureaux, mais assis sur son
trône sans façon, un verre de thé à la main. Il l’a humanisé. Il lui
a aussi appris quelles chemises convenaient devant une caméra.
Enfin, il a initié Hassan II aux charmes d’une politique
économique libérale. Il a su la lui rendre enviable, appétissante.
Comme il ne menaçait pas les autres courtisans du roi, ceux-ci
l’ont laissé travailler. Il a ainsi organisé le G14, un think tank de
personnalités marocaines triées sur le volet pour leurs
compétences économiques, qui travaillaient sous la houlette du
roi. Ultime mérite et pas des moindres, il a tenté de rapprocher le
père et le fils pendant que d’autres membres de l’entourage
royal s’en moquaient ou, pis, attisaient le conflit.
André Azoulay n’en est pas moins un homme cynique. Il a
deux faces et peut être d’une méchanceté extrême. Au début, il
était une caution libérale pour le makhzen. Par la suite, son
second visage est apparu : celui du courtier des grandes
entreprises françaises. Cette image de smooth operator a
estompé l’image du libéral de conviction. Autrement dit : à la
longue, le libéral au sens économique a damé le pion au libéral
politique.
À l’époque de l’« affaire des tournesols », la soi-disant insulte
infligée aux Marocains par Le Monde, une femme née au
royaume, Liliane Shalom, qui est par la suite devenue vice-
présidente de la Fédération mondiale sépharade, était le relais
d’Azoulay à New York. Elle l’appelait Blue Eyes, comme Frank
Sinatra, sa façon à elle d’évoquer le côté « gangster chic »
d’Azoulay. C’était bien vu. En février 2002, lorsque Le Monde
me consacre un portrait, de nouveau cosigné par Smith et
Tuquoi, Azoulay fait pression sur le quotidien français pour
qu’un autre portrait royal, celui de ma tante Lalla Fatima Zohra,
soit publié, à titre de compensation en quelque sorte. Feu ma
tante, dont j’étais très proche, m’a raconté qu’un émissaire
d’Azoulay avait lourdement insisté auprès d’elle pour qu’elle se
prête au jeu alors qu’elle n’en avait aucune envie. Une
« plume » du Monde, Annick Cojean, a signé ce portrait de
commande, hagiographique à souhait. Merci la France, bonne
fille du royaume !
Dans l’« affaire des tournesols », André Azoulay pilote la
contre-offensive sans jamais apparaître au premier plan. À son
instigation, la délégation dite de la « société civile » est envoyée
au charbon pour nier que l’establishment marocain soit inféodé
au roi au point de le suivre comme la fleur héliotrope suit la
trajectoire du soleil. Azoulay lui-même intervient seulement
auprès de l’Agence France-Presse et de l’hebdomadaire Jeune
Afrique. Mais il est finalement dessaisi de ce dossier par
l’entourage dur du roi qui veut traiter mon cas avec plus de
fracas. Heureusement ! Azoulay, en bon professionnel, eût été
bien plus dangereux pour moi. Lui, au moins, connaît son
métier, même s’il ne fait pas toujours le meilleur usage de ses
compétences.
Surviennent les attentats du 11 septembre 2001. Depuis un an
environ, je suivais de près la montée en puissance des réseaux
dits « jihadistes ». Nous étions quelques-uns à pressentir
qu’après le jihad interne à l’Afghanistan, c’est-à-dire la guerre
de résistance contre les Soviétiques, ces réseaux allaient
s’étendre à l’extérieur. Le 11 septembre, je suis chez moi à
Rabat. Ma première réaction est l’incrédulité née d’un complexe
collectif d’infériorité : « Ce n’est pas possible que des Arabes
aient fait cela. C’est trop fort pour eux ! » Nous avons tellement
intégré la défaite du monde arabe que cela semble inimaginable.
Je pense d’abord que l’attentat pourrait être le fait de milices
extrémistes américaines, voire de mouvements altermondialistes,
avant de me rendre à l’évidence.
En la circonstance, Mohammed VI se révèle lucide et
formidablement courageux dans sa réaction. Il condamne
immédiatement l’attentat, sans équivoque – ce qui, dans le
contexte, fait exception puisque les dirigeants et les peuples du
monde arabe n’osent, dans leur grande majorité, désavouer le
crime commis au nom de leur religion. Pour ma part, j’envoie
une lettre à l’ambassadrice des États-Unis, qui la remet pour
diffusion à l’agence Associated Press. Je donne aussi une
interview à RFI, pour dire que je reconnais aux États-Unis le
droit de se défendre, à condition qu’ils fassent savoir à « la
communauté musulmane inquiète, le but des frappes, pourquoi
elles sont effectuées et combien de temps elles vont durer ». Je
conclus en évoquant, en face, notre responsabilité de
musulmans : « Faire en sorte que l’islam, qui est une religion de
paix, ne soit pas kidnappé par des forces qui prônent la violence
et la destruction de la vie humaine. »
L’ambiguïté de mes pensées n’en est pas moins réelle. Tout
en ayant une immense empathie pour les États-Unis, tout en
condamnant les attentats, tout en me sentant américain par
solidarité, je ressens malgré moi une griserie à voir que des
ressortissants du monde arabe aient été capables de porter un tel
coup à la première puissance mondiale. C’est peut-être le retour
du refoulé arabe depuis la grande humiliation qu’a été pour
nous tous la conquête napoléonienne de l’Égypte en 1798.
Toujours est-il que je pense, tout en me reprochant ces pensées :
« Maintenant, les Américains vont enfin comprendre ce que
c’est que d’être touché dans sa chair. Ils vont se réveiller et voir
tout le mal qu’ils font dans le monde. »
Je n’ai cependant pas de problème, au départ, avec la réaction
américaine, à savoir leur droit légitime de se défendre et de
poursuivre leurs agresseurs, y compris sur le sol afghan. Il en va
tout autrement quand Guantanamo Bay et ses pratiques sont
révélés, quand l’on apprend que les États-Unis ne respectent
plus les Conventions de Genève. Dans mon esprit, cela fait
partie du plan des néo-conservateurs de changer les règles du
jeu international pour imposer, coûte que coûte,
l’hyperpuissance américaine.
En 2002, j’explique à ce sujet, dans une interview à Politique
internationale, que l’islamisme est né d’une révolte contre des
régimes perçus comme injustes après l’échec de l’idéologie
nationaliste et des dictatures « modernisantes » qui prétendaient
offrir un raccourci pour rattraper l’Occident. Dans l’histoire du
monde musulman, les mouvements revendicatifs ont souvent
revêtu une forme religieuse. La nouveauté, cette fois, est
l’irruption d’un islamisme transnational. Je soutiens que « le
phénomène Ben Laden est très différent de ce que l’on avait
connu jusqu’ici car son objectif n’est pas de réformer un État
islamique ou d’en instaurer un, mais de déclencher une guerre
tous azimuts contre les forces anti-islamiques de la planète.
Toute la question est de savoir si cet islamisme, qui est capable
de mener des actions spectaculaires, peut faire une jonction avec
les bases populaires dans les pays dont ses recrues sont issues ».
Les leaders nationaux de l’islamisme savent qu’ils n’ont pas
le monopole de la représentation de l’islam. Par conséquent, ils
sont désireux d’intégrer le jeu politique pour occuper la case
radicale sur l’échiquier tel qu’il existe. Ils cherchent à devenir
les porte-parole des couches défavorisées et les hérauts de l’antimondialisme.
Et pourquoi pas ? À mon avis, il ne faut surtout
pas « victimiser » les islamistes. Dans Politique internationale,
j’analyse ainsi les causes de leur progression. « Au-delà des
problèmes structurels, l’émergence de l’islamisme est liée à des
facteurs culturels. Les protestations s’expriment dans les
mosquées, les écoles coraniques et les maisons privées, à travers
les prêches du vendredi et un certain code moral. Les effets de la
mondialisation, en particulier les chocs culturels et le repli de
l’État-nation, pèsent aussi très lourd. Les gens cherchent de
nouvelles identités. En Europe, l’on est à la fois européen et
provincial. Dans le monde arabe, le repli sur soi est musulman,
et l’on a tendance à politiser cette posture. »
Paradoxalement, les monarchies s’avèrent les mieux outillées
pour lutter contre l’islamisme en raison de leur plus forte
légitimité historique et culturelle. Elles disposent de la
profondeur nécessaire pour bâtir des institutions d’arbitrage
incontestées. La confrontation entre l’État et les islamistes par
armée interposée n’est donc pas une fatalité. Déjà à cette
époque, soit dix ans avant le Printemps arabe, il me semble
probable que tous les pays musulmans soient amenés à ouvrir
des vannes pour réduire la pression. À cette fin, je prévois qu’ils
recourent à l’« autoritarisme électoral », c’est-à-dire qu’ils
respectent les échéances électorales dans un formalisme de
façade tout en perpétuant, en réalité, la domination des élites au
pouvoir. Le dénominateur commun de ces systèmes semidémocratiques
est l’existence de « domaines réservés » et de
« lignes rouges » à ne pas franchir.
En septembre 2002, je suis invité à prononcer un discours à
l’université de Princeton, dans le cadre d’une conférence sur les
relations entre l’Amérique, l’islam et le monde musulman après
le 11 septembre 2001. J’y rencontre un journaliste du
Washington Post, Barton Gellman, l’un de mes anciens
condisciples à Princeton, qui m’apprend – c’est alors un scoop –
que le Maroc accueille un « site noir ». Autrement dit, mon pays
est impliqué dans les extraordinary renditions, c’est-à-dire qu’il
fait partie des pays qui acceptent de recevoir sur leur sol, en
toute illégalité, des prisonniers de la CIA pour les interroger à
leur façon « musclée ». Barton Gellman affirme en avoir les
preuves. En effet, le 26 décembre 2002, il publie son enquête,
cosignée par Dana Priest. Or, celle-ci avait été mariée à l’un de
mes amis marocains, Abdeslam Maghraoui, mon condisciple à
Princeton. Il n’en faut pas plus pour que le général Hamidou
Laânigri, de la DST (Direction de la sécurité intérieure – les
services secrets intérieurs), se persuade que j’ai été pour quelque
chose dans les révélations du Washington Post – qui sont
largement reprises, notamment par CNN, dans un programme
animé par Aron Brown. Comme souvent, Laânigri fixe l’arbre
mais ne voit pas la forêt. Il cherche à s’en prendre à moi au lieu
de comprendre que le Maroc ne sera plus jamais le même après
avoir « cassé » du musulman pour plaire à George W. Bush. À
cette époque, pour le président américain, islam et terrorisme
islamiste ne font qu’un. Il est tout à fait honteux que le Maroc
ait été complice d’un tel raccourci ignominieux. D’avoir
accompli la basse besogne des « néo-conservateurs » américains
restera une tache indélébile dans notre histoire.
Dans ce contexte géopolitique chargé, mes relations avec le
Palais entrent dans une nouvelle phase, très inquiétante. Après
les attentats du 11 septembre 2001, ma dissidence – ouverte,
publiquement assumée et sans double fond – est gérée au Maroc
comme un « risque sécuritaire ». À ce titre, toutes les bornes
sont franchies. À la paranoïa sécuritaire s’ajoute une hargne
vindicative contre ma personne. Voici les faits. Je les rapporte
avec la sobriété d’un rapport de police. Ils sont suffisamment
éloquents pour se passer de commentaire.
La première de toute une série d’affaires sera connue au
Maroc comme l’« affaire du faux anthrax ». Elle survient, dès
octobre 2001, alors qu’un vent de panique souffle sur le monde
du fait de la diffusion à des fins terroristes d’un produit mortel,
à savoir le bacille du charbon (anthrax). L’affaire implique
Hicham Qadiri et Abdelkader Alj, deux de mes amis d’enfance,
grands farceurs devant l’Éternel. Habitués des blagues osées, ils
ont joué plus d’un tour pendable. Hicham était ainsi rentré de
toute urgence des États-Unis après que son copain lui avait
annoncé la mort de sa mère – rien de moins ! Hicham cherche
donc à lui rendre la monnaie de sa pièce. Il envoie à Abdelkader
une missive anonyme contenant ce message : « Ayant lu cette
lettre, sachez que vous avez été contaminé par l’anthrax. »
Hicham m’en informe au cours d’une conversation
téléphonique amicale, pour me mettre dans le coup – et je dois
reconnaître que je n’ai jamais autant ri de ma vie. Je lui rappelle
quand même qu’Abdelkader est un peu fragile du cœur et qu’il
ne faudrait peut-être pas trop « forcer ». Quelques jours passent.
Le 18 octobre, Abdelkader ouvre la lettre expédiée par coursier.
Hicham a brodé autour de sa menace : « Vous recevez cette
lettre parce que vous êtes associé avec Robert Assaraf, un juif
sioniste qui apporte des aides substantielles à l’État israélien au
détriment de l’État palestinien. » Abdelkader est en effet associé
à Assaraf dans un élevage de poulets. À la réception de la lettre,
il prend peur, d’autant plus que le marché des poulets est de
facto contrôlé par des islamistes. Il appelle la police.
Sous peu, des policiers et des spécialistes de l’Institut Pasteur
débarquent chez lui. Entre-temps, affolé, Abdelkader a déjà
brûlé les habits qu’il portait à la réception de la lettre et a fait
désinfecter sa voiture. De son côté, Assaraf, prévenu, a ameuté
le patron de la DST, le général Laânigri. Toute une machine se
met en branle. Une enquête est ouverte. Pourtant, le 18 octobre
vers treize heures trente, quelques heures seulement après la
réception de la lettre, Hicham appelle Abdelkader, qui s’esclaffe
en lui expliquant les tenants et aboutissants de sa « blague ». À
seize heures trente, Abdelkader se rend au commissariat pour
retirer sa plainte – ce qu’on lui refuse. Il me prévient de ce refus
au téléphone, contrarié mais ignorant encore que l’affaire va mal
tourner pour nous tous. En effet, Hicham est convoqué au
commissariat à dix-huit heures trente. On lui demande alors de
signer un document affirmant que je suis à l’origine de
l’affaire ! Le lendemain, un communiqué publié dans le quasi
officiel Matin du Sahara annonce que « les coupables » seront
poursuivis, alors que la police sait parfaitement qu’il s’agit
d’une plaisanterie douteuse.
Hicham est « cuisiné » jusqu’à minuit : la police veut
absolument lui faire avouer que je suis le vrai instigateur du
mauvais tour qu’il a joué à son ami. Il parvient à m’en informer
sur son téléphone portable. Il restera trois jours en garde à vue.
Le lendemain, la police interroge aussi la femme de Hicham,
toujours dans le but de me faire porter le chapeau. Pour ajouter
à la confusion, l’agence marocaine de presse, la MAP, affirme,
le 18 octobre, que l’ambassade des États-Unis ainsi que
l’ambassade néerlandaise auraient également reçu de faux plis à
l’anthrax. Ce qui est faux.
Je commence à soupçonner ce qui se trame. Mes intuitions se
confirment lorsque le père de Hicham vient me voir pour
m’apprendre qu’il est mis sous pression afin de me faire passer
pour l’auteur de la lettre « empoisonnée ». Digne et courageux,
il s’y refuse, de même que sa femme d’ailleurs. Tous deux
répètent que je suis comme un fils pour eux. Si déjà ils ne
peuvent rien faire pour sortir « leur » Hicham de prison, ils se
refusent à m’accuser faussement. Dans sa cellule, Hicham, lui
aussi, tient bon. Une dizaine de jours passent, sans dénouement.
Fouad Ali el Himma fait le tour des rédactions pour les
persuader que je suis réellement derrière l’affaire. Les journaux
aux ordres, La Gazette du Maroc en tête, développent la thèse
de ma « volonté insidieuse de déstabiliser le Maroc ». Je
comprends que je suis sur écoute et que la transcription de
l’appel de Hicham m’informant de sa plaisanterie a été versée au
dossier comme « preuve » de mon implication. Hors de moi, je
dénonce, dans une déclaration diffusée par l’Agence FrancePresse,
un « montage », une « barbouzerie ». Pour finir, le chef
de la gendarmerie, le général Benslimane, qui entretient à cette
époque des relations assez conflictuelles avec le général
Laânigri, se saisit de ma sortie pour convoquer son rival de la
DST. « Hamidou, qu’est-ce que c’est ce cirque ? » lui demandet-il.
La manipulation se retourne contre son auteur.
Mais il faut croire que le général Laânigri est couvert en haut
lieu. Car, dans la foulée, survient une autre « affaire » tout aussi
bizarre. Un ancien employé, Walid Belhaj, qui avait quitté mes
services deux ans auparavant, vient m’apprendre qu’il a été
interpellé par des agents en civil. Le 21 octobre, soit trois jours
après le début de l’affaire de l’anthrax, deux policiers l’ont
embarqué à son domicile et emmené en voiture dans le quartier
du lotissement OLM, derrière la forêt du Hilton à Rabat. Ils y
ont immobilisé leur véhicule et, sans l’en faire descendre, l’ont
longuement interrogé sur mes relations tant amicales que
professionnelles. Ils lui ont dit : « Nous savons que Moulay
Hicham a des liens secrets et suivis avec des haut gradés des
FAR [Forces armées royales] qu’il reçoit chez lui ou qu’il
rencontre dans les Émirats. Pouvez-vous en témoigner ? »
Belhaj leur répond qu’il n’a aucune idée de qui je reçois, où et
pourquoi. L’un des agents sort alors un dossier de la boîte à
gants, en lui demandant d’en parapher chaque page puis de le
signer à la fin. Ce faux procès-verbal affirme, comme Walid
Belhaj le révélera dans Le Journal hebdomadaire du
24 novembre 2001, mes prétendus « liens secrets et suivis »
avec des officiers supérieurs. Belhaj refuse de signer le PV. Les
agents se font menaçants mais lui accordent un sursis de
quarante-huit heures pour changer d’avis. Belhaj en profite pour
me contacter.
À ce stade, je conclus que le général Laânigri, après avoir
échoué à me mettre l’« affaire de l’anthrax » sur le dos, tente de
monter de toute urgence un autre dossier à charge pour sauver
son « enquête ». Je me refuse à traiter avec lui. Il est le chef des
« services », pour qui des coups bas relèvent de la routine, le
pire produit des arrière-salles du makhzen avec, en sus, le
complexe de l’ancien sous-officier de l’armée française ayant
rallié le Palais sur le tard. Pour ne pas m’abaisser, j’effectue des
démarches discrètes auprès du roi afin de clarifier la situation. Je
joins par téléphone Rochdi Chraïbi, le chef du cabinet royal, en
lui rappelant que, lorsque j’avais été éjecté du sérail, il m’avait
suggéré de prendre contact avec lui en cas de problème. Je lui
demande de se renseigner sur ce qui m’est reproché et de tirer
l’affaire au clair. Je connais suffisamment le général Laânigri
pour savoir qu’il ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Mais je
n’obtiens pas de réponse satisfaisante du Palais. Les jours
passent, sans que l’on me rassure. Le seul message en retour se
limite à des paroles creuses pour m’apaiser : « Calme-toi, ce
n’est rien. » Or, en même temps, mes amis les plus proches,
voire les membres de ma famille, sont ostensiblement suivis par
des voitures de police. Ma femme reçoit des menaces au
téléphone. La Gazette du Maroc publie, le 5 novembre 2001, un
dossier reprenant de façon abracadabrantesque des rumeurs
tentant d’accréditer ma volonté de troubler la « quiétude du
Maroc ». Je commence à me demander ce que Mohammed VI
cherche à obtenir, jusqu’où il est prêt à aller. Qui ne dit mot
consent. Le chef de la maison royale ne réagit pas alors qu’un
membre de sa famille est accusé sur la place publique d’atteinte
à la sécurité intérieure de l’État !
Je décide donc d’aller sur la place publique pour prendre le
pays à témoin. Le 24 novembre 2001, mes « affaires » sont
déballées dans Le Journal hebdomadaire. Aboubakr Jamaï et
Ali Amar ont enquêté pour recouper mes dires ainsi que ceux de
Walid Belhaj. Mon ancien employé relate sa mésaventure dans
l’hebdomadaire. Pour ma part, j’y accuse le général Laânigri de
vouloir « m’impliquer dans une véritable opération de
déstabilisation de l’État ». Venant de la part d’un prince, la
charge est trop forte pour qu’elle puisse être ignorée ou
étouffée. Une enquête administrative est diligentée par le
ministre de l’Intérieur, Driss Jettou. Or, sous peu, des sources
au Palais me rapportent que le général Laânigri s’oppose à cette
enquête. Par ailleurs, des pressions sont exercées sur le père de
mon ancien employé, un ex-militaire qui fut au service de feu
mon père. On le presse d’intervenir pour que son fils se rétracte.
Ce dernier sera harcelé pendant de longs mois. Quant à mon ami
Hicham Qadiri, il paie au prix fort et sa mauvaise plaisanterie et
sa loyauté à mon égard : le 15 novembre 2001, il est condamné
à huit mois de prison ferme par un tribunal de première instance
à Casablanca ! Trois semaines plus tard, le temps de la réflexion,
il bénéficie d’une grâce royale… Et là, ce n’est pas une
blague…
J’hésite encore sur l’attitude à adopter quand surgit une
nouvelle « affaire ». En janvier 2002, un informateur de la DST
chargé du dossier ultrasensible du Sahara occidental, Moulay
Mehdi Boudribilla, révèle à la presse qu’il lui a été demandé de
rédiger un rapport m’imputant des contacts avec les
indépendantistes sahraouis et leur protecteur, l’Algérie. L’affaire
relève de la haute trahison. À l’époque, Mohammed VI a déjà
fait connaître sa décision en faveur d’une « troisième voie » – ni
annexion pure et simple ni référendum d’autodétermination –
pour régler le litige territorial. Dans ce contexte, Boudribilla
devait prétendre que des officiers des FAR originaires du Sahara
auraient émis le souhait que je sois désigné « à la tête d’un
émirat du Sahara englobant sous la souveraineté marocaine le
territoire du Sahara occidental et une portion de l’oriental ».
Boudribilla s’y est refusé et cherche à se protéger en révélant
l’« affaire ». La DST s’escrime à le discréditer comme un
« affabulateur ». Pour ma part, je connais le grain de vérité à
partir duquel nos services ont voulu fabriquer leur château de
sable de mensonges : au printemps 2001, j’avais été contacté en
vue d’une rencontre par des militants sahraouis. Rien de plus
normal, de leur point de vue, eu égard à mes prises de position
en faveur d’une « ouverture » au Maroc et de mon image
médiatique de « prince rouge ». Toutefois, par méfiance autant
que par patriotisme, je n’avais pas donné suite.
Au fil des « affaires », mon cas s’alourdit de façon
inquiétante. Dans un premier temps, je crois que le but est
d’aller vers un grand procès politique. Je prépare donc ma
défense en constituant deux avocats, M Jamai et Menni, et en
rassemblant des pièces à conviction pour prouver mon
innocence. Mais rien ne vient. Si bien que, dans un second
temps, je finis par me rendre à l’évidence que la grande
explication en justice n’aura jamais lieu, pas plus que n’aboutira
l’enquête enclenchée par le gouvernement. Le Palais a choisi ses
armes que sont ses services, le secret, le silence, les coups
fourrés. C’est très mauvais signe. Car, de deux choses l’une :
soit le général Laânigri agit avec l’accord du roi, soit
Mohammed VI ne peut plus protéger les membres de sa famille.
Dans un cas comme dans l’autre, le danger pour moi est
extrême. En l’absence de garde-fous, la logique enclenchée ira
fatalement à son terme. Connaissant le système pour être né en
son sein, je décide de m’en extraire de toute urgence. Quel
qu’en soit le prix à payer, je serai toujours gagnant, parce que
vivant, pour avoir quitté le royaume à temps.
Tout régime a sa mémoire institutionnelle. En l’occurrence, le
makhzen puise dans son savoir-faire pour éliminer un rougui.
L e rougui introduit la fitna, le désordre, dans la cohésion de
l’umma, la communauté des croyants. Rougui est le terme
marocain pour un concept islamique. L’équivalent oriental, ce
sont – au pluriel – les khawarije, qui sortent de la communauté
au sens tribal. Généralement, le rougui est un proche du
es
pouvoir, qui peut même être de sang royal, un intime qui veut
porter atteinte à la personne du roi. Je me rends compte que
nous sommes dans cette logique-là. Je n’en reviens pas. Après
le choc initial, cela va me transformer : d’un coup, je ne me sens
plus des leurs. La monarchie ? Je n’en fais plus partie. Cela
devient pour moi un terme abstrait. On m’a fait passer pour un
traître, ce qui modifie ma perception de la dissidence. Je ressens
désormais une empathie bien plus grande pour les opposants
marocains. C’est l’acte qui clôt la guerre que m’a menée M6 et
qui a débuté le jour où il m’a chassé de ma propre maison. Je
décide donc de partir, non pas en exil mais à la conquête d’autre
chose que j’appelle, faute de mieux et en attendant de le cerner
de plus près, « l’au-delà du makhzen ».
Je suis conforté dans cet état d’esprit par l’article qui paraît, le
22 janvier 2002, dans Jeune Afrique, sous le titre : « L’homme
qui voulait être roi. » Il est signé François Soudan, le rédacteur
en chef et la meilleure plume de l’hebdomadaire. Je considérais
ce journaliste comme un ami ; je suis amené à croire qu’il est en
service commandé. « L’homme qui voulait être roi » va devenir
le leitmotiv de toute cette période, avant mon départ pour les
États-Unis. Rien ne m’est épargné dans cet article de huit
pages ! Je suis accusé d’être incontrôlable, d’avoir un ego
démesuré, de souffrir d’un complexe de supériorité. On me
reproche même d’être « hassanien » !
Avant publication, Soudan m’avait appelé du Togo, le
6 janvier 2002, à la veille de se rendre à un rendez-vous avec le
président Gnassingbé Eyadéma. Il m’avait dit : « S’il vous plaît,
pourrions-nous nous voir dès que l’article sort pour en parler ?
Il y a des choses qui ne vont pas vous plaire, et d’autres qui ne
vont pas leur plaire. » Il savait ce qu’il faisait, évidemment. Mais
il gardait l’espoir de pouvoir accomplir sa mission tout en me
« rattrapant » avec des explications post factum, de vagues
excuses, un fil de conversation renoué malgré tout. Je ne l’ai pas
rappelé. J’aurais pu parler avec lui des accusations proférées
contre moi, malgré leur outrance. J’aurais su me défendre, voire
le confondre. Mais le journaliste s’était aussi attaqué à la
mémoire de mon père, disqualifié comme « amateur de
bouteilles, amateur de femmes ». Cela, je ne l’ai pas accepté.
Pourquoi l’avait-il fait ? Ceux qui voulaient alors plaire à
Mohammed VI ont sali la mémoire de mon père pour faire
pendant au livre de Jean-Pierre Tuquoi, Le Dernier Roi, qui
venait de révéler au grand public la relation exécrable entre
Hassan II et son fils aîné.
L’issue d’une vraie bataille n’est jamais certaine mais il
incombe à chacun de choisir son terrain. C’est ce que je
comprends au fil des « affaires » en 2001-2002. J’en sors avec
la conviction que je dois certes lutter pour mes idées politiques,
mais avec fair-play. Les montages et les insultes, ce n’est pas
mon registre. Aussi, avant de quitter le Maroc, fais-je parvenir
au ministre de l’Intérieur deux lettres recommandées, dont un
mémorandum de huit pages daté du 7 janvier, adressé à la
commission ad hoc que Driss Jettou avait créée en
novembre 2001 pour éclaircir l’enlèvement de mon ancien
employé. « Cessez de me contacter », finit-il par me demander.
Technocrates ou hommes politiques, c’étaient tous des poltrons.
Je fais alors parvenir ce mémorandum à plusieurs rédactions,
qui le publient in extenso. Après un rappel exhaustif des
« affaires », j’y affirme militer pour « une refondation de la
monarchie sur des bases démocratiques et populaires
rénovées », et je pose cette question : « Que cherche le général
Hamidou Laânigri en tentant de susciter la suspicion autour des
Forces armées royales ? » Enfin, dans ma conclusion, j’annonce
la poursuite de mon combat pour « un Maroc résolument
engagé dans un processus démocratique, marqué du sceau du
progrès social et de la modernité politique ».
Sur ce, nous préparons nos valises. Une période pénible
prend fin au cours de laquelle ma fille aînée, qui va déjà à
l’école, m’a découvert, encore et encore, vilipendé à la une des
journaux. Le 23 janvier 2002, trente mois après la mort de
Hassan II, je quitte le Maroc avec ma famille pour m’installer à
Princeton, dans le New Jersey. À bord de l’avion pour Paris,
notre lieu de transit, ma femme me demande si nous devrons
inscrire les enfants à l’école en Amérique et, le cas échéant, pour
quelle durée. Que lui dire ? J’entends bien la question du retour
qu’elle pose implicitement. Je lui réponds : « On en reparlera
dans cinq ans, et on verra plus clair dans dix ans. » En escale à
Paris, je reçois un appel téléphonique du président algérien,
Abdelaziz Bouteflika. Voici sa phrase que je ne suis pas près
d’oublier : « J’ai toujours dit que le makhzen marocain est plus
cruel que les généraux algériens. »
Arrivé à Princeton, je dors le plus clair du temps pendant trois
semaines. Je me sens vidé et anesthésié, avec l’impression
d’avoir fait un tour au royaume pour rien. Au début, je ne peux
même pas m’aérer l’esprit lors d’une promenade ou d’un
jogging car la presse est aux aguets. Les journalistes cherchent à
m’extirper un commentaire sur le roi, sur le début de son règne,
sur la situation au Maroc… Je ne dis mot sur M6. Au journal
français Libération, j’explique simplement, en février 2002, que
j’ai pris mes distances pour « mettre fin à une ambiance
malsaine, car ce qui était censé être un débat d’idées est devenu
un bras de fer sécuritaire. La famille royale doit projeter une
image d’unité. J’ai toujours pensé que la diversité nourrissait
l’unité et qu’une unité de façade était une fausse unité. J’ai cru
qu’on pouvait fonctionner dans ce cadre, mais ce n’est
apparemment pas le cas. Aujourd’hui, l’institution monarchique
est malmenée, la famille royale aussi. Elle a besoin de la
plénitude de ses moyens pour jouer entièrement son rôle. Je
prends donc du champ, car je ne veux pas être l’instrument par
lequel d’autres viennent l’affaiblir, consciemment ou pas (…) et
ne veux pas entrer dans une escalade dont nous ne sommes pas
nécessairement les maîtres, pour préserver l’avenir ».
J’accorde aussi une interview au quotidien espagnol El
Mundo. Publiée le 24 février, elle est plus politique. J’y soutiens
que mon pays « a manqué une occasion historique pour devenir
une démocratie », et que les Marocains, tout en aspirant au
changement, n’ont pas su comment le mettre en œuvre. Il
m’importe de ne pas imputer la responsabilité de cet échec au
seul roi mais à notre incapacité collective – celle de l’élite, du
peuple, de moi-même – à transformer l’ouverture du régime à la
fin du règne de Hassan II en vraie percée démocratique.
Je m’inclus dans ce constat puisque je vis mon retour à
Princeton comme un échec. J’inscris mes filles à l’école
française locale, et tout se passe bien pour elles. Pour moi, en
revanche, c’est difficile. Tant de bassesses ont été dites à mon
sujet, tout ce fiel issu de plumes aux ordres, l’image
méconnaissable d’un homme aigri cherchant à tout prix à
déstabiliser son cousin sur le trône… Un drame shakespearien
de pacotille. Du coup, je porte un regard désabusé sur la société
civile et la presse privée au Maroc. Toutes deux me semblent
largement surestimées – ce qui n’enlève rien au respect que j’ai
pour des individus tels que, par exemple, Aboubakr Jamaï du
Journal hebdomadaire ou Sion Assidon de l’ONG
Transparency International. Mais, dans l’ensemble, le poids du
monde associatif et de la presse privée me paraît un mythe. Les
associations ont vite été infiltrées et retournées par le pouvoir,
qui en avait les moyens. Quant à la presse dite libre, si elle a pu
faire tanguer le navire, elle ne pouvait en aucun cas le faire
chavirer. Elle a vécu son moment de gloire « warholien ».
Mettant à profit une plus grande liberté d’expression, de jeunes
journalistes se sont retrouvés avec le pouvoir de juges
d’instruction, sans les mêmes responsabilités. Ils pouvaient
s’attaquer à n’importe quel « dossier » et ébranler des hommes
politiques ou des chefs d’entreprise. C’était grisant, bien
souvent passionnant. Ces jeunes faisaient alors des apparitions
fracassantes sur TV5, ou écrivaient des éditoriaux de justiciers.
Le soir, le travail accompli, ils se retrouvaient « en boîte » à
Casablanca, au Puzzle ou au Findingo, pour vider une bouteille
de whisky comme le font les gens de cet âge. C’était à la fois
Citizen Kane et Woodstock. Le casting du film était réduit : le
« roi des pauvres », le « prince rouge », les militaires, les
barbouzes, les corrompus, les relais à l’étranger et les grandes
figures de notre histoire, en dernier recours. Le makhzen n’a pas
eu de stratégie bien arrêtée contre ces « nouveaux journalistes »
à la mode, un peu comme naguère les « nouveaux
philosophes » en France. Il s’est servi, tour à tour, des carottes
et des bâtons à sa disposition. Les partis politiques auraient
préféré voir réduits au silence des organes de presse
soudainement irrévérencieux, qui gênaient leur tête-à-tête avec
le roi, leurs marchandages habituels à l’ombre du Palais. Qui
étaient ces francs-tireurs qui ne boutonnaient pas leur veste et
qui revendiquaient leur part du gâteau ? Au nom de quoi la
politique devait-elle cesser d’être la seule affaire de gens « bien
nés » ? L’enjeu était le pouvoir, la visibilité sur la place publique
et l’argent faisant tourner le système.
Ce fut une révolte sans lendemain. Elle n’a enclenché aucune
transition. Les jeunes journalistes ont pris de l’âge sans évoluer.
Ils ont fait le tour de leurs petites et grandes histoires – « les
voyages du roi », « la fortune du roi », Moulay Hicham, Ben
Barka, le cheikh Yassine, le général puis toute la famille Oufkir,
le mirage pétrolier de Talsint, le bagne de Tazmamart – jusqu’à
ce qu’ils n’aient plus rien de neuf à se mettre sous la dent
parce que la donne ne changeait pas, la gouvernance au Maroc
restant la même. Et puis, aussi, l’appât du gain leur est venu.
Cette presse s’est capitalisée en cherchant à augmenter ses
profits. Les titres sont entrés dans des logiques d’entreprises non
seulement concurrentes mais rivales, ne s’épargnant pas les
coups de Jarnac.
Le plus décevant dans tout cela, c’est que le nombre global de
lecteurs n’a pas augmenté au fil du temps. Quand les ventes
d’un journal montaient, celles des autres diminuaient dans un
jeu à somme nulle. Le réservoir des démocrates, sinon des
simples citoyens ayant le goût – et les moyens matériels –
d’exercer leur droit de regard, est resté petit. Tour à tour, un titre
de presse était à la mode, un peu comme le tube de l’été, avant
que sa gloire éphémère ne pérît. La proportion de la population
participant aux débats suscités et portés par ces journaux n’a pas
augmenté. Aucune dynamique sociale n’a été induite. Les
acteurs se sont donnés en spectacle à guichets fermés, alors que
le grand public passait son chemin devant le théâtre. Quelquesuns
ont été piégés dans le foyer.
L’usage inflationniste qui a été fait de la parole libre a, certes,
libéré la parole mais en la banalisant si ce n’est en la dévaluant.
Bien sûr, même des années plus tard, certains journalistes
tiennent toujours la route, ne se sont pas compromis et restent
cohérents avec eux-mêmes. Mais il y a peu de publications qui
forcent l’estime en se transformant en « institutions ». Il y a très
rarement de vrais scoops. L’interaction avec l’étranger ne
s’opère plus comme du temps où Le Monde et Le Journal
hebdomadaire sortaient le même jour, en France et au Maroc,
une enquête menée conjointement sur la mort de Mehdi Ben
Barka. La presse marocaine est redevenue provinciale, voire
clochemerlesque. La qualité des journaux ne s’est pas
durablement améliorée. Les titres sensationnalistes se repaissent
des petites affaires de la cour et de ses contempteurs. Pendant ce
temps, le plus grand nombre regarde Al-Jazira.
Cela étant, je ne voudrais pas me montrer ingrat envers ceux
qui m’ont défendu bec et ongles, défendant à travers moi les
principes de la démocratie. Le premier d’entre eux est Aboubakr
Jamaï, un journaliste intelligent, patriote aux idées claires qui,
malheureusement, souffre un peu du syndrome de la prima
donna, ce qui lui joue de mauvais tours. Ou Mohamed Hafid, le
directeur de Al Sahifa, l’ancien responsable de la jeunesse de
l’USFP qui avait refusé de se faire « mal élire » par Driss Basri.
Ou Hussein Majdboui, enseignant et journaliste installé en
Espagne ; Latifa Boussâden, journaliste militante de l’AMDH,
décédée l’an dernier ; Ali Lmrabet, ce chien fou évoqué plus
loin ; et Ali Amar, qui confond malheureusement intelligence et
roublardise. Plus aucun d’entre eux ne vit au Maroc
aujourd’hui.
Le 16 mai 2003, le Maroc vit son 11 septembre, l’équivalent
des attaques contre le World Trade Center et le Pentagone en
2001 aux États-Unis. Des attentats terroristes dans plusieurs
endroits de Casablanca font 45 morts, dont les 12 kamikazes.
Quand j’apprends au téléphone ce qui vient de se produire, je
me refuse d’abord à y croire, avant d’en avoir la confirmation
sur CNN. Je craignais une nouvelle manipulation des services,
je redoutais même – un réflexe acquis – qu’ils veuillent me
mêler à ce drame. Avec le recul, bien sûr, et même si ces
attentats n’ont pas livré tous leurs secrets, cela en dit davantage
sur la suspicion que les « barbouzeries » avaient fait naître en
moi, que sur l’événement. Immédiatement, le roi annonce « la
fin de l’ère du laxisme », et dix condamnations à mort sont
prononcées. La suite de la répression inspirera au Journal
hebdomadaire une « une » sur la « justice d’abattage ».
Les attentats de Casablanca attestent de la façon la plus
violente d’un islam dont le contrôle échappe à la monarchie et à
l’interprétation traditionnelle qu’elle fait de la religion. C’est un
premier message. Le second, tout aussi important : pour la
première fois, des Marocains répondent par la terreur aux
inégalités qui constituent le fondement de la société marocaine.
Enfin, troisième leçon, le fameux système sécuritaire censément
si performant a été mis à mal. Il n’est plus tout-puissant. Pour
moi, le 16 mai est un marqueur, une cote d’alerte qui signale
que quelque chose de nouveau et inquiétant est advenu. Par la
suite, d’autres marqueurs seront la déclaration (« Je crois à la
République »), à l’été 2005, de la fille du leader du mouvement
islamiste Justice et Bienfaisance, Nadia Yassine, et, un an plus
tard, le taux de participation électorale tombant au-dessous des
20 %.
Les attentats du 16 mai 2003 obligent à repenser les liens
entre le local et le mondial par rapport au terrorisme. Comment
s’articulent-ils au Maroc ? Bien avant les explosions de
Casablanca, tous les services de renseignements savaient déjà
que le royaume était un réservoir du terrorisme international.
Mais il pouvait y avoir des jihadistes sans que ceux-ci soient
forcément partisans d’un projet radical marocain. Or, en
mai 2003, tout le monde est frappé par l’origine sociale
commune des kamikazes, dont la plupart sortent du même
bidonville. Faut-il en conclure que la pauvreté est le mobile du
terrorisme national ? En élargissant l’horizon, on se rend compte
que l’aliénation, plus que la pauvreté, nourrit le jihadisme. Les
terroristes marocains impliqués dans les attentats de Madrid, qui
auront lieu à peine un an plus tard, le 11 mars 2004, semblaient
bien intégrés dans la société qu’ils ont voulu détruire. Ils avaient
en commun avec l’ensemble des extrémistes islamistes ailleurs
l’intime conviction que la communauté des croyants, l’umma,
était menacée. Ils entendaient la « défendre ».
Le danger, évidemment, c’est que des explosions sociales
provoquées par la misère soient récupérées par le jihadisme. Les
attentats de Casablanca relèvent d’un terrorisme inspiré par des
phénomènes transnationaux, mais ce « dehors » s’enracine dans
le sol marocain. Ce sont des Marocains qui disent à d’autres
Marocains : « Notre société est divisée par une fracture sociale,
nous la vivons tous les jours et nous ne voulons plus
l’accepter. » Cela traduit la double incapacité de la monarchie
alaouite à veiller à un minimum d’égalité socio-économique et à
infuser un islam propre au Maroc, comme ce fut le cas pendant
des siècles. Le roi dans sa robe blanche, à cheval et sous un
parasol, était l’icône de cet islam marocain. Si cette icône
n’inspire plus rien, l’islam marocain a perdu sa spécificité et sa
force de cohésion. Il est d’autant plus regrettable que les
autorités n’aient tiré aucune leçon des attentats de Casablanca.
Elles continuent de gouverner le pays comme si rien n’avait
changé.
Sur le plan international, de mauvaises leçons ont également
été tirées de la violence islamiste : au lieu de criminaliser le
terrorisme, les États-Unis ont politisé le jihad. Cela a totalement
faussé la donne. Les attentats du 11 septembre 2001 ont
constitué une agression à laquelle l’Amérique n’aurait jamais dû
répondre par une guerre « civilisationnelle ». Il aurait fallu
traquer les responsables des attaques contre le World Trade
Center et le Pentagone – rien de plus. Mais les néoconservateurs
américains ont exploité le 11 septembre à des fins
politiques pour forger l’union sacrée à l’intérieur et, à
l’extérieur, pour justifier leur mainmise sur le monde arabe, ce
qui a fait le jeu d’Oussama Ben Laden. L’idée d’une « guerre »
contre le terrorisme d’Al-Qaïda était une aberration, un nonsens
qui a gonflé le « monstre » Ben Laden en même temps que
la cote de popularité de George W. Bush. Les États-Unis se sont
fourvoyés dans des campagnes militaires pour changer des
régimes, sinon pour « bâtir » des États-nations dans le monde
arabe plutôt que d’y favoriser la démocratisation. Des coups
fatals ont été portés à Saddam Hussein et aux talibans en
Afghanistan en même temps que des coups de pouce ont été
refusés aux démocrates en Afrique du Nord et au MoyenOrient.
L’Amérique s’est déchaînée contre les cancres, qui
n’avaient aucun potentiel, tout en restant complaisante avec les
bons élèves proches du but, qui auraient pu mieux faire. Plutôt
que de « casser » des régimes avec leur machine de guerre, les
États-Unis auraient dû soutenir avec courage les démocrates
dans le monde arabe, quitte à heurter leurs intérêts de puissance
globale à court terme – en Arabie Saoudite, notamment, mais
aussi en Égypte, en Algérie ou au Maroc. En 2011, le Printemps
arabe a éclairé cette erreur stratégique à contre-jour. De guerre
de plus en plus lasse, les États-Unis étaient toujours en train de
se battre sur les fronts qu’ils s’étaient eux-mêmes créés alors
que le monde arabe se chargeait tout seul de sa démocratisation
– encore heureux ! – et que l’Amérique peinait à rattraper le
train qu’elle n’avait pas vu partir.
Je reconnais volontiers qu’il n’est pas facile pour une
puissance étrangère d’œuvrer en faveur de la démocratie sans
être accusée d’ingérence. Elle ne peut hisser le drapeau d’une
cause qui, par définition, relève de la volonté d’un peuple qui
n’est pas le sien. Mais l’extérieur peut contribuer à créer un
environnement favorable aux forces porteuses de changement.
Or, avant le Printemps arabe, c’est le contraire qui a été la règle.
L’Amérique s’est bien gardée de froisser Hosni Moubarak, tout
comme la France n’a pas contrarié Zine el-Abidine Ben Ali et
son clan au pouvoir. On pourrait multiplier les exemples à
l’envi.
Même après mon déménagement aux États-Unis, la gargote
du makhzen continue de fomenter des « complots » pour m’en
attribuer la paternité. Je me défends depuis l’étranger ou lors de
mes passages au Maroc. Exilé « volontaire », j’y retourne en
effet quand je veux ; tout comme je reste un membre de la
famille royale malgré mon éviction du Palais. Il n’y a pas que
l’Orient qui soit compliqué… Le pays le plus occidental du
monde arabe – al-Magrib, le nom arabe du Maroc – charrie
aussi son lot d’ambiguïtés en guise de moraine de sa rivalité au
sommet.
Dès janvier 2002, trois agents des « services » marocains sont
interrogés à Madrid. L’agence Europa Press s’en fait l’écho.
Dans son édition du 28 janvier, le quotidien conservateur La
Razón révèle que les agents marocains ont été envoyés pour me
surveiller avec du matériel électronique sophistiqué. Je suis en
Espagne pour assister à une conférence-débat sur le
11 septembre 2001. Éventée, l’affaire s’éteint comme une
luciole. Mais le 16 octobre, rebelote. El País puis Le Monde
publient un communiqué prétendument signé par des « Officiers
libres des Forces armées royales ». Adressé au monarque, ce
texte demande, outre l’amélioration des conditions de vie des
militaires, une vraie lutte contre la corruption parmi les officiers
supérieurs et la mise à la retraite de généraux « compromis ».
Quel rapport avec moi ? Fouad Ali el Himma organise au
domicile de Taïeb Fassi-Fihri, alors secrétaire d’État au
ministère des Affaires étrangères, une réunion avec huit
journalistes marocains pour leur expliquer que je manipule en
sous-main, depuis les États-Unis, ces officiers renégats – pas
« libres » du tout. Une idée absurde ! Rétrospectivement, je
pense que toute cette histoire d’officiers libres a été inventée de
A à Z par Laânigri. Dans l’immédiat, le 4 novembre, Jeune
Afrique monte également au créneau royal pour faire accroire,
de nouveau sous la plume de François Soudan, que la piste
Moulay Hicham est à prendre au sérieux. « La thèse de l’action
isolée, en tout cas très peu représentative, d’un ou de quelques
officiers mécontents, reprise, amplifiée et politisée par un
groupe de pression agrégé autour des idées de “monarchie
républicaine” incarnées par le prince Moulay Hicham est donc
très loin d’être exclue. » C’est alambiqué, pas vraiment franc du
collier, mais qu’importe ? Toutes ces « affaires » partagent un
fond de sauce pour avoir été raclées dans les casseroles usées du
pouvoir marocain. Elles ne prennent pas et sont donc vite
oubliées. Ce qui explique sans doute pourquoi il faut sans cesse
en inventer de nouvelles.
Le 21 mai 2003, à la suite d’autres procès qui lui ont été
intentés, le journaliste marocain Ali Lmrabet est condamné à
quatre ans de prison, à 20 000 dirhams (environ 2 000 euros)
d’amende et à l’interdiction de ses publications, Demain et son
pendant arabophone Doumane, pour avoir reproduit dans ses
colonnes un entretien avec l’irréductible opposant Abdallah
Zaâzaâ. L’interview avait été publiée dans la presse espagnole.
Pour protester contre la censure de ses journaux, Lmrabet
entame une grève de la faim illimitée. Le 17 juin, la
condamnation est ramenée à trois ans, mais le journaliste ne
renonce pas. Rapidement, sa vie est en danger. Les médecins
sont alarmistes. J’écris alors une lettre au ministre marocain de
la Justice pour lui demander, en respectant les formes, de
m’autoriser à aller voir le gréviste de la faim. Je le connais.
Après mon retour du Kosovo, nous nous sommes croisés chez
un ami commun, un diplomate. J’ai découvert ce jour un jeune
homme intelligent, mais trop fonceur, sans cran d’arrêt. Le
régime a tout tenté contre lui, pour arriver seulement à la
conclusion qu’il n’y avait rien à faire, sauf à employer les
grands moyens – ce qui fut fait. Dans ses hebdomadaires,
Lmrabet brisait tous les tabous. Il s’attaquait aux militaires, à la
monarchie, avec des caricatures ravageuses en prime ! C’était
très fort, très efficace.
Il se trouvait que Lmrabet vivait dans le même immeuble que
le chauffeur qui avait été toute sa vie au service de mon père.
Un jour que je rendais visite à ce vieux monsieur, je suis tombé
dans la cage d’escalier sur Lmrabet qui m’a apostrophé :
« Prince, daignerais-tu entrer dans la pauvre demeure d’un
modeste journaliste. » Difficile de dire non… C’est ainsi que je
me suis retrouvé dans un vrai capharnaüm, un désordre
inimaginable. Il y avait des marmites partout, bourrées de
cacahuètes, des vêtements éparpillés… On ne savait où
s’asseoir. Mais enfin, j’étais piégé.
À titre exceptionnel, le ministre de la Justice donne suite à ma
requête. Parfois, cela sert d’être prince. Je me rends donc à
l’hôpital Avicenne, le 19 juin. Le directeur de l’administration
pénitentiaire m’y attend, ainsi que le directeur de l’hôpital et le
chef de la police. Ils me conduisent au dernier étage où
s’entassent une quinzaine de prisonniers malades, qui
applaudissent puis crient « Vive le roi ! ». Au milieu de ce tohubohu,
j’aperçois Ali Lmrabet, amaigri, barbu, assis sur une
chaise, dans un état lamentable. Il dit : « Ah, c’est pour ça qu’on
a lavé la cellule aujourd’hui ! Tu viens parce que Sidna
t’envoie ? » Plutôt que de lui répondre, je fais le tour pour
saluer les uns et les autres. Lmrabet fait les présentations : « Ne
dis pas bonjour à ce type-là, il est de la DST. Le matin, il a un
pansement au cul et, le soir, il court le 110 mètres haies ! » Je
finis par me retrouver face un frêle Africain, silencieux, le bras
cassé. J’apprends qu’il est camerounais, qu’il a tenté de gagner
l’Europe par la mer, qu’il a été arrêté et attend son expulsion.
Tout d’un coup, il me dit : « Vous, ça fait un moment que je
vous suis dans la presse internationale. Je savais que ça se
terminerait comme ça, qu’ils finiraient par vous mettre en
prison ! » Tout le monde éclate de rire. Profitant de ce moment
de détente, je retourne voir Ali Lmrabet. Nos discussions vont
durer trois jours. Il est convaincu de perdre la face s’il renonce à
sa grève de la faim. Il est correct avec moi mais se lance dans
une diatribe contre les Alaouites d’une violence et d’une
vulgarité impossibles à reproduire ici. Pendant ce temps, un
autre journaliste emprisonné, Mustapha el Alaoui, ne me lâche
pas. « Lui, c’est un chtarbé, il n’a pas envie de sortir de taule.
Qu’il y reste ! Mais moi, je suis grand-père et diabétique, et je
n’ai aucune envie de moisir ici. Tu ferais mieux de venir
discuter avec moi ! »
Nerveusement ou pas, nous rions beaucoup. Le Conseil
consultatif des droits de l’homme veut être de la partie afin que
l’éventuelle interruption d’une grève de la faim soit portée à son
crédit. Lmrabet boit des litres et des litres d’eau dans l’espoir de
pouvoir uriner sur eux quand ils viendront en délégation. Ce
qu’il fera d’ailleurs, heureusement en mon absence. Il vise
l’artiste Mehdi Qotbi mais, hélas, manque l’infatigable
« rabatteur » de M6. Lmrabet lui lance quand même une vieille
savate puante ayant appartenu à feu sa tante et qu’il dissimulait
dans son lit… Au-delà de ces provocations potaches, il reste
déterminé à mourir « en homme libre ». Il veut que sa mort
souille Mohammed VI, qu’elle le marque à vie. Pour ma part,
j’estime que la cause de la démocratie serait mieux servie en
aidant le régime à se libéraliser plutôt qu’en l’enfermant dans
son autisme répressif. J’essaie d’en persuader Lmrabet. Je
l’adjure de cesser de jouer au casse-cou. Je l’avertis aussi qu’il
risque de se retrouver handicapé, diminué pour toujours sans
mourir et que, dans ce cas, « les autres » auraient gagné. Je lui
propose, en échange de l’arrêt de sa grève de la faim, d’aller
m’improviser rédacteur en chef de Demain, non seulement pour
faire tourner son journal mais aussi pour publier sous mon nom
les articles qu’il aurait rédigés depuis sa prison ! Ainsi la liberté
d’expression l’emporterait-elle. Bref, j’essaie tout. Je vais
jusqu’à lui dire que je sais où il planque son magot, à savoir
dans l’une de ses ignobles marmites, et que je vais récupérer
l’argent pour financer un prix Ali Lmrabet, après son décès…
Le lendemain, il cède. Mais il pose une condition : que je lise un
texte qu’il a préparé lors d’une conférence de presse prévue ce
jour-là, le 23 juin, au Journal hebdomadaire. Le secrétaire
général de l’ONG Reporters sans frontières, Robert Ménard,
doit y être. Naturellement, en accédant à sa demande, je me
marque au fer rouge. Mais je n’ai pas le choix. Je lis donc son
texte, au demeurant assez sobre. Le lendemain, je suis interdit
d’accès à la prison. Ali Lmrabet va y rester encore quelque
temps : il sera gracié par le roi en janvier 2004, cependant que
son journal restera interdit. Pour ma part, je le reverrai après sa
sortie de prison, mais nous nous brouillerons rapidement car il
ira panser ses plaies en Algérie. Or, je suis un nationaliste vieux
jeu. Lmrabet partira ensuite en Espagne, où il sera d’abord
journaliste au quotidien El Mundo, avant de créer son site
Demain.online. Nous gardons des relations courtoises mais
distantes.
Le 7 janvier 2004, en même temps qu’il accorde sa grâce à
Ali Lmrabet et 32 prisonniers politiques, le roi annonce la
création d’une Instance Équité et Réconciliation (IER) pour
recueillir les témoignages des victimes des « années de plomb ».
C’est à la fois une avancée considérable et une démarche
incomplète. D’un côté, le passé est instruit et ses victimes sont
dédommagées ; d’un autre côté, la mémoire collective restera
tronquée puisque la chaîne de commandement des crimes n’est
pas mise en cause. Si les victimes sont indemnisées, les
bourreaux ne seront pas nommés. Cela vaut mieux que rien.
Purger un passé de tortures sans nommer les tortionnaires
semble un contresens. Intuitivement, je suis donc favorable à ce
que l’on fasse toute la lumière sur les années de plomb. En
même temps, le travail de mémoire ne peut s’accomplir à un
moment où, en l’organisant sur la place publique, il risquerait de
faire dérailler le processus de transformation démocratique. Au
Chili et en Argentine, de nombreuses années se sont écoulées
avant que l’on revienne sur les « années noires », sans que cela
nuise pour autant à leur transition démocratique. En Espagne et
au Brésil, cet examen de conscience est resté pour le moins
incomplet. Au Maroc, je pense que cela finira par arriver. Une
vraie démocratisation du pays ne pourra avoir lieu sans en
passer par là. Je doute que cela se produise sous le règne de
Mohammed VI.
En avril 2003 survient l’« affaire du jus d’orange ». Le chef
de la Chabiba Islamiya (Jeunesse islamique), Abdelkrim Motii,
un opposant irréductible à Hassan II qui s’est installé en Libye,
envoie son livre accompagné d’une lettre circulaire de
présentation à quelques personnalités, dont je fais partie. Je
reçois l’ouvrage avec une lettre manuscrite. Je renvoie à la
même adresse un mot de remerciement en réaffirmant mes
positions libérales. Un fidèle de Motii au Maroc, un certain
Sbabi, chauffeur de taxi dans la région d’Oujda, est alors
kidnappé par la police, le 3 avril. On lui fait boire un jus
d’orange contenant une drogue. Puis on le force à rédiger des
aveux pour dire que je finance ce qui reste de la Chabiba
Islamiya. N’étant plus maître de son esprit, Sbabi obtempère.
Mais la drogue qui lui a été administrée perfore son estomac. Il
est hospitalisé d’urgence et confie sa mésaventure à un médecin.
Lequel l’aide à organiser une conférence de presse pour
expliquer que ce que la DST lui a fait dire n’est pas vrai. Encore
une affaire de Pieds nickelés ! Elle est révélée par le journal
arabophone régional El Shark. On ne sait pas s’il faut en rire ou
en pleurer.
Ce n’est pas fini. En août 2004, l’« affaire Mandari » prend le
relais. Dans la nuit du 3 au 4 août, Hicham Mandari, un
courtisan devenu escroc, est abattu par balle dans un parking
souterrain de la Costa del Sol, en Espagne. Mon seul lien avec
lui, c’est que je lui ai, une fois, cassé la gueule ! Protégé par
Mediouri, le chef de la sécurité royale de Hassan II, Mandari
usurpait sans cesse mon identité. Il voyageait partout dans le
monde en se faisant passer pour moi, demandant des chambres
d’hôtel à mon nom, des repas, des habits, etc. Hassan II ne
faisait rien. Un jour, j’ai reçu un coup de fil d’un ami jordanien
qui m’a demandé : « Alors comme ça, tu négocies du phosphate
pour nous, en échange d’une commission ? Mais pourquoi ne
nous as-tu rien dit ? » Je suis tombé des nues. Mon ami m’a
expliqué : « À ce qui paraît, tu as rendez-vous à Londres avec
des Indiens à qui tu vas vendre du phosphate
jordanien. » J’ai alors sauté dans un avion pour Londres où j’ai
découvert que Mandari, se faisant passer pour moi, jouait
l’intermédiaire bien placé et encore mieux rémunéré au
passage… J’ai appelé l’ambassade du Maroc, qui a bloqué
l’avion de la RAM à bord duquel était monté l’escroc. Mais le
chef d’escale a reçu un coup de fil de Mediouri, qui lui a
ordonné de laisser l’avion décoller.
À mon retour au Maroc, furieux, je suis allé voir Hassan II,
qui ne nia pas l’existence d’un problème mais qui était trop
embarrassé pour le résoudre. Car Mandari était le neveu de sa
concubine préférée, Farida Cherkaoui. En plus, Mandari utilisait
un passeport de conseiller spécial du roi qu’il avait obtenu ou
dérobé dans des circonstances aussi opaques que tout le reste de
cette histoire. Toujours est-il que, sur ces entrefaites, je suis
tombé sur Hicham Mandari lors d’un mariage. Je l’ai alors pris à
part pour le raisonner. Faute de quoi, nous sommes allés dans
les cuisines, où tout s’est terminé dans un fracas de casseroles.
Je l’ai viré par la porte de service, et suis retourné à la fête.
Personne n’a dit mot mais tout le monde a compris. Puis
Hassan II m’a convoqué : « Est-ce comme cela qu’un prince se
comporte ? » Je lui ai répondu qu’il n’avait rien fait pour régler
le dossier et, poussant le bouchon, je lui ai demandé si Mandari
était, à ses yeux, plus important que moi. Il était très gêné. Il a
esquivé en me demandant : « Où as-tu appris ce genre de
règlement de comptes entre voyous ?
— Mais où voulez-vous que j’apprenne ça ? Chez vous. »
Bien sûr, il m’a fait sortir – symboliquement – d’un coup de
pied dans le sacrum. Mais Mandari ne s’est plus fait passer pour
moi.
Cependant, il a fait mieux. En 1999, il a eu le culot de
menacer Hassan II, dans un encadré publicitaire dans le
Washington Post, de divulguer ses secrets les plus intimes. Il a
aussi passé deux années dans une prison en Floride, pour
infraction aux lois américaines sur l’immigration. Enfin, il se
prétendra publiquement le fils naturel de Hassan II.
En ce qui me concerne, mon dernier contact avec Hicham
Mandari a été indirect. Je suis approché par un journaliste
indépendant, qui me laisse un message au Plaza-Athénée à Paris,
pour me faire savoir que Mandari cherche à régler ses comptes
avec son « frère » M6 mais qu’il m’aime bien, moi, son « petit
cousin », et qu’il est prêt à me donner des documents et des
photos compromettant le roi. Je réponds que je ne mange pas de
ce pain-là, et que je vois suffisamment M6 à la télé pour ne pas
avoir besoin de photos de lui. Sur ce, j’appelle la police
française, qui consigne ce que j’ai à dire. Mais voilà que
Mandari est tué. À ma grande surprise, je lis dans Libération, le
23 août 2004, que l’un des aspects sensibles de ce dossier est le
fait que Mandari était étroitement lié à moi. J’envoie
immédiatement un démenti au rédacteur en chef de Libération,
Patrick Sabatier, qui me révèle que l’information provient d’une
source à l’ambassade du Maroc. Mon démenti est publié dès le
lendemain. Malgré cela, trois jours plus tard, le même fiel est
distillé dans la presse marocaine, Aujourd’hui le Maroc en tête.
Le roi, l’escroc du Palais et le prince-chanteur… Comme il sied
à ce genre d’histoires, tout se termine d’une balle tirée à bout
portant dans un parking souterrain de la Costa del Sol !
En février 2005, un article de Simon Malley dans Le Nouvel
Afrique-Asie, intitulé « Tempête sur la monarchie », se fait
l’écho d’une réunion, en décembre 2004, de la sécurité
américaine au cours de laquelle auraient été évoqués des plans
pour m’assassiner. Bien entendu, je ne connais ni le début ni la
fin de cette histoire. Mais l’information fait énormément de bruit
au Maroc. Elle me confère l’aura d’une victime. Le Journal
hebdomadaire m’interroge. Je réponds par une pirouette :
« Quels que soient les problèmes que vit le Maroc, je n’ose
croire que quelqu’un puisse être assez dément pour penser les
résoudre par l’élimination d’une personne. »
Enfin, en juin 2005, c’est l’« affaire Nadia Yassine ». La fille
du leader charismatique du mouvement islamiste radical Justice
et Bienfaisance déclare à un hebdomadaire arabophone, Al
Ousbouiya Al Jadida, à peu près la même chose que ce qu’elle
avait dit lors d’une conférence à Berkeley. À savoir qu’elle a
une préférence « personnelle » pour « une république » plutôt
que pour un « régime autocratique » dont elle précise qu’il
« s’effondrera bientôt » et que sa Constitution en vigueur
mériterait de finir à « la poubelle de l’histoire ». Dès le
lendemain, le 3 juin, Nadia Yassine est convoquée par la police
judiciaire et traduite en justice. À Paris, à la fin d’une
conférence-débat organisée par l’IFRI sur « L’intégration de la
mouvance islamiste dans les systèmes politiques des nations
musulmanes », il m’est demandé de commenter ses déclarations.
Je réponds que Nadia Yassine se trompe si elle veut dire que la
monarchie est contraire à l’islam. La structure exacte de
gouvernance n’a jamais été déterminée par le Coran et le
Hâdith. Je reste poli, par principe et parce que j’estime
nécessaire l’intégration des islamistes dans le jeu politique. Mais
je suis bien seul à me retenir dans une polémique qui s’emballe
et où tout se mélange. Nadia Yassine est clouée au pilori pour sa
prise de position. Dans ces circonstances, je lui envoie une lettre
pour lui faire part de ma conviction que la monarchie doit
accepter le débat. Cependant, je réaffirme aussi mon point de
vue sur le fond en écrivant : « Vos positions me paraissent
erronées, et je ne peux qu’exprimer mon désaccord avec vous
au moment où notre pays explore des chemins d’ouverture (…).
La monarchie a été formée par la longue expérience historique
de la société marocaine qui en a fait l’institution centrale de la
nation. C’est une responsabilité à la fois exaltante et difficile car
elle signifie qu’à chaque étape décisive de notre histoire, cette
institution doit répondre aux aspirations de notre peuple. Dans
la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, cette
responsabilité se présente avec une urgence inédite, et c’est à
répondre aux aspirations et demandes concrètes du peuple
marocain, dans toutes ses composantes, que nous devons
consacrer toutes nos forces. Quant à la présente Constitution, il
est indispensable de la réformer afin de hisser notre système de
gouvernement au rang des systèmes véritablement
démocratiques (…). Cette analyse traduit mon désaccord
fondamental avec vos positions mais ne préjuge pas de la
question capitale de la liberté d’opinion. » Par l’intermédiaire de
son avocat, je fais par ailleurs savoir à Nadia Yassine que
j’assisterai à son procès. Le makhzen écume de rage. Dans la
presse officielle, je suis accusé de vouloir renverser la
monarchie bras dessus bras dessous avec les islamistes.
Toutes ces coups fourrés que je viens d’énumérer baignent
dans une prose fielleuse, qui est le produit d’un journalisme
d’allégations dénuées de preuves : prétendument, j’avais des
« liens » avec des militaires en rupture de ban ou avec le Front
Polisario, j’étais « proche » des islamistes ou de toute autre
dissidence interne ou externe. Mon portrait a été brossé à grands
traits et parachevé à petites touches pour me faire passer pour
quelqu’un d’instable, d’irresponsable et, bien sûr, pour un
revanchard, jaloux du roi. Et pour couronner le tout, j’ai aussi
été accusé de malversations financières dans un hebdomadaire
marocain, La Vie économique.
Le makhzen est comme un vampire, il n’aime pas la lumière.
J’ai répondu à ses machinations sur la place publique, en
produisant des preuves, en restant dans le débat d’idées tout en
refusant de plier l’échine. Pour suite à donner, je renvoyais aux
tribunaux : s’il y a un problème, ouvrez une information
judiciaire et l’on verra bien ! J’ai mené bataille pour l’opinion
publique. J’ai répondu à mes agresseurs sans les rejoindre dans
l’invective. Ce faisant, j’ai défendu la monarchie alors qu’en
face, on criait haro sur moi pour faire accroire que j’en étais le
fossoyeur.
Rétrospectivement, je suis persuadé que ce feuilleton était une
coproduction du binôme Hamidou Laânigri-Fouad Ali el
Himma. Ce dernier, l’ex-camarade de classe devenu le plus
proche confident du roi, est mal dans sa peau et maladivement
jaloux de ses prérogatives ; il aimerait que Mohammed VI soit
sa propriété exclusive. Il a instrumentalisé le général Laânigri,
une barbouze ravie de se tapir derrière le trône. En
m’impliquant dans des menaces réelles ou inventées de toutes
pièces, cet homme de l’ombre a cherché à capter l’attention du
roi. Il a prêté mon visage à la dissidence pour faire peur à M6 et
se rendre indispensable.
Le roi pouvait-il ignorer ce qui se faisait en son nom ? Est-ce
pensable ? Dans un royaume comme le nôtre, peut-on
publiquement prendre à partie un prince sans y être autorisé par
le roi ? Poser la question, c’est y répondre. Mais que cherchait
Mohammed VI ? À me faire sortir de mes gonds ? S’attaquer à
ma personne revenait fatalement, par ricochet, à s’attaquer à la
famille royale dont je fais partie et dont le roi est le chef. M6
pousserait-il l’inconscience jusqu’à se mettre lui-même un
pistolet sur la tempe ? J’avoue que j’ai fini par prendre un malin
plaisir à contempler cette situation paradoxale. Par exemple
quand le quotidien arabophone Al Sahifa a rapporté que Fouad
Ali el Himma et le général Laânigri avaient demandé à des
spécialistes de droit constitutionnel de trouver une solution pour
me retirer le titre de prince. Hélas pour eux, cela s’est avéré
impossible, sous peine de créer un fâcheux précédent. S’il n’a
pas pu aller aussi loin, le makhzen n’en a pas moins continué de
canarder un prince, au risque de faire feu sur la monarchie.
Quelle bêtise !
À court de cartouches, le makhzen s’en est rendu compte. En
août 2005, Fouad Ali el Himma déclare que le Palais n’a aucun
problème avec moi, que je suis un membre de la famille royale
et que je dois être respecté à ce titre. C’est le signal de fin des
hostilités. Certes, par la suite, il y aura encore ici et là des coups
de griffe, des campagnes médiatiques, mais le dessin animé de
série noire, ce drôle de mélange entre Walt Disney et Harlan
Coben, est terminé. Rupture de bobine, les lumières dans la salle
se rallument. Sortez, sortez, ce n’était que du cinéma !
VI.
HALFMOON BAY
À Princeton, où nous nous installons en janvier 2002,
d’autres ennuis, hélas, m’attendent. Je me trouve embarqué dans
une série de procès. Une employée anglaise m’assigne en
justice, arguant avoir été mal rémunérée, alors que les conditions
figurant dans son contrat ont été respectées à la lettre. Un ami,
qui travaillait pour moi comme consultant, me poursuit
également devant les tribunaux. D’autres partenaires ou salariés
suivent l’exemple. Le schéma est classique et sordide : « il »
n’est plus aux côtés du roi, « il » est donc exposé ; alors
attaquons-le, il y a de l’argent à se faire… Je me défends de
mon mieux. J’apprendrai à ne plus me fier à la parole donnée, à
tout stipuler dans des clauses explicites, à « blinder » mes
contrats. Je ne travaillerai plus sans le concours d’avocats, dont
j’aurai appris l’utilité à mes dépens.
Cependant, en ces temps difficiles, je reçois aussi des preuves
de loyauté et de générosité de cœur tout à fait exceptionnelles.
En premier lieu de la part d’un couple philippin, qui garde ma
maison à Princeton depuis 1982. Depuis vingt ans, à la fin de
chaque mois, ce couple joue à la loterie des chiffres identiques.
En 2002, ma femme confie une tâche à notre employé qui était
sur le point d’accomplir ce rituel. Il demande alors à Malika de
bien vouloir aller à sa place jouer la série de numéros en
question, qui est affichée sur le frigo. Sur ce, sa combinaison
fétiche gagne le gros lot ! Mais nous découvrons, avec stupeur,
que Malika a mal noté le dernier chiffre. Elle a enregistré un 7
au lieu d’un 2. Du coup, elle a fait perdre à notre employé et à
sa femme plusieurs millions de dollars ! Or, que fait l’homme en
l’apprenant ? Il se saisit du ticket, sourit à Malika, puis déchire
le bout de papier en lui expliquant sereinement : « Avoir été
auprès de votre mari pendant vingt ans, c’est bien mieux que de
gagner à la loterie. Ne vous en souciez pas. Ça ne fait rien. » Ni
lui ni son épouse n’en ont plus jamais parlé, et tout a été comme
avant. Bien sûr, quand ils sont partis à la retraite et rentrés aux
Philippines, j’ai fait en sorte qu’ils vivent le soir de leur vie sans
avoir à ruminer cette malheureuse histoire.
En Amérique, je commence une nouvelle vie… d’immigré.
M6 me retire mon statut diplomatique cependant que mon frère
et ma sœur préservent le leur. Par voie de conséquence, je perds
le privilège d’un visa permanent aux États-Unis. Le consulat
américain me notifie que, n’exerçant plus de fonctions
officielles pour le Maroc, je dois régulariser ma situation légale.
Dans l’urgence, j’obtiens un visa touristique de dix ans. Mais en
tant que « touriste », je ne puis inscrire mes filles à l’école !
Heureusement, ma femme Malika, qui a déjà vécu aux ÉtatsUnis,
obtient rapidement sa « carte verte » de résident
permanent et nos filles se voient délivrer des visas d’étudiants,
la cadette Haajar à l’âge de… trois ans. Pour nous mettre à l’abri
de tout risque émanant du royaume, Malika et les enfants
prendront par la suite la double nationalité – et moi, qui m’étais
battu bec et ongles pour que ma femme accouche au Maroc.
Aujourd’hui, je suis bien content de savoir ma famille sous l’aile
protectrice de l’aigle américain. De là à acquérir moi-même la
nationalité américaine, il y a toutefois un pas que je ne parviens
pas à franchir. Je suis donc le seul « non-Américain » de ma
famille.
L’étape suivante est l’obtention d’un numéro de sécurité
sociale. Pour cela, je dois me rendre à Trenton, la capitale du
New Jersey. Une expérience initiatique pour moi : pour la
première fois, je prends ma place parmi des requérants du
monde entier – de nouveaux arrivants, comme moi, la plupart
originaires du Mexique ou de pays d’Afrique subsaharienne –
pour accéder à un guichet, après avoir dressé l’oreille pour
reconnaître mon nom quand il a été appelé au microphone.
D’ailleurs, mon nom pose problème. Quand j’étais parti faire
mes études aux États-Unis, le ministère marocain des Affaires
étrangères m’avait délivré un certificat attestant mon nom
– Hicham ben Abdallah – et mon titre chérifien, Moulay. Or, sur
mon acte de naissance que je produis à présent figurent « Son
Altesse royale le prince » et, en guise de prénom, « Moulay
Hicham ». En raison de cette discordance, je suis obligé de faire
rectifier mes papiers d’identité. Par voie administrative,
l’Amérique sécularise ainsi un descendant du Prophète en
« prince ».
Évidemment, je suis un immigré de luxe. Non seulement les
services américains font leur possible pour arranger notre
situation mais je garde aussi de nombreuses amitiés du temps de
mes études aux États-Unis et, plus particulièrement, à Princeton.
Je renoue ainsi avec plusieurs anciens professeurs, dont Clifford
Geertz, l’un des pères de l’anthropologie moderne et, pour moi,
un mentor d’une audace intellectuelle fascinante. La silhouette
pleine de ce barbu pensif, habituellement sanglé de bretelles
rouges, reste ainsi vivement associée à cette époque. Jim
Kavanaugh, un professeur émérite d’anglais de Princeton,
devient même mon secrétaire personnel pendant trente ans. Ce
gauchiste d’origine irlandaise, doté d’un sacré tempérament, me
sera d’un grand soutien jusqu’à son départ à la retraite en 2012.
Il reste à ce jour un ami cher et un confident sûr.
Enfin, contrairement à bien d’autres immigrés, je ne manque
pas de moyens. Arrivé aux États-Unis, je me félicite tous les
jours d’être sorti de l’ombre protectrice de tout pouvoir
politique, quel qu’il soit, en créant en 1999 ma propre
entreprise, Al Tayyar Energy (ATE). Un jour à Abu Dhabi,
mon directeur financier dans les projets offsets, John Saad, un
Américano-Libanais, s’était livré devant moi à une défense et
illustration des énergies renouvelables. Il fallait le faire, au cœur
d’un émirat pétrolier ! Mais il m’avait convaincu. Avec
plusieurs associés – dont l’excellente Nadia Abu Jabara, une
Palestinienne, et un Libanais, Souhail Aboud – nous nous
sommes lancés dans l’aventure. Nous avons établi notre siège à
Abu Dhabi et, après étude approfondie des options ouvertes,
avons délaissé le soleil et le vent pour la « biomasse ». Hélas, en
2001, John Saad a succombé à son diabète. Un ingénieur
américain, Peter Smith, qui avait travaillé sous la présidence de
Jimmy Carter au ministère de l’Énergie, nous a alors rejoints
comme nouveau pivot du projet.
L’idée était de produire de l’énergie à partir de déchets
agricoles. Nous faisons nos premières armes en Thaïlande, avec
une usine implantée près de la ville de Khorat. Nous y
récupérons du féculent à partir de matières végétales, une
substance blanche qui entre par la suite dans une cuve de
digestion remplie d’insectes pour produire du méthane. La
bâche couvrant la cuve finit par se lever et par dégager le gaz. Il
s’agit d’une technologie d’origine suisse que des ingénieurs
australiens nous aident à adapter localement. C’est un premier
succès. Bien que notre usine soit de taille modeste, elle dégage
bon an mal an des profits avoisinant un million de dollars. Sur
la base de cet acquis, des investisseurs asiatiques nous rejoignent
et nous permettent de reproduire l’expérience au Laos et au
Vietnam. Parallèlement, en Thaïlande, le « bol de riz » du SudEst
asiatique, nous produirons de la vapeur puis de l’électricité
en incinérant de la balle de riz. Dans ce projet, nos associés sont
Rolls-Royce et Chubu, une multinationale d’électricité
japonaise. Nous vendons notre courant au distributeur local, la
société thaïlandaise EGAT, à qui nous lie un contrat de vingtcinq
ans.
Pour anticiper sur ce point : grisés par nos succès initiaux,
nous commettrons des imprudences à partir de 2006. Notre
usine de biodiesel à Sheffield connaîtra les déboires auxquels
j’ai déjà fait allusion. Alors que nous cherchons à y développer
une technologie de pointe pour transformer le suif animal en
diesel, le changement d’échelle fait disparaître une enzyme et
nous nous retrouvons avec du savon. Ce qui n’est, au départ,
qu’un accroc industriel prend de l’ampleur en raison de nos
partenaires financiers, pris de panique en l’absence d’un retour
sur investissement pendant trois ans. Pour finir, ATE cédera
l’usine pour acquérir, de Paribas, une unité de production bien
plus grande mais tombée en faillite, près de Rotterdam, que
nous remontons avec Electrowinds, une multinationale belge.
Nous aurons également des difficultés avec nos partenaires au
Canada, dans notre usine de biodiesel du côté de Calgary, dans
l’État d’Alberta. Mais là, nous persisterons et redresserons
ensemble la situation.
Tout cela pour dire que, après mon installation à Princeton, Al
Tayyar est au cœur de ma nouvelle vie d’entrepreneur. Cette vie
n’est pas toujours facile et, par moments, j’ai bénéficié de la
fidélité sans faille d’amis sûrs dont, notamment, Othman
Benjelloun, le président de la Banque marocaine du commerce
extérieur (BMCE). À un moment très critique où il avait luimême
beaucoup à perdre, il a couvert une créance due par ses
propres fonds. Mais, aujourd’hui, il y a des gens dans le monde
entier qui travaillent pour moi, dont des dizaines d’ingénieurs
dans nos bureaux à Princeton puis, à partir de 2012, à
Washington DC. Comme toute entreprise, nous devons faire
face à des contretemps, aux fluctuations des cours ou, par
exemple, au coup d’État et aux inondations en Thaïlande. Mais
nous réussissons aussi des percées technologiques, nouons de
nouvelles alliances industrielles et, si nous ne jouons pas dans la
cour des grands, damons souvent le pion aux mastodontes grâce
à notre plus grande flexibilité. Peut-être banale pour d’autres,
cette expérience représente pour moi une révolution culturelle.
Pour la première fois, je crée des richesses non pas seulement
pour moi mais au service d’une cause à laquelle je crois. À
travers les joies et les déceptions, j’éprouve un sentiment
d’utilité qui m’était inconnu auparavant. En un mot comme en
cent : j’ai un métier.
Naturellement, je n’abandonne pas pour autant la politique.
Pour stimuler ma réflexion, je mets en place un réseau
international de chercheurs – un think tank ou, comme l’on
disait dans le temps en français, une « forge à concepts » – qui
travaillent au coup par coup sur des sujets d’intérêt commun.
Nous organisons des brainstormings, des séminaires, des
conférences. La structure de support est à dessein légère, le gain
de connaissances le but recherché.
En même temps, j’affronte la vague montante des néoconservateurs
aux États-Unis. George W. Bush et les
« faucons » de son entourage transformant les attentats criminels
du 11 septembre 2001 en atout politique. Allant crescendo, la
mobilisation en faveur de leur Global War on Terrorism
– GWOT face au jihad… – tourne à l’obsession aveugle,
doublée d’un zèle missionnaire à l’égard des États du tiersmonde,
en particulier dans le monde arabe. L’invasion de l’Irak,
en mars 2003, marquera à cet égard l’erreur fatale d’un orgueil
de bonne conscience nourri d’ignorance. Mais avant de se
rendre à cette évidence, l’Amérique permet aux néoconservateurs
de tenir le haut du pavé. L’institut que j’ai fondé à
Princeton fait l’objet de farouches attaques de leur part. Daniel
Pipes et Martin Kramer, à la tête de l’organisation Campus
Watch qui s’en prend aussi vivement à l’université de
Columbia, à New York, vont jusqu’à déclarer devant le Congrès
que Princeton est financée par un prince arabe anti-israélien
sinon antisémite qui, selon eux, ne fait inviter que des
Palestiniens et jamais d’Israéliens, à moins que ces derniers ne
soient eux-mêmes pro-palestiniens. Le directeur de l’institut,
mon ami et compatriote Abdellah Hammoudi, est gravement mis
en cause. Cependant, fort de nombreux témoignages de soutien,
nous faisons face. Hammoudi reste à son poste. Plus tard, au
moment qu’il aura lui-même choisi pour passer la main,
l’université, qui garantit en fait l’indépendance de l’institut de
mon agenda personnel à travers une charte, lui trouvera un
digne successeur, le professeur Bernard Haykel, un jeune
universitaire plein d’énergie et de talent. Notre travail de
réflexion, de recherche et de débat se poursuit comme avant.
Dans ce contexte, le Maroc et son « jeune roi » – au même
titre que la Jordanie – deviennent l’exemple mis en avant par le
pouvoir américain néo-conservateur dans ses projets
thaumaturges pour « refaçonner » le monde arabe, sousentendu
: à son image. Il y a là un vrai masterplan, qui passe par
des changements de régime – en Égypte, voire en Arabie
Saoudite – sous couvert de démocratisation mais, en fait, au
service d’un dessein hégémonique américain. Dans ce grand
jeu, qui fait finalement naufrage en Irak, le Maroc joue un rôle
de faire-valoir. Obnubilé par l’effet d’aubaine géopolitique, M6
se laisse instrumentaliser et, finalement, marginaliser comme le
meilleur élève d’un new Middle East américain qui ne verra pas
le jour – et sera désavoué par le Printemps arabe en 2011.
Chaque fois que je retourne au Maroc, le passé me rattrape.
Mes communications téléphoniques sont écoutées, je suis suivi,
une voiture « planque » devant ma maison ou mon bureau. Ce
sont des « services » dont je me passerais volontiers. Lors de
mes séjours, j’entretiens des contacts courtois avec la « bonne
société » marocaine, sans plus. En revanche, avec mes relations
au Moyen-Orient, des parents ou des amis, nous respectons un
gentlemen
’
s agreement : je ne passe plus par le cabinet royal
mais je suis toujours le bienvenu à la maison. De la sorte, je
conserve et développe mes liens, sans gêner personne, à
commencer par M6. Une exception, dictée par les exigences de
la non-ingérence mutuelle : le cheikh Mohammed bin Sultan
Zayed al-Nahyan, qui est devenu prince héritier à Abu Dhabi,
prend ses distances. Nos relations se distendent.
Au sein de ma famille au Maroc, c’est bien plus compliqué.
Lorsque, acculé par tous les coups bas qui m’avaient été portés,
je suis parti en Amérique, ni ma mère ni mon frère ou ma sœur
ne m’ont manifesté de soutien public. Tout ce qui m’arrivait a
été mis sur le compte de l’excès de zèle des quelques subalternes
– ce qui n’a aucun sens dans un système comme le nôtre. Je
sentais que sur le fond, tout en admettant que ma critique de la
cour puisse être justifiée, ils estimaient sacrilège de lutter contre
son propre clan. Comme s’il y avait deux poids, deux mesures :
l’une pour Hassan II, l’autre pour M6.
Depuis, quand je passe, l’ambiance est lourde de non-dits. La
politique est taboue, toute référence au roi aussi. Mohammed VI
est le fantôme parmi nous, de la même manière que moi, le
« cousin banni », je suis sans doute le fantôme de M6. Ma sœur,
Lalla Zeineb, cherche à ne pas me blesser. Mon frère, Moulay
Ismaïl, sait que sa proximité avec le roi s’explique aussi par mon
absence de la cour… Enfin, retrouver ma mère dans le déni est
pour moi une expérience douloureuse. Autrefois, elle scrutait les
faits et gestes de Hassan II en trouvant suspect, a priori, tout ce
qu’il entreprenait à notre égard. En revanche, elle donne un
blanc-seing à Mohammed VI, elle lui passe tout, au point que
j’ai le sentiment qu’elle me reproche constamment, sans jamais
le dire, mon attitude critique à l’égard du nouveau roi. Il est
surprenant qu’une femme comme elle, farouche partisane du
progrès, couvre M6 de son indulgence. Elle, la fille d’un leader
républicain, elle qui venait à la cour en robe et non pas en
caftan, elle la diplômée de la Sorbonne qui, toute sa vie, a
poussé mon père à s’éloigner de la tradition, semble si
différente. Bien entendu, Mohammed VI est son neveu. Elle l’a
vu grandir et n’a pas de passif avec lui. Au contraire, la
confrontation avec Hassan II les unit dans une souffrance intime
partagée.
Comme toutes les tantes de Mohammed VI, ma mère a été
décorée, en 2007, du Grand Cordon alaouite, la plus haute
distinction du royaume. Le déphasage avec moi est alors devenu
total : moi l’Alaouite, je suis un dissident en porte à faux avec
mon pays et la famille régnante ; elle, qui vient d’ailleurs, est
décorée et en est fière. Ma mère, mon frère, ma sœur
appartiennent à un univers, celui de Mohammed VI et du Palais,
dont je ne ferai plus jamais partie.
L’été 2005, je passe mes vacances avec Malika et nos enfants
sur la côte septentrionale du Maroc. Nous y avons nos
habitudes, une maison sur la plage, des parents, amis et voisins
que nous aimons revoir. Je me trouve un jour dans notre maison
de famille sur la plage, plus précisément à la cave en train de
chercher je ne sais plus quoi, des pâtes je crois. Soudain, par
une petite fenêtre de l’entresol, je vois arriver un cortège de
voitures. En remontant, je trouve la porte d’accès à la cave
fermée. Mon frère, paniqué à l’idée que je puisse troubler la
visite du roi, sinon le roi, l’a verrouillée. Je resterai assis en haut
des marches pendant plus d’une heure, en attendant le départ de
Mohammed VI. « Il suffisait de me le dire, dis-je à Moulay
Ismaïl quand il m’ouvre la porte. Je serais parti tout seul, sans
faire de bruit. »
Ce même été, le 21 août, comme tous les ans pour
l’anniversaire du roi, les bateaux de pêche de la région passent
au large de la résidence royale. Mes filles, attachées à M6
comme il est attaché à elles, se sont arrangées pour être de la
partie, une banderole en hommage au roi à la main, les bateaux
étant joliment décorés de toutes les couleurs tels les chars d’un
défilé carnavalesque. Je suis le spectacle depuis la plage, seul,
perdu dans mes pensées.
En 2005, l’héritage de mon père n’est toujours pas réglé.
Certes, après l’accession au trône de M6, le deuxième
administrateur de nos biens – le PDG de la Caisse de dépôt et de
gestion, M’fadel Lahlou, un homme bien plus droit que son
prédécesseur – avait quitté son poste en pensant que, Hassan II
parti, notre affaire allait se débloquer sans problème. C’était mal
connaître le makhzen. Non pas que Mohammed VI ait voulu
bloquer notre succession. Mais les réflexes du système ont la vie
dure. Le cadi du roi refuse tout acte de procédure sans ordre
exprès du roi ; il ne veut même pas établir la liste des ayants
droit. Peut-on lui en vouloir quand, non pas en droit mais en
fait, les biens de la famille royale ne sont pas consultables au
cadastre, sauf intervention du secrétariat particulier du roi, qui se
défausse en l’absence d’instructions explicites. Bref, l’inertie
– la stratégie la plus sûre et la plus économe d’efforts pour
éviter un crime de lèse-majesté – est telle que rien n’avance à
notre sujet.
Je décide alors de frapper un grand coup. Il se trouve que
mon beau-frère, Mohamed Benslimane, bloque au nom de ma
sœur le partage d’un terrain près de Fès. Je me saisis de cette
partie de notre héritage qu’on avait bien voulu nous laisser pour
en faire l’épicentre d’une secousse majeure. Avec le concours
d’un excellent avocat, je persuade mon frère Moulay Ismaïl
d’assigner notre sœur en justice. Bien entendu, nous ne voulons
aucun mal à notre sœur. Mais j’escompte attirer par cette
démarche sans précédent au Maroc, où l’état de droit ne
s’applique pas à la famille royale, l’attention de Mohammed VI.
Mon calcul s’avère juste. Dès que l’affaire est inscrite au greffe,
le roi convoque, le soir même, d’abord Moulay Ismaïl, pour lui
passer un savon, puis un avocat de Casablanca à qui il enjoint de
retirer la plainte dès le lendemain. L’avocat lui fait remarquer
que c’est samedi et que le tribunal sera fermé. « S’il le faut, tu
iras en pyjama au tribunal pour retirer le dossier ! » fulmine le
roi. Par la suite, M6 demandera à un juriste respecté proche de
notre famille de superviser le partage de nos biens. « Je ne peux
pas solder l’héritage des violations des droits de l’homme et ne
pas solder une affaire de famille », lui explique Mohammed VI.
Or, même la volonté du roi mettra encore quatre ans à s’inscrire
dans les faits ! Il nous faudra dresser de nouveaux inventaires,
revenir sur des démembrements illégaux, déloger des squatteurs
et éponger des impayés qui se sont accumulés, avant d’entrer
dans nos droits, trente ans après le décès de notre père !
En guise de post-scriptum : j’avais prévu la réaction de
Mohammed VI, mais pas celle de ma sœur. Quand l’huissier de
justice est venu lui apporter notification de notre plainte, elle l’a
chassé manu militari de sa maison, le poursuivant en bigoudis
jusque dans la rue.
Le 16 novembre 2005, pour la première fois depuis le décès
de Hassan II six ans auparavant, je suis invité à des cérémonies
officielles, en l’occurrence celles marquant le cinquantième
anniversaire de l’indépendance du Maroc. L’expérience est
étrange. Elle me fait penser aux conteurs à la maison, du temps
de mon enfance, lorsque toutes les histoires débutaient
invariablement par la formule : « Il fut un temps… » Je me sens
tellement « autre » que je pense sans cesse : « Il fut un temps, il
y a très longtemps. » Je suis assis aux côtés d’une famille royale
qui n’est plus la mienne. Toute la presse commente l’événement,
s’interroge sur un possible retour en grâce. En réalité, c’est un
non-événement, une coquille désertée par l’animal, sans vie,
bonne à poser sur une étagère. Le plus bizarre pour moi, ce
jour-là, consiste à faire la connaissance de l’épouse et du fils de
M6. Je n’ai été invité ni au mariage du roi ni au baptême du
prince héritier. J’avais suivi les noces à la télévision en France,
constatant que tout le monde, y compris Driss Basri, le « grand
vizir » renvoyé, était de la partie… sauf moi !
J’ai un double sentiment d’aliénation, car les autres membres
de la famille royale me voient, eux aussi, comme un étranger.
Les miens ne sont plus les miens, et je ne suis plus dans mon
monde chez eux. Mes enfants ont plus de liens avec M6 que
moi. Il les appelle régulièrement au téléphone. Ils se rendent au
Palais au moins deux fois par an, pour la fête du Trône et pour
l’anniversaire du roi. Ce 16 novembre, j’ai envie de partir, de
me lever brusquement et de m’en aller. Le petit prince est très
mignon, tout le monde l’appelle Smit Sidi – le titre traditionnel
du prince héritier, littéralement : « le nom du Seigneur ». Mais,
pour moi qui ai toujours connu M6 dans ce rôle, Smit Sidi, c’est
lui.
Mon sentiment d’extranéité par rapport à la famille royale est
encore aggravé, en mai 2006, lorsque je souhaite me recueillir
dans le mausolée où sont enterrés mon père, mon oncle et mon
grand-oncle : la Garde royale m’en interdit l’accès « sur ordre ».
Au bout du compte, je me sens moins concerné par la pérennité
de la monarchie, moins appelé à agir en sa faveur, quand bien
même il y aurait péril en la demeure. Je suis toujours passionné
par mon pays, mais en tant que Marocain et non plus, en
premier lieu, en tant que prince.
En avril 2006, je prends une initiative en matière de liberté de
la presse. Je propose de payer une lourde amende de 3 millions
de dirhams – près de 300 000 euros – qui a été infligée par la
justice au Journal hebdomadaire. Cette sanction menace
l’existence du titre et, du fait de la contrainte par corps, la liberté
de son directeur, Aboubakr Jamaï. J’explique dans ma lettre à
l’avocat du groupe de presse qu’il s’agit d’un geste « d’homme
à homme, qui doit être effectué en conformité avec le respect de
l’institution judiciaire et les dispositions relatives à l’application
de la loi ». Mais Aboubakr Jamaï décline l’offre. Il préférera
démissionner en janvier 2007, quand l’amende sera confirmée
en justice. Je ne peux que lui rendre hommage pour sa droiture
et son courage.
Les premiers jours de l’été 2007, un événement survient qui
va bouleverser ma manière de voir la vie. Un matin, pendant
mon sport quotidien, j’éprouve une petite gêne, une légère
fatigue. Je pense à une allergie ou à un problème pulmonaire. Je
vais voir un médecin à Princeton, qui diagnostique un type
d’asthme induit par l’effort. Il me donne une bonbonne à
inhaler, qui dégage les bronches pour mieux inspirer l’oxygène.
Je sens cependant toujours cette gêne après mes huit kilomètres
de vélo ou de tapis roulant. Je retourne consulter le même
médecin, qui finit par procéder à toute une batterie d’examens.
Il ne trouve cependant rien. Je me soumets alors à un test
d’effort avec un produit de contraste, avant et après l’exercice.
Le diagnostic se précise : mon cœur tient bon, mais il semble
que j’aie un problème de « plomberie », d’artères et de
vascularisation. J’appelle le cardiologue de Hassan II, Romano
De Sanctis, avec qui je me suis lié d’amitié. Il me conseille le
CHU de Pennsylvanie où travaille l’un de ses anciens étudiants.
Je préviens mon frère afin qu’il soit à mes côtés pendant mon
hospitalisation. Le 21 juin 2007, je subis des examens
approfondis. Ils confirment les blocages. Une intervention
chirurgicale est fixée immédiatement au lundi suivant. Je suis
opéré par le Dr Joseph Bavaria, l’un des meilleurs chirurgiens
américains du cœur. Ma mère est également à mon chevet, aux
côtés de ma femme et de mes enfants. Au sortir du bloc, le
chirurgien leur explique qu’il a effectué cinq pontages afin que
je sois « vascularisé à 100 % ». Bien que son équipe médicale
lui ait demandé de renoncer au dernier pontage, il a persévéré,
quitte à rallonger l’opération de trois heures et demie ! Compte
tenu de la manière dont mon organisme avait réagi avant
l’opération, générant des « collatéraux » en masse, c’est-à-dire
ses propres bretelles pour compenser les blocages de certaines
artères, le chirurgien pense que j’avais une prédisposition
génétique. Il me prédit une vie normale, sous réserve que je
surveille mon taux de cholestérol.
L’opération a été épuisante. Je mettrai près d’un an à
récupérer totalement. Toutefois, prince ou pas, je suis chassé du
lit et obligé à remarcher trois jours après l’intervention ! Dans la
salle de rééducation, je fais la connaissance d’un ancien
champion de hockey, qui a subi le même type d’opération que
moi. On nous astreint tous les deux à faire des exercices dès
six heures du matin : monter et descendre des escaliers, pédaler
sur toutes sortes d’appareils aux côtés de vieux, qui n’ont de
cesse de se raconter des blagues pas drôles du tout. Je suis
encore à l’hôpital le 4 juillet, jour de la fête nationale américaine,
quand le pavillon où je me trouve est bouclé, le Département
d’État ayant alerté l’hôpital d’une « possible menace par des
proches » contre moi. Peut-être une fausse alerte. De toute
façon, il n’y a pas que des dangers. Peu avant ma sortie, deux
Marocains, un chauffeur de taxi et un restaurateur, se présentent
pour m’offrir des roses de la part de la communauté marocaine
de la ville, forte d’environ 4 000 personnes. Le chauffeur de
taxi, Rachid el-Kouhen, veut même me raccompagner chez moi
dans son véhicule ! Je lui explique que nous sommes trop
nombreux pour monter tous dans son taxi. Cependant, depuis
lors, il n’y a pas une fête de l’Aïd sans que je reçoive de lui un
petit mot d’attention. Il est entré dans ma vie, et moi dans la
sienne.
Je quitte l’hôpital le 5 juillet. J’apprendrai plus tard que le roi
Abdallah d’Arabie Saoudite fait en sorte qu’un hélicoptère du
CHU de la Pennsylvanie reste pendant une semaine en stand-by,
24 heures sur 24, pour venir me chercher en cas d’urgence. Au
début, chaque mouvement m’est pénible. Pourtant, dès le
premier jour et malgré la fatigue, j’ai le sentiment de renaître,
plus que jamais armé de ma foi. Mieux encore qu’avant, je sais
que je peux compter sur ma famille et, en cas de coup dur, aussi
sur les piliers de la maison Al-Saoud. Une seule pensée entrave
mon élan. Après mon opération, j’ai reçu des centaines de
télégrammes du monde entier, des messages de tous les
Marocains que j’ai croisés dans ma vie, à l’exception de
Mohammed VI ! Le président Bouteflika et des membres du
Polisario m’ont appelé, mais pas le roi, mon cousin. J’apprécie
d’autant plus les mots de réconfort inattendus, comme celui
d’un Marocain inconnu du Canada : « Laissez-moi vous dire
combien je vous respecte », m’a-t-il écrit. Ce n’est rien mais cela
fait vraiment du bien.
Mon accident de santé m’a fait sortir de la piste à
300 kilomètres à l’heure. Sur mon lit d’hôpital, alors que
j’entends mon « nouveau » cœur battre, je réfléchis à ma vie,
mon parcours : ce que j’ai fait de bien, et de moins bien. C’est à
ce moment d’intense introspection, vulnérable mais aussi
reborn, revenu à la vie, que je décide d’écrire ce livre. Je
demande à mon infirmière, Melissa, du papier et un stylo, et je
commence à prendre des notes. Je songe à mes responsabilités à
l’égard de ma famille mais, au-delà de ce cercle restreint, aussi et
surtout envers mon pays. Porteur d’un projet pour le Maroc, je
veux partager l’expérience dont je suis le dépositaire. Je
souhaite la rendre accessible à qui veut s’en saisir et s’en servir.
Que je sois compris ou pas est une autre question. Je veux offrir
ce que j’ai appris du Maroc. J’ai passé un cap avec cette
opération, qui fait désormais partie de mon identité. Je vis
différemment. Bien sûr, banalement, je fais très attention à moi
et, en particulier, à ce que je mange pour maîtriser mon
cholestérol. Mais je fais également bien plus attention
qu’auparavant à ce que je dis, à ce que je fais, à ce dont je
m’occupe ou pas, et avec qui, quand et comment. Bref, il y a un
« avant » et un « après ». Ce livre marque une césure.
Trois semaines après l’opération, je subis des examens pour
vérifier si la greffe vasculaire a pris. Tout va bien. Cinq
semaines plus tard, le Dr Cosin me fait passer un autre examen,
douloureux, de résonance magnétique nucléaire, avec un test
d’effort. Les résultats sont impeccables, tout est rentré dans
l’ordre. Mon état physique ne changera pas ma vie en lui
imposant des limites nouvelles. En revanche, j’ai une nouvelle
philosophie. Désormais, tout peut attendre. Je suis beaucoup
plus patient avec les autres, plus exigeant à mon propre égard et
plus concentré sur mes objectifs prioritaires. Je juge moins les
gens et je suis conscient que le temps passe irréversiblement.
Pour autant, je ne vois pas tout avec flegme et détachement. Si
j’ai déjà été attristé par le fait que M6 n’ait pas pris de mes
nouvelles, je suis franchement meurtri en apprenant que, lors de
l’interdiction de l’hebdomadaire Al Watan pour publication
d’informations classées « secret défense », on ait interrogé le
directeur de publication à mon sujet. Nous sommes en
juillet 2007, et je commence tout juste ma convalescence. Pour
moi, c’est la preuve que non seulement M6 se moque de mon
sort mais, pis encore, qu’il m’envoie comme message : « Il n’y
a ni répit ni quartier. En ce qui me concerne, tu peux crever ! »
Deux mois plus tard, je connais un moment de pure félicité à
Stanford, en Californie. J’aime voler en hélicoptère et
m’entraîne pour passer mon brevet de pilote. Un matin, je vais
ainsi vers Halfmoon Bay, un endroit fantastique au sud de San
Francisco. À travers des panaches de brume, les couleurs du
soleil se reflétant dans les vagues, je vois des baleines et des
morses percer la surface de la mer, s’élancer et s’ébattre dans
l’écume… Je les survole, les suis un temps et j’ai soudain le
sentiment que tout est parfait, que tout ce qui m’est arrivé trouve
sa place dans ma vie. Le passé me paraît stérile, insignifiant. En
voulant aider la monarchie au Maroc, j’ai perdu mon chemin. Je
me suis abîmé dans un magma glauque de gens immatures et
intéressés, un univers de médiocrité et d’archaïsme. J’ai perdu
dix ans. Mais j’ai trouvé en moi un antidote à la petitesse, aux
courtisans du makhzen, sans probité ni courage. J’ai produit des
anticorps et suis désormais vacciné. Cette promenade en
hélicoptère m’est apparue comme une balade au matin du
monde, comme une remontée à la surface de la vie. Depuis, je
suis reparti d’un nouvel élan. Si j’ai eu un sentiment de vide en
arrivant à Princeton, c’est l’inverse depuis lors. Tout fait sens,
tout prend forme, tout s’est remis en place. Je porte désormais
en moi la phrase de Samuel Beckett : « Ever tried, ever failed,
never mind, try again, fail better. » Les chutes sont inévitables ;
l’essentiel est de se relever, de s’accrocher davantage. Je ne
renonce pas à vouloir aider mon pays.
En août 2007, l’administration marocaine me donne le feu
vert de principe pour mon projet d’une ville nouvelle
écologique, baptisée Bab Zaër. Elle doit être implantée à une
trentaine de kilomètres de Rabat, à Aïn el-Aouda. Ma famille y
dispose de 3 000 hectares de terrain d’un seul tenant, ce qui est
devenu extrêmement rare en zone périurbaine compte tenu de la
pression démographique sur la façade atlantique du Maroc. Par
ailleurs, il ne s’agit pas d’une création ex nihilo mais d’un projet
adossé à une ville déjà existante. Le makhzen et sa presse m’ont
souvent reproché mes investissements à l’étranger en me faisant
quasiment passer pour un traître à la patrie. J’ai pris leurs
critiques au pied de la lettre. Je me suis entouré de vingt
techniciens – dix Marocains et dix Indiens venus droit de
Bangalore – pour monter un projet d’urbanisation avantgardiste.
Mon « brief » exige que 70 % des futurs habitants de
cette ville puissent travailler intra muros. En récupérant les
biogaz du centre d’enfouissement technique, nous comptons
disposer d’une énergie naturelle à bon prix pour cette
« première ville écologique d’Afrique ». Une douzaine de petits
barrages doivent retenir l’eau de pluie. Les écoles, les centres de
santé, même les postes de police doivent être construits par la
société d’aménagement du site, qui les louera ensuite à l’État.
J’ai même réuni les fonds pour bâtir une université portant le
nom de mon père.
Malheureusement, par la suite, le projet s’enlise dans le sable
grinçant de l’obstruction. L’administration cherchera le diable
dans les détails pour me barrer la route et me faire perdre des
millions d’euros. Quatre ans plus tard, à bout de patience après
le limogeage de trois hauts fonctionnaires, les seuls à n’avoir eu
à l’esprit que l’intérêt général, j’adresserai une lettre à
Mohammed VI. « Je crois que, s’il m’est difficile de réaliser un
projet au Maroc, lui écrirai-je, c’est que vos instructions ont
toujours été interprétées à la lumière de vos sentiments à mon
égard, réels ou supposés. Soucieux de vous plaire en flattant
votre rejet présumé de ma personne, les moindres signes de
votre colère ou de votre agacement sont immédiatement traduits
comme instructions nouvelles de durcir les exigences, de faire
traîner les autorisations ou de ne rien faire en attendant de
reconfirmer, encore et encore, les instructions initiales. »
Pour toute réponse, un groupe immobilier lié au Palais mettra
les bouchées doubles pour son projet visant à construire 40 000
nouveaux logements à Oum Azza, une ville proche de 30 000
habitants… Enfin, le 9 novembre 2012, Mohammed VI viendra
en personne planter le premier arbre d’une future « coulée
verte » à Ben Guerir, censé devenir la « première ville verte
d’Afrique » dotée d’une université élitiste – Mohammed VI
Polytechnique – par la grâce du roi et de lourds investissements
publics. Mais qu’importent les coûts exorbitants du moment
que, à mi-chemin entre Casablanca et Marrakech, le Souverain
peut réaffirmer son privilège exclusif de donner ou de prendre
selon son bon plaisir pour « assujettir » même un membre de sa
famille ? Malgré tout, en solde pour tout compte, je n’ai pas
encore passé la monarchie par pertes et profits bien que je la
sache inséparable de son frère siamois, le makhzen. L’été 2011,
ma lettre au roi s’est achevée par cette phrase : « Même si je
peux me réaliser pleinement à l’étranger, j’ai le devoir de vous
servir, par fidélité à notre enfance commune, à notre famille et à
l’institution que vous incarnez. »
En octobre 2007, je donne à la chaîne qatarie Al-Jazira ma
première interview télévisée depuis deux ans, la première aussi
depuis mon accident de santé. Je commente le faible taux de
participation aux élections législatives du 7 septembre : 37 % de
votants contre 63 % de boudeurs des urnes ! Je soutiens que les
abstentions et les votes nuls adressent un message à un système
qui se contente de signes extérieurs de démocratisation, sans en
fournir la substance, et dont le fonctionnement demeure
autoritaire. Quelques jours plus tard, le 13 octobre, je publie un
article dans Le Journal hebdomadaire, au Maroc, titré « Éviter
la violence ». J’y traite de l’évolution du système politique, de
Hassan II à M6 : « Le Maroc est passé d’un autoritarisme
appuyé sur les appareils de répression à un autoritarisme
institutionnalisé et légitimé par les partis d’opposition issus du
Mouvement national et les nouveaux partis d’opposition,
principalement le PJD [le parti Justice et Développement, les
islamistes prêts à collaborer avec le roi]. (…) Ce nouvel
autoritarisme à visage humain semble avoir simplement inversé
le fonctionnement de l’ancien (…) lequel prenait soin d’arriver à
un certain consensus vis-à-vis des élites. De sorte que dans le
cas de cet ordre ancien, une certaine ouverture se pratiquait avec
les élites politiques en même temps qu’avait lieu un verrouillage
étroit du champ politique par le contrôle des élections, la menace
et la répression. Dans le nouveau règne, le pouvoir pratique une
large ouverture du champ politique combinée avec une
obstruction envers ses élites. Cette dernière se traduit par un
repli sur les technocrates apolitiques, la mise sur pied de
commissions royales exécutives et la prééminence, dans les
prises de décision, d’un cercle rapproché d’acteurs.
L’autoritarisme est légitimé de la sorte, ayant renoncé à la
répression comme système de gouvernance. » J’aurais pu être
plus succinct en disant que Hassan II brisait des os tandis que
Mohammed VI brise des rêves.
Dans le même article, j’appelle une fois de plus à une réforme
de la monarchie que j’estime « inévitable, aucune institution
n’étant immunisée contre le changement et les pressions
sociales ». C’était quatre ans avant le Printemps arabe. Mais on
peut aussi renverser la perspective et remonter le temps. Car, de
fait, toutes les mutations du début du règne de M6 avaient déjà
été enclenchées sous Hassan II qui, à la fin de sa vie, avait
accepté la nécessité de faire évoluer le pays et sa monarchie. M6
en a recueilli les lauriers quand ces évolutions ont commencé à
porter leurs fruits. Mais il n’a pas poursuivi et approfondi le
travail de réforme. Il s’est montré infiniment plus sympathique
que son père mais, peut-être, aussi infiniment moins grand roi.
Au risque de donner raison au titre prophétique du livre de
Jean-Pierre Tuquoi publié en 2001, Le Dernier Roi.
« Sous Hassan II, on vivait à la pierre taillée, et maintenant
nous sommes une démocratie high-tech », claironnent des
proches du nouveau roi. Mais c’est un mythe. L’ouverture du
régime a débuté sous Hassan II, dans le domaine économique
aussi bien que dans le domaine politique. La nouvelle loi sur la
comptabilité, celle sur les banques, la loi sur la fiscalité, celle sur
les marchés publics, la loi sur les privatisations, toutes remontent
à la fin de règne de Hassan II. Déjà sous l’ancien roi, le patronat
local et, plus largement, le capitalisme au Maroc avaient acquis
une autonomie sans précédent. En dehors d’André Azoulay,
c’est grâce à Jacques Delors ou, encore, à Caio Koch-Weser, le
numéro deux de la Banque mondiale sous James Wolfensohn,
que le roi s’est peu à peu converti au libéralisme économique.
Koch-Weser a joué un rôle clé dans le ralliement de Hassan II
aux privatisations et à un déverrouillage du carcan étatique en
général. Il était un bon pédagogue et un excellent
communicateur. Il pouvait s’asseoir des heures avec le roi pour
lui expliquer les choses en détail, pas à pas. Il l’a éduqué, dans
le meilleur sens du terme. Par exemple, avant de le connaître,
Hassan II était convaincu que l’abandon de certaines sphères de
l’économie au privé constituait un abandon de souveraineté, un
affaiblissement de l’État, voire une invite au désordre. Il était
même hostile aux autoroutes à péage. Il estimait qu’en tant que
roi, il lui revenait d’offrir la route gratuitement à ses « sujets ».
La demande d’une « obole » à l’entrée lui semblait diminuer sa
puissance. Finalement, il a changé d’avis.
Hassan II a aussi lancé une grande campagne
d’assainissement dans les milieux d’affaires, en réalité parce que
personne ne voulait mettre un kopeck dans le compte 111, celui
de la Solidarité nationale. Bien sûr, ce fut aussi une tentative de
reprise en main de la bourgeoisie marocaine. Le roi a mené cette
campagne de façon très autoritaire, si bien que la société civile
marocaine est née dans l’opposition à cette opération et son lot
d’arbitraire. C’est une autre façon de dire que l’émergence de la
société civile date également du règne de Hassan II, et non pas
de celui de son fils. Dans certains domaines, il y a eu même de
nettes régressions sous Mohammed VI. Alors que le patronat
s’était déjà organisé sous l’ancien règne pour élire son secrétaire
général, le patron des patrons en 2005, Hassan Chami, jugé
insuffisamment malléable, a été déchu par des manœuvres en
coulisse commanditées par le Palais, puis accablé par un
redressement fiscal. À sa place a été élu un homme « sûr »,
imposé par le secrétaire particulier du roi, Mounir Majidi.
La politique sociale de M6 mérite également d’être mise en
perspective. Car la première campagne de solidarité a eu lieu dès
1998, dans la foulée de la campagne d’assainissement.
Autrement dit, tous les changements avaient été enclenchés
avant le début du nouveau règne. Maintenant, il est tout aussi
vrai que M6 a donné à ces changements amorcés sous Hassan II
un visage plus humain. Il faut également reconnaître qu’il n’est
jamais facile de gérer les lendemains de grands effets
d’annonce. Mohammed VI a honoré des promesses dont il
n’était pas l’auteur. Il est donc, pour le moins, le co-auteur des
changements initiés par son père.
Hélas, le renouveau s’inscrit dans les faits avec une lenteur
exaspérante. Pourquoi ? Il y a beaucoup de raisons auxquelles
s’ajoute celle-ci : la lenteur a été érigée en méthode politique.
Contrairement à son père, le nouveau roi n’est pas ressenti
comme une agression, et il en joue, quitte à retarder encore plus
le pays. Or, n’étant plus agressé, le corps social cesse de
produire des anticorps. Il perd sa résistance à l’absolutisme. Au
point que beaucoup de Marocains ne se rendent même pas
compte qu’ils vivent toujours sous un régime absolutiste. Certes,
l’absolutisme est désormais jeune et mou, plutôt que vieux et
hargneux, mais c’est toujours de l’absolutisme. Le fait que
beaucoup, dont ma propre mère, ne s’en aperçoivent pas
s’explique sans doute par le très long règne de Hassan II. Au fil
de ses trente-huit ans sur le trône, deux générations de
Marocains ont fini par confondre les traits personnels de
l’absolutisme avec ceux du roi inamovible. Quand son visage a
disparu, ils ont conclu que l’absolutisme avait disparu avec lui.
À présent, ils ne reconnaissent pas le vieux système sous ses
nouveaux traits. Du reste, nombre d’entre eux ont intériorisé
une bonne part de l’autoritarisme contre lequel ils se
révoltaient… plus ou moins. Au risque de choquer, bien des
Marocains n’étaient pas meilleurs démocrates que Hassan II – et
ne sont pas plus réformateurs convaincus que M6. Ils étaient
assez d’accord, hier, sur les limites à imposer à la presse, à la
liberté d’expression voire aux libertés en général ; et ils se
sentent en phase, aujourd’hui, avec la très lente décompression
de l’autoritarisme, sinon avec la modernisation d’une autocratie,
un néo-makzen au goût du jour. Avec un œil rivé sur l’Afrique
du Sud post-apartheid, j’irais même plus loin. Ce n’est pas parce
que l’on a combattu un régime infâme au nom de certaines
valeurs et normes de liberté que l’on va nécessairement mettre
en œuvre ces valeurs et normes une fois parvenu au pouvoir.
Transposée au Maroc, la leçon est par moments déprimante : ce
qui était bon pour contester l’« horrible » Hassan II n’est plus
bon à être exigé du « gentil » M6. Nous sommes, trop souvent,
des démocrates girouettes.
Sous cet angle, l’extrême gauche marocaine est pour moi un
cas d’école. L’USFP a été historiquement une vraie formation
collective, c’est-à-dire un mouvement de masse avec une
identité politique en partage. En revanche, la frange au-delà de
l’USFP, des communistes aux « gauchistes » de toutes
obédiences, sont plutôt des refuzniks, les uns sous le patronage
géopolitique de l’URSS du temps de la guerre froide, les autres
en électrons libres dans un « ailleurs » politique davantage rêvé
que réel. Le rapport très particulier au verbe qu’ont ces gens
– en gros : « quand c’est dit c’est fait » – les a menés à croire
que, dès lors qu’ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient, c’en était
fini de la dictature. Les uns après les autres, souvent à titre
individuel (ce qui ne manque pas de sel s’agissant des tenants
du « collectivisme »), ils ont été intégrés dans le système
« relooké » de Mohammed VI. À l’arrivée, nombre de
« gauchistes » marocains ont répondu à la personnalisation
extrême du régime sous Hassan II par une personnalisation tout
aussi extrême de leurs positions, doublée d’une bonne dose
d’opportunisme. Des « révolutionnaires » sont venus se nicher
dans le giron du régime, de préférence comme membres de
l’une des nombreuses commissions – un réflexe de vieux
« commissaires politiques », sans doute. Ce faisant, plus encore
que les partis traditionnels, dont personne n’attendait rien
d’autre, ils ont nui à la démocratisation. Car ils ont donné de la
crédibilité à ce qui n’était qu’un simulacre. Ils ont pris l’ombre
pour la proie.
Pendant près d’une décennie, entre 1999 et 2008, M6 a
bénéficié d’une conjoncture économique favorable. Les taux de
croissance ont été soutenus. À cela, plusieurs raisons. D’abord,
des contraintes qui pesaient encore sur l’économie à la fin du
règne de Hassan II ont été progressivement éliminées, créant
ainsi un « effet d’ascenseur » ; puis, plusieurs années de suite,
les conditions pluviométriques ont été propices aux récoltes ;
enfin, du temps où les prix du pétrole étaient élevés, de
nombreux pays arabes ont investi au Maroc. Tout cela, sans
oublier les transferts des émigrés, qui dépassaient un milliard de
dollars par an, a gonflé les taux de croissance mais c’était une
croissance aux stéroïdes, un boom en trompe l’œil à la Bourse et
dans l’immobilier. Il s’agissait d’une croissance pour les happy
few, qui générait peu d’emplois pour le plus grand nombre. Sauf
dans l’agriculture, tributaire d’aléas climatiques, la grande
majorité des Marocains n’a pas récolté les fruits de cette
croissance. Elle ne vit pas mieux. Seuls les privilégiés peuvent
dépenser plus. Certains d’entre eux s’offrent des Rolls-Royce
– c’est un détail mais, sous Hassan II, les douanes bloquaient
l’entrée des Rolls, réservées au roi et à mon père qui étaient les
seuls à y avoir droit. Je ne défends pas ce privilège, mais sa
« démocratisation » est une obscénité dans un pays aussi pauvre
que le nôtre. Dans le temps, la restriction avait une valeur
symbolique tout en exaltant le pouvoir… d’achat du Palais.
Mais n’est-ce pas avec des symboles que l’on fait de la
politique ? Du reste, la frénésie consommatrice nouvelle devient
tellement visible qu’elle crée un effet optique : puisque tant de
gens « claquent » l’argent, tous se mettent à croire que, sur le
plan économique, « ça va bien ».
Avec le recul, il est banal de constater que la croissance au
Maroc n’a pas été durable. Les raisons en sont multiples et, à
l’évidence, loin d’être toutes imputables aux autorités
marocaines. En revanche, le fait que la croissance décennale
n’ait pas été un moteur pour le développement relève d’une
mauvaise gouvernance. La spéculation et les gains financiers
n’ont pas été dûment taxés. Or, comment venir au secours du
plus grand nombre maintenant que l’industrie du tourisme
souffre, que l’investissement au Maroc plonge, que le volume
des exportations baisse et que les transferts des immigrés se
tarissent ? Nous avons mangé notre pain blanc ; bien pis, nous
en avons fait des brioches pour les happy few.
À la fin du règne de Hassan II, en raison des incertitudes
pesant sur l’avenir du pays, la bourgeoisie marocaine avait
observé, dans les faits, une grève des investissements. Sous M6,
à qui l’on doit reconnaître d’avoir fait ce qu’il fallait pour lui
donner des gages, la bourgeoisie a repris confiance. Elle a
réinvesti mais, avant tout, dans l’immobilier, qui est moins
générateur d’effets d’entraînement que des investissements dans
le commerce ou dans l’industrie. En son temps, Hassan II aurait
pu s’en satisfaire. En effet, il faut se souvenir que, pour lui, le
capital était une source de dissidence. Il n’était pas réellement en
quête d’un décollage économique, tant il avait peur que la
situation ne lui échappe. Il m’avait dit un jour combien il aimait
cette maxime de Staline : « Il faut que les gens fassent la queue
cinq heures pour avoir du pain, ça les empêche de penser à la
Révolution. Mais ensuite il faut qu’ils trouvent le pain, sinon
c’est la Révolution. »
Mohammed VI ne peut plus gouverner de la sorte. Il doit
lever un certain nombre d’obstacles. Tout en haut de la liste
figure la question des droits de propriété. La sécurité juridique
présuppose une justice incorruptible, ce qui n’est pas le cas au
Maroc et ne le sera pas tant que le système n’aura pas été
démocratisé de fond en comble. Ensuite, le makhzen ne s’est
toujours pas désengagé de la sphère économique ; et puisque la
monarchie se confond avec le makhzen, elle reste embourbée
dans le statu quo ante. Mais la nouvelle donne politique ne se
prête plus à un règne « néo-patrimonial » à l’ancienne, c’est-à-
dire à l’achat des loyautés et au trafic d’influence entre gens
« bien nés ». Dans une économie du savoir, les meilleures
places doivent revenir aux détenteurs de connaissances utiles.
On est récompensé pour ce que l’on sait et non plus pour qui
l’on connaît de bien placé, idéalement le roi en personne.
Enfin, tout le monde le sait, le plus grand défi à relever au
Maroc est celui des inégalités sociales. Elles sont en train de
s’accroître de manière exponentielle, en partant d’une injustice
qui était déjà criante. Le tableau n’est pas désespérant pour
autant, et nul n’a l’excuse du « il n’y a rien à faire ». Le Maroc a
des cartes à jouer dans différents domaines, pas seulement celui
de la délocalisation des services. Mais il faut auparavant une
réforme de l’État pour desserrer le carcan autoritaire autour de
l’économie.
Le Maroc investit 60 % de ses recettes dans le secteur
agricole, lequel occupe toujours 44 % de la population active,
alors que l’agriculture ne contribue que pour 15 à 20 % au PIB.
Cette disparité s’explique. Le rêve des colons était le
développement de l’agriculture irriguée. En 1938, un plan fut
élaboré pour mettre cette agriculture à l’abri des aléas
pluviométriques, le grand problème du Maroc où, selon
Lyautey, « gouverner, c’est pleuvoir ». Or, les objectifs
ambitieux du plan colonial n’ont jamais été atteints. Quand
Hassan II est arrivé au pouvoir, il a repris le même schéma,
faisant construire, de toute urgence, cinquante barrages de
retenue tels qu’ils avaient été prévus sans être réalisés.
Malheureusement, il se trouve que ces barrages, quand il ne
pleut pas, sont insuffisants pour l’irrigation. Par ailleurs, le roi
n’avait pas prévu que la construction de ces retenues
perturberait elle-même les écosystèmes et ajouterait de nouveaux
problèmes à ceux existants. Par exemple, comme le répétait à
qui voulait l’entendre feu Abraham Serfaty, la nappe phréatique
dans le Souss est menacée d’assèchement. L’héritage de la
politique agraire de Hassan II est donc mitigé, d’autant plus que
l’agriculture irriguée grâce aux barrages ne bénéficie qu’à une
minorité de grandes propriétés. C’est un peu comme si l’on
avait construit des routes uniquement pour les propriétaires de
Mercedes.
Le régime foncier n’a que peu évolué depuis l’époque
coloniale. À l’indépendance, le Maroc n’a pas remis en question
la tenure de la terre. La première réforme agraire est intervenue
tardivement, au début des années 1970, lorsque le roi a décidé la
mise en cause de la propriété terrienne et que certaines terres
coloniales ont été rachetées. Entre 1956 et 1973, sur 2,5 millions
d’hectares appartenant aux ex-colons ou leurs successeurs, un
million a été vendu dans des conditions commerciales, sans que
le régime foncier ait été modifié. En 1973, la marocanisation des
terres a obligé les ex-colons ou leurs ayants droit à céder la
superficie restante contre dédommagements. Hélas, Hassan II a
surtout utilisé ces terres récupérées sur le tard pour en gratifier
des dignitaires de son régime. Il a remplacé la caste des grands
propriétaires coloniaux par une nouvelle caste de latifondiaires
du cru, des « grands serviteurs du trône » qui ne se sont pas
forcément révélés de bons gestionnaires.
Il est plus que temps d’entreprendre une vraie réforme agraire
au Maroc. Le fellah, lorsqu’il transmet sa parcelle, la divise entre
ses héritiers. En revanche, le grand propriétaire garde souvent sa
superficie intacte – ce qui a pour conséquence d’accroître les
disparités. L’exode rural a été massif. Mais ceux qui ne sont pas
partis cherchent les moyens de rester à la campagne et de
pouvoir s’y épanouir dans le progrès, pour eux-mêmes et pour
le pays. C’est de plus en plus difficile. Malgré tout, en 2012, il
n’y avait que 3 % de chômage en zone rurale – contre 25 % en
ville, selon les chiffres de la Banque mondiale. L’État a donc
tout intérêt à mener des réformes qui encourageraient les fellahs
à demeurer dans les douars, les villages ou les villes moyennes.
Vivre en zone rurale ne devrait plus signifier la même chose
que par le passé. Aujourd’hui, on n’est pas fatalement à mille
lieues de la civilisation parce que l’on vit dans le Moyen Atlas.
Il y a le téléphone portable, le satellite, des moyens de
transport… Les ruraux ne sont plus – ou, du moins, ne
devraient plus être – dans un autre monde. Il faut donc faire en
sorte que l’agriculture marocaine soit viable pour éviter que la
pression des migrants ne finisse par faire exploser les villes.
Nombre de ces ruraux en quête d’avenir vont de leur village à la
ville de province, puis tentent leur chance dans les grandes villes
ou s’embarquent pour l’Europe. Il faudrait tout faire pour
rompre ce cercle du désespoir. Cependant, le fondement de la
monarchie marocaine est son pacte avec les fellahs et les
notables ruraux. Toucher à la structure du monde agricole, c’est
donc transformer le makhzen. Pourra-t-on réformer les
institutions et définir un nouveau pacte social sans procéder à
une réforme agraire ? Je ne le crois pas. L’État possède-t-il un
domaine agricole suffisant pour procéder à une redistribution de
la terre aux fellahs, sans avoir à prendre des terres au secteur
privé ? Ce n’est pas évident, car le domaine public ne compte
que 19 % de terres arables. Par conséquent, on sera obligé de
revoir le foncier rural, de procéder à une renationalisation des
terres. Cela ne se fera pas sans mal dans la mesure où,
aujourd’hui, la taille des propriétés correspond à la place
hiérarchique de leurs propriétaires dans l’establishment
marocain. C’est une corrélation éminemment politique, la terre
étant un élément essentiel du réseau d’allégeance propre au
makhzen.
L’équation se complique davantage. Le taux de chômage
étant sensiblement plus élevé en zone urbaine qu’à la campagne,
moderniser l’agriculture marocaine passe, à court terme, par
l’aggravation du chômage et, donc, par plus d’exode rural et
plus de prolétariat dans les villes. Le paysannat étant le socle du
makhzen, il n’est pas dans l’intérêt de la monarchie absolutiste
de le laminer. Pour le makhzen, rationaliser le secteur agricole
équivaut au suicide. Pour qu’une réforme agraire puisse être
entreprise et politiquement assumée, il faudrait donc, au
préalable, transformer l’allégeance traditionnelle en un contrat
social moderne. Autrement dit : le fellah doit devenir citoyen à
part entière. Bien sûr, cela ne résoudrait pas tous les problèmes
d’un coup de baguette magique, mais c’est la condition sine qua
non.
Les accords de libre-échange qui ont été conclus entre le
Maroc et les États-Unis, d’une part, et l’Europe, d’autre part,
sont également susceptibles de saper la base rurale du régime.
Le libéralisme entrera inévitablement en contradiction avec
l’État « makhzénien ». Deux conclusions s’imposent : on ne
peut pas réformer l’agriculture marocaine sans toucher au rôle
de l’État, c’est-à-dire sans modifier les équilibres du régime ; en
même temps, le Maroc ne peut pas réussir son intégration dans
l’économie-monde sans que sa sociologie rurale change. C’est
un casse-tête chinois, du « perdant-perdant » pour le pouvoir en
place.
De la même manière, la réforme du secteur industriel est à la
fois impérative et risquée. Il y a quarante ans, la Chine avait un
PNB par habitant cinq fois inférieur à celui du Maroc.
Aujourd’hui, le PIB per capita de la Chine est supérieur de
25 % à celui du Maroc ! Car, dans l’intervalle, la productivité
chinoise a explosé tandis que celle du Maroc stagne. Là encore,
le makhzen porte une lourde responsabilité. Mais le problème ne
se résume pas à dire que le régime ne fait pas ce qu’il faut faire.
C’est bien pire : il ne peut pas faire ce qui serait nécessaire.
Une croissance économique durable et, partant, la prospérité
sont-elles possibles sans démocratie ? Les esprits se divisent à ce
sujet. Toujours est-il que M6 s’est délibérément focalisé sur les
taux de croissance. Mais il ne parvient pas à rendre le Maroc
prospère parce que les plus grands problèmes du pays ne sont
pas économiques mais politiques. Si l’économie ne produit pas
d’effets d’entraînement suffisants, c’est parce qu’elle est de part
en part gangrenée par la corruption, qu’elle manque de
transparence et que le makhzen, omniprésent dans tous ses
secteurs, fausse les règles du jeu.
L’Asie du Sud-Est est la seule région du monde qui ait réussi
à se développer sans démocratie. Partout ailleurs, des dictatures
ont en vain tenté d’obtenir les mêmes résultats, à l’exception
d’un seul pays, le Chili sous Pinochet, qui n’y est d’ailleurs
parvenu que dans une moindre mesure. Alors, pourquoi l’Asie
du Sud-Est est-elle l’exception ? D’abord parce qu’il y a eu des
fondements institutionnels, héritage du colonialisme japonais ;
puis des injections massives de capitaux américains pour
entourer la Chine de vitrines de l’Occident ; ensuite, ces États
ont dû composer avec de très fortes oppositions, qui ont
empêché les pires dérives ; enfin et surtout : en Asie du Sud-Est,
la corruption est importante mais maîtrisée alors que dans
d’autres États non démocratiques, comme par exemple le
Maroc, le développement de l’économie a accru le népotisme et
les prébendes au point d’enrayer la machine. Les gains ont été
confisqués par le régime et ses dignitaires au lieu de profiter à
l’État et à la société. Ils sont allés aux obligés du roi, à sa
clientèle proche ou lointaine. Ils ont servi à apaiser les tensions
« segmentaires » – souvent tribales – générées par les coalitions
traditionnelles qui sont la base de la monarchie. Le problème de
fond est donc le comportement nécessairement prédateur de
l’institution monarchique, qui doit « vivre sur la bête » pour
survivre. La « société de cour » qu’est le Maroc se nourrit des
liens incestueux entre le pouvoir politique et le pouvoir
économique. Les intérêts croisés entre le Palais et les grandes
entreprises sont consubstantiels au makhzen – qui n’est pas pour
rien la racine étymologique du mot français « magasin ».
Le Maroc est accaparé par quelques centaines de familles
aisées et proches de la cour, les deux étant liées. Il y a de rares
exceptions. Quelques familles prestigieuses, par exemple issues
du Mouvement national, demeurent influentes même si elles ont
connu des revers de fortune. D’autres familles sont influentes en
raison de leurs réseaux étendus de parenté. Mais pour réformer
l’économie marocaine, il faudrait toucher aux coalitions
traditionnelles qui profitent du système. Il n’y a tout simplement
pas d’alternative. Si l’on veut le développement pour tous, il
faut reconfigurer le régime actuel.
La Banque mondiale ne pointe pas autre chose quand elle
écrit que la faible croissance au Maroc, en dépit des réformes
entreprises, constitue « une énigme qui semble liée à la
multitude des contraintes pesant sur le champ économique ». En
clair, tant que les conditions actuelles prévalent, toute croissance
forte et soutenue restera impossible. Or, l’industrialisation du
Maroc est largement inachevée, le secteur secondaire de
l’économie n’employant que 15 % de la population active.
Aussi, dans un rapport de novembre 2007, la Banque mondiale
en appelle-t-elle explicitement à un renforcement de la
démocratisation au Maroc. Par rapport aux élections qui
venaient alors de se tenir, avec un taux record d’abstention, elle
a fait remarquer sans fioritures que ces consultations ont
« signalé le besoin d’un engagement renforcé en faveur de la
démocratisation ». Or, dans les conditions actuelles, le makhzen
s’autodétruirait en démocratisant le royaume. D’où la question
de fond qui est la basse continue de ce livre : est-il possible de
détacher le makhzen de la monarchie ? Peut-on mettre celle-ci au
service de la démocratie sans donner à celui-là une nouvelle
vie ? Ou bien les deux sont-ils liés de manière indissociable ? En
Union soviétique, on a tué le régime en tuant le parti
communiste parce que, précisément, leur lien était systémique.
Gorbatchev croyait que le communisme était un idéal soluble
dans l’économie de marché – ce fut le point de départ de son
réformisme. Qu’il se soit trompé ne tranche pas la question pour
le Maroc. Il y a des contre-exemples historiques : tant la
monarchie anglaise que néerlandaise a survécu en se
transformant tandis que d’autres monarchies ont péri dans des
transformations sociales. En ce qui concerne le makhzen, la
réponse ne peut donc être qu’empirique.
Parmi les blocages mis en exergue par la Banque mondiale
figurent la rigidité du marché du travail (le salaire minimum au
Maroc étant 50 % plus élevé qu’en Turquie, ce qui rend le
royaume moins compétitif) et l’immuabilité de la composition
sectorielle qui n’a pas vraiment changé depuis l’indépendance
– avec une grosse part pour l’agriculture, une petite part pour
l’industrie et une part du secteur tertiaire qui croît lentement.
Selon la Banque mondiale, le Maroc doit, pour mieux s’en
sortir, aller vers une diversification productive – autrement dit :
développer les créneaux dans lesquels il possède des avantages
comparatifs. Mais le Maroc pâtit d’une forte dépendance
postcoloniale : 50 % de ses exportations vont dans deux pays, la
France et l’Espagne. Par comparaison, surtout en tenant compte
des différences d’échelles, les relations commerciales avec les
États-Unis sont faibles, même si le siège régional de Microsoft a
été implanté au royaume. L’économie marocaine est donc très
extravertie, sans être pour autant mondialisée, au sens où elle
tirerait profit d e toutes les opportunités offertes par la
globalisation. Si bien que l’on pourra encore longtemps, comme
le dit la plaisanterie dans les milieux ministériels à Rabat,
« investir dans des rapports McKinsey plutôt que dans le
développement ». Une façon de dire que le Maroc préfère
consulter plutôt que prendre le risque du développement, pour
la simple raison que ce risque consiste, passez-moi l’expression,
à « casser la baraque » royale.
En 2015, la population active du Maroc sera de l’ordre de
15 millions de personnes, ce qui signifie que l’on aurait dû créer
à cette échéance, depuis 2007, environ 3,5 millions de nouveaux
emplois. J’use du conditionnel car, chaque année, l’économie
n’a généré, en moyenne, que 200 000 nouveaux emplois alors
que 400 000 personnes de plus arrivaient sur le marché du
travail. Or, un tiers de la population marocaine, 32 %, a moins
de 15 ans. Si l’on y ajoute la tranche d’âge des 15-25 ans, on
parle des deux tiers de la population. Ce raz de marée de jeunes
va déferler sur le pays pendant les trente ans à venir. Dans ce
laps de temps, le nombre des écoliers du secondaire va tripler, et
celui dans l’enseignement supérieur va doubler.
L’arrivée de tous ces jeunes sur le marché du travail est un
mouvement tectonique aussi important que l’entrée en politique,
de plain-pied, des femmes marocaines. Mais la monarchie
actuelle ne vit pas sur la planète Terre. Elle n’est capable
d’absorber ni ce choc démographique ni la percée des femmes.
Car elle ne pénètre plus la société marocaine comme elle le
faisait dans le temps. Le régime est à ce point obnubilé par sa
p r o p r e survie qu’il néglige les deux bulles en pleine
fermentation, les jeunes et les femmes. Mais, sous peu, il y aura
trop de jeunes sur le carreau pour que le régime survive, à
moins qu’il n’évolue. Loin de moi tout malthusianisme. Le pire
n’est jamais sûr. En 1979, la CIA prédisait la chute du pouvoir
marocain en raison de « trop fortes contradictions sociales ». Or,
le makhzen est toujours en place. Cependant, à terme, il ne peut
pas manquer tous les rendez-vous avec la modernisation et
garder l’emprise sur son temps. Il risque de devenir,
littéralement, anachronique.
Entre Rabat et Casablanca, un Technopark a été construit à
grands frais. C’est un Disneyland digital en lieu et place d’une
vraie modernisation ! L’État se légitime aujourd’hui, en bonne
partie, par ses succès économiques. Intrinsèquement, cela
conduit à une sécularisation de la monarchie, qui est jugée à
l’aune de ses taux de croissance. Bien que l’on ait changé
d’échelle, il en a toujours été ainsi. La foi en la baraka du roi,
capable de faire tomber la pluie, s’érodait en l’absence de
précipitations. L’on se souvient aussi des paroles de
Mohammed V au moment de l’indépendance, quand il
expliquait aux Marocains que le « petit jihad », à savoir la lutte
anticolonialiste, avait été gagné mais qu’il leur resterait à
emporter le « grand jihad », la bataille du développement.
C’était bien vu – et cela est plus que jamais d’actualité.
L’absence de découverte majeure de pétrole au Maroc, du
moins pour l’instant, est une bénédiction. Car si l’or noir
jaillissait du sol, les problèmes actuels s’en trouveraient
multipliés par cent. D’ores et déjà, les phosphates sont un
bienfait mitigé pour le pays. En février 2006, Mohammed VI a
dû faire venir de la Banque mondiale un professionnel diplômé
à la fois du MIT américain et des Ponts-et-Chaussées à Paris,
Mostafa Terrab, pour diriger l’Office chérifien des phosphates
(OCP). Sa mission est de faire entrer l’OCP dans l’économie ou,
plutôt, de le faire sortir du giron des intérêts particuliers qui le
parasitent. En fait, Mostafa Terrab, dont l’intégrité personnelle
n’est pas en cause, va moderniser la « makhzénisation » de
l’OCP, qui finance désormais ses propres lobbies en sortant plus
que jamais du champ économique. Ce n’est pas de la sorte que
l’on pourra rationaliser la prédation du système actuel. Avec
environ 1,5 milliard de dollars de recettes, les phosphates
représentent 20 % du budget de l’État. C’est l’une des deux
vaches à lait du makhzen.
L’autre est la Société nationale d’investissements (SNI),
l’héritière de l’Omnium nord-africain (ONA) comme entreprise
d’État censée être la fusée mettant l’économie marocaine en
orbite, une tâche bien trop « souveraine » pour que Hassan II ait
voulu la confier aux capitalistes privés. Bien sûr, depuis lors, la
voie royale étatique a été démystifiée. D’autant que la
mondialisation rend l’idée des « fonds souverains » du makhzen
obsolète, car il y a bien assez de capital disponible. Les
investisseurs étrangers, à commencer par des multinationales,
ont cette capacité et la classe moyenne marocaine peut également
« mettre au bout », maintenant qu’elle entre dans le capitalisme
populaire. Enfin, les filles et fils du pays, hélas la plupart du
temps toujours les rejetons des « bonnes » familles, font leurs
études à l’étranger et, du moins pour une partie d’entre eux,
rentrent au Maroc avec un capital de compétences qui faisait
naguère défaut. Dans ces conditions, l’ONA doit cesser d’être
« vampirisé » à tous les échelons par des passe-droits, de la
corruption et des prébendes, tout un système d’alliances
négatives avec l’administration qui va à l’encontre de la logique
d’entreprise. Il faut transformer l’ONA en une holding soumise
aux lois du marché, et aux lois tout court. Ce qui ramène à la
nécessité pour la monarchie de se donner les moyens légaux de
sa fonction de représentation, sans plus empiéter sur le champ
économique. La démocratisation du régime passe,
nécessairement, par l’assainissement du portefeuille royal.
Dans un Maroc démocratique, le monde des affaires serait
radicalement autre. Il y a d’abord la lenteur administrative
actuelle, qui s’explique par l’ADN du système. Tout doit être
contrôlé, et pour ne pas avoir de problèmes, mieux vaut
constamment en référer à son supérieur. Puis, il y a la
corruption. Si un secteur est considéré comme juteux, il fera
l’objet de fortes prébendes. En 2002, une Lettre royale a
instauré les Centres régionaux d’investissement (CRI), c’est-à-
dire un guichet unique pour les créateurs d’entreprise. La
Banque mondiale estime que cela a été une bonne réforme,
puisqu’elle a permis au Maroc de gagner des places sur l’échelle
comparative de la performance des États, même si les règles
d’application varient d’une région à l’autre à l’intérieur du
royaume. Un litige commercial à Agadir sera ainsi réglé en
moyenne en 303 jours, ce qui est mieux qu’à Paris ou à
Istanbul ; mais à Kénitra, il faudra 735 jours, ce qui est pire
qu’au Népal ou au Bénin. À ces inégalités administratives
s’ajoutent la lourdeur du système et le maintien de procédures
inutiles. Plus des privilèges, à tous les étages du système.
Si j’insiste tant sur l’économie, c’est parce qu’elle se double
d’une « économie morale » à travers laquelle s’explique
l’autoritarisme marocain. Celui-ci ne vient pas de la nuit des
temps comme un héritage inaltérable du passé. Ce n’est pas un
déterminisme culturel. Au contraire, l’autoritarisme se reproduit
constamment, dans des conditions spécifiques qu’il est
important de comprendre. Tiraillée entre loyauté et rébellion, la
société marocaine est en proie à des paniques sociales et à des
espoirs de délivrance, qui prennent des formes variées au fil du
temps. La figure du roi, à l’image d’un pater familias toutpuissant
donnant à ses fils (et maintenant aussi à ses filles) les
biens économiques nécessaires à leur existence et au
renouvellement du patriarcat, s’est oblitérée. Il reste
aujourd’hui, d’un côté, des jeunes gens qui sortent en masse de
l’école et aspirent à un emploi et, de l’autre, un « père de la
nation » effondré – comme l’est au Maroc la figure du père tout
court. Cet effondrement produit un nouvel autoritarisme, qui est
foncièrement moderne, et non pas un archaïsme qui pourrait être
éliminé à force de modernisation. Au contraire : dans les
conditions actuelles, plus on modernise, plus il y aura
d’autoritarisme. Bien sûr, la soumission ancienne à l’autorité
paternelle, le réflexe atavique d’obéir, nourrit cette reproduction.
Il ne faut pas oublier non plus que l’autoritarisme, quels que
soient ses avatars, a une fonction utilitaire, platement
rémunératrice, dans la mesure où il permet de maximiser des
gains opportunistes. L’économiste américain Mancur Lloyd
Olson a distingué à ce sujet le stationary bandit du roving
bandit. Le « bandit installé » qu’est le pouvoir tyrannique a
intérêt à favoriser un minimum de succès économique généralisé
– puisqu’il en vit comme d’une rente. En revanche, le « bandit
de passage » qu’est l’opérateur économique dans l’anarchie
d’un système qui n’est pas structuré par le haut, grappille tout ce
qu’il peut, à la va-vite. En ce sens, la « sédentarisation » du
pouvoir marque un progrès. Hélas, au Maroc, les prédateurs du
bien commun se sont organisés pour saboter la réussite
collective. Par égoïsme myope, ils menacent de tarir la source de
richesses qu’ils parasitent. Voilà, en dernière analyse, le
« mystère » du blocage marocain dont parle la Banque
mondiale.
À deux exceptions près, à savoir l’Inde et le Costa Rica,
démocratie rime avec prospérité. Par ailleurs, les pays
démocratiques ont tous achevé leur « transition
démographique », c’est-à-dire qu’ils ont opéré le passage de
familles nombreuses, dont les membres ont des vies courtes, aux
familles plus restreintes dont les membres vivent vieux. Le
Maroc est dans ce cas. Le taux de fécondité y est tombé de
7 enfants par femme en âge de procréer, en 1960, à 2,7 en
2000. C’est une révolution silencieuse ! Elle se poursuit sous
nos yeux, la fécondité se rapprochant de plus en plus du taux de
remplacement qui, pour des raisons statistiques, se situe à
2,1 enfants par femme en âge de procréer. Or, cette révolution
ne s’est pas encore traduite dans la vie politique. L’entrée des
femmes sur la scène politique commence seulement à être
visible sans avoir, pour l’instant, bouleversé l’équation du
pouvoir. Mais cette transformation va inévitablement se
poursuivre – au détriment du makhzen s’il ne s’avisait pas
d’aménager l’espace public à l’arrivée des femmes. Ce défi se
double du passage à la vie active des fortes cohortes de jeunes
nés avant le fléchissement de la fécondité. Si des emplois
productifs sont créés pour ces cadets sociaux pétris d’ambitions,
le royaume bénéficiera d’un « bonus démographique » dans son
développement. En revanche, si les espoirs d’ascension de ces
jeunes sont déçus, autrement dit s’ils sont condamnés à devenir
des « adultes manqués », le Maroc explosera du fait de la
rupture du lien intergénérationnel.
On voit donc à quel point l’équation économique pèse sur
l’avenir de la monarchie marocaine. À cette situation complexe,
il faut ajouter que l’état de grâce dont a bénéficié M6 est révolu.
Pour trois raisons au moins, en plus de l’usure du temps qui
serait en soi suffisante : d’abord, le décalage flatteur entre le
père et le fils s’estompe ; ensuite, en lieu et place de la gauche
issue du Mouvement national et incarnée par Abderrahman el
Youssoufi, Mohammed VI a désormais comme « partenaires »
des islamistes plus ou moins domestiqués ; enfin, le voisinage
du monde arabe ne sert plus de repoussoir pour faire accepter la
gouvernance au Maroc comme un « moindre mal » ; au
contraire, par rapport à la lutte pour une nouvelle citoyenneté
arabe partout ailleurs, malgré les problèmes inhérents à
l’exercice de la liberté, le Maroc paraît à la traîne.
Rétrospectivement, les Marocains se rendent compte que la
décennie d’immobilisme après la mort de Hassan II a eu pour
eux un coût d’opportunité. Si, comme aiment à le répéter les
Américains, time is money, le Maroc a accumulé une lourde
dette publique, qui pèse sur son avenir. Les réformes et
ouvertures, qui auraient pu être réalisées hier à moindres frais,
devront désormais s’accomplir, dans l’urgence, à un prix
beaucoup plus élevé.
Qui a intérêt à ce que le Maroc change ? Sûrement pas l’élite
actuelle. Car notre élite n’existe que dans sa dépendance au
monarque. Elle n’a ni force ni autonomie propre et, donc, aucun
intérêt à changer la donne qui la fait vivre aux crochets du
Palais. Pour preuve, même l’élite libérale, qui appelle de ses
vœux le changement, ne veut pas que sa vie à elle change ! La
raison en est simple. L’élite marocaine vit à cheval entre
l’Occident et l’Orient : elle a sa djellaba et son costume trois
pièces, son salon marocain et sa salle à manger française, sa
« petite bonne » aux pieds nus et son discours sur les droits de
l’homme ; elle jouit des avantages d’une « société de cour »
orientale tout en voyageant en Europe et en vivant chez elle
dans des bulles occidentalisées, à l’écart du pays réel. Elle
cherche à gagner sur tous les tableaux. Elle est surprivilégiée à
la fois par rapport à sa productivité et par rapport à la richesse
nationale. Mais sa double nature parasitaire a de lourdes
conséquences : elle se paie de l’absence de formes de vie
partagées avec le peuple. Il n’y a guère de mélange, peu de lieux
communs, pas de conversation nationale en partage. La haute
société s’est isolée du peuple. Elle va chercher à Paris ce qu’elle
devrait trouver au Maroc. Or, quand on ne partage rien, on n’a
pas de cause commune, pas de partisans. On est seul, le jour de
la bataille – et le combat est perdu d’avance.
Globalement, au-delà de l’étude des taux de croissance
économique et de l’exégèse des rapports d’Amnesty
International, le Maroc a-t-il progressé sous M6 entre 1999 et
2010, avant le Printemps arabe ? Poser la question revient à
s’interroger sur la volonté réformiste du roi avant que la
contestation de la rue ne devienne pour lui une contrainte
difficile à ignorer. Je crois que nombre de mes compatriotes
seraient aujourd’hui d’accord avec moi sur les critiques que j’ai
formulées hier, c’est-à-dire en temps utile pour que le roi fasse
nettement mieux. Trop d’opportunités n’ont pas été saisies, du
temps précieux a été perdu. Sans doute serait-il injuste
d’affirmer que rien n’a été accompli en une décennie. Mais aux
progrès insuffisants par rapport au potentiel démocratique du
pays s’ajoute le passif d’une gouvernance menaçant la politique
d’asphyxie. Sortis de la dictature dure sous Hassan II, nous
nous sommes laissé étouffer sous l’édredon mou du « roi des
pauvres », d’un jeune souverain censément « cool ». C’était
comme si, pour sortir d’une mauvaise nuit, le Maroc avait avalé
un somnifère. Nous nous sentions mieux, quand même, mais
nous ne faisions rien de bien précis. On attendait, on planait.
Depuis, la crise s’est fait jour – je parle de crise aussi en tant que
corollaire de la critique qui s’exprime dans la rue. Cette crise vat-elle
nous apporter la démocratie, ou un autre de ces spasmes
violents dont notre histoire depuis l’indépendance est émaillée ?
Là où il y a opportunité, il y a risque. En ce qui me concerne,
comme par le passé, je vais continuer de prendre mes
responsabilités en affichant mon but : au Maroc, l’éveil
démocratique du monde arabe doit déboucher sur un contrat
social en lieu et place d’allégeance. Les « sujets » doivent
devenir des citoyens. Il y aura un royaume pour tous, ou il n’y
aura plus de royaume du tout.
VII.
DEMAIN, LE MAROC
Je me savais prince banni, libre d’aller et venir au Maroc mais
chassé du Palais, exclu de la monarchie. Le vendredi
25 septembre 2009, je comprends que je ne fais même plus
partie de la famille régnante, que j’ai été définitivement gommé
de la photo officielle. Ce jour-là, mon frère Moulay Ismaïl se
marie avec une amie de jeunesse qu’il a côtoyée au lycée puis à
l’université d’Ifrane, Anika Lehmkuhl, une Allemande. Ayant
grandi au Maroc où son père a longtemps été en poste comme
attaché militaire à l’ambassade de son pays, « Anissa » s’est
convertie à l’islam. Mon frère a souhaité un mariage « en
grand », contrairement au mien qui s’était déroulé dans
l’intimité familiale, pas plus de trente personnes. Malika et moi
avions organisé un thé dansant et, à sept heures du soir, tout
était fini et nous étions partis en voyage de noces à Taroudant.
Moulay Ismaïl voulait 1 500 invités et une honeymoon de rêve
aux Maldives.
Le vendredi 25 septembre, l’acte de mariage est signé au
Palais royal de Rabat. J’avais une certaine appréhension à
revenir en ce lieu, le « lieu du crime » où je n’avais plus mis les
pieds depuis dix ans. J’ai grandi ici, je connais chaque recoin,
chaque armoire, chaque zellige… Dans ma tête, c’est une porte
que j’avais condamnée. Cependant, il s’agit du mariage de mon
frère. Je viens, donc, non pas avec la famille mais parmi les
invités. J’ai revêtu un costume plutôt que la tenue traditionnelle
marocaine, comme je l’avais déjà fait en 1999 pour la signature
de la beiya et comme pour signifier que je ne suis que de
passage. Les invités sont rassemblés dans une pièce. Le roi me
fait appeler pour assister à la signature de l’acte. Nous
échangeons quelques formules de courtoisie, dans le registre
« heureuse occasion ». L’acte signé, une photo est prise, et je
m’en vais. Comme je l’apprendrai par la suite, juste après mon
départ, une seconde photographie est prise. C’est le début d’un
pataquès.
L’agence marocaine de presse (MAP) publie les deux photos.
Je suis sur la photo de la famille restreinte mais absent de celle
de la famille royale au complet. Or, les deux clichés sont
considérés comme des photos officielles du mariage. Il y a donc
« officialité à deux vitesses », une façon pour Mohammed VI de
dire : « J’ai eu la politesse de l’inviter mais il ne fait pas pour
autant vraiment partie de la famille. » Ce même jour, une soirée
privée est donnée en l’honneur de Moulay Ismaïl et de son
épouse au palais de Dar-es-Salam, la résidence privée du roi.
C’est une réception en smoking et robe longue, très chic. Tout le
monde est invité, y compris mes filles. Je ne le suis pas. Le roi
persiste et signe.
Le lendemain, le samedi 26, nous donnons à notre tour une
soirée pour 1 500 personnes dans notre maison, la résidence de
Moulay Abdallah. Chef de la famille, le roi figure évidemment
en tête de la liste des invités. Je l’accueille, ainsi que son épouse,
sur le pas de la porte. Il semble tout à fait à son aise. Il connaît
très bien la maison pour y avoir habité pendant deux ans, après
le coup d’État de 1972, quand Hassan II voulait être seul. Mon
père avait alors accueilli les enfants du roi chez nous et leur avait
laissé ses appartements. Nous avions ainsi eu, jusqu’en 1974,
une vie de famille avec les cinq enfants de Hassan II, trois filles
et deux garçons.
Pour la circonstance, nous avons dressé de grandes tentes
dans le jardin. Aux quelque 250 membres des familles – aussi
allemande et libanaise – s’ajoutent les nombreux invités du
Golfe, d’Europe et, bien sûr, du Maroc. Les convives ont été
placés par le protocole à des tables de huit. Le roi vient saluer
mon frère et son épouse, qui sont mis en évidence sur une
estrade. Mohammed VI et son épouse posent avec les mariés
pour la photo. Ensuite, Malika et moi faisons de même. Pendant
cette réception, Mohammed VI et moi nous côtoyons ; mais
nous n’avons jamais été à ce point séparés. Tout le monde nous
observe. Nous nous évitons avec le tact requis. Le roi reste avec
nous presque toute la soirée, plus de trois heures. Quand il part
finalement, je circule à mon tour entre les tables pour saluer les
convives. Je suis étonné par la chaleur de l’accueil qui m’est
réservé. Le roi étant venu, plus personne ne craint de
m’approcher…
S’ensuit une passe d’armes dans la presse. Le lundi
28 septembre, Le Journal hebdomadaire publie un billet de son
éditorialiste Khalid Jamaï, le père de Boubker et, pour la petite
histoire, mon mentor éphémère en journalisme quand, de mon
temps à l’École américaine, j’avais effectué un stage au
quotidien L’Opinion – une expérience vite avortée par Hassan
II, pour qui un prince ne pouvait prendre la plume (je pense
tenir ma revanche). Bref, sous le titre L’Absent présent, Khalid
Jamaï vitupère contre ce fait divers en « makhzénologie », à
l’instar de la « kremlinologie » d’antan, pour faire passer un
message d’exclusion. Il estime que cette « discrimination
photographique porte préjudice à la monarchie du fait qu’elle
ouvre la porte à toutes les rumeurs, à toutes les interprétations et
en pousse plus d’un à penser qu’un réel manque de cohésion,
de solidarité et d’unité existe au sein de la famille régnante. Ce
qui est de nature à nuire à la stabilité du pouvoir, sinon du
régime ». En un mot comme en cent, il fait la morale à
Mohammed VI, lui rappelant qu’il faut savoir oublier ses griefs
en certaines circonstances.
Le lendemain, le mardi 29 septembre, un communiqué de la
maison royale, plus laborieux qu’élaboré, donne la réplique en
relevant qu’aucun membre du parti Justice et Développement
(PJD), les islamistes monarchistes, n’a été invité à notre soirée.
Pour enfoncer le clou, il est rappelé que « le roi entoure tout le
monde de sa sollicitude ». C’est assez fort de café ! Car, en
vérité, cette soirée ayant été offerte à mon frère par Mohammed
VI, le protocole royal avait revu et corrigé la liste des invités.
Fadel Iraki, le propriétaire du Journal hebdomadaire, avait ainsi
été biffé. C’était aussi le cas de Miloud Chaabi mais je l’avais
maintenu. En revanche, le Palais nous avait imposé le général
Laânigri ! Nous l’avions accepté en estimant que cette soirée
constituait une trêve des hostilités pendant laquelle nous devions
être courtois et conviviaux avec tous, y compris avec nos
ennemis. Laânigri lui-même a d’ailleurs été très correct, bien
élevé. Sachant qu’il n’était pas désiré, il n’est resté que dix
minutes. Pour des raisons politiques, j’avais été surpris du
maintien sur notre liste de Cécilia ex-Sarkozy et de son nouveau
mari, Richard Attias, un ami de mon frère Moulay Ismaïl. Peut-
être le roi avait-il laissé ces noms en raison de l’ancienneté des
liens de famille. Le père de Richard Attias était en effet le
couturier de Mohammed V. Dans leur jeune âge, il habillait
aussi les princes Moulay Hassan et Moulay Abdallah, mon père.
J’ai retenu de cette lamentable affaire de noces et de presse
que ma présence au Maroc ne peut être que problématique : dès
que je m’approche du système, il entre en ébullition. Pour que je
sois réintégré, il faudrait que je donne des gages, ce que je ne
suis pas disposé à faire. Or, si je ne rentre pas, on me reproche
mon refus de céder, mon obstination. Le makhzen ne peut
accepter des gens et, encore moins, un prince qui se plaisent en
dehors du système – ou, pour être honnête, qui préfèrent tout
plutôt que le retour en son sein. Je me suis donc fait à l’idée que
mes relations avec Mohammed VI resteront cristallisées.
Imaginons un « bilan » de la Révolution française trois ans
après ses débuts dans la salle des Menus-Plaisirs à Versailles où
le tiers état s’était constitué, le 5 mai 1789, en États généraux de
la nation. À l’euphorie de la prise de la Bastille, à l’adoption de
la cocarde par Louis XVI, à l’abolition des privilèges et à la
Déclaration universelle des droits de l’homme auraient alors
succédé la fuite à Varennes, la guerre contre l’Autriche, des
massacres et le soulèvement des « sans-culottes » en attendant
l’exécution du roi puis la Terreur, le Directoire et l’Empire.
Autant dire qu’il serait prématuré de conclure dès à présent,
dans l’angle mort de l’histoire, à l’automne sinon à l’hiver du
Printemps arabe et de ses promesses de nouveaux horizons.
Rien n’est encore joué, ni dans un sens ni dans l’autre. Tout ce
que l’on peut dire, pour l’instant, c’est que la gouvernance dans
le monde arabe ne sera plus jamais la même, qu’une césure a été
marquée dans les faits et, ce qui n’est pas moins important, dans
les consciences collectives. Certes, par exemple, les militaires
sont revenus en force en Égypte. Mais, désormais, leur dictature
est subie, tolérée ou même soutenue sans le voile de l’illusion
qui, auparavant, avait permis d’ignorer qu’il s’agissait d’une
dictature. De même, ailleurs dans le monde arabe, des présidents
à vie reviendront-ils peut-être, à l’instar de la monarchie qui a
été restaurée plusieurs fois en France. Cependant, ils ne seront
plus jamais ces « demi-dieux » que Jean Lacouture portraiturait
dans son livre sur le leadership charismatique dans le tiersmonde
à la fin des années 1960, Quatre hommes et leurs
peuples. Sur-pouvoir et sous-développement.
Pour toutes ces raisons, je préfère parler de l’« éveil arabe »,
de la sortie du profond sommeil – subât – qui avait caractérisé,
politiquement, le monde arabe. Mais quel que soit le terme
employé, l’essentiel est de se débarrasser de préjugés
culturalistes à l’égard « des » Arabes et de leur religion, l’islam,
dont on a eu trop souvent l’occasion de rappeler qu’il a le sens
de « soumission ». Depuis que Leibniz puis Ernest Renan
conjurèrent le fatum mahometanum, on n’était pas loin de
penser que le monde arabe avait dans ses gènes et sa foi une
forme de despotisme immuable. Bon débarras ! L’Arabe
opprimé est d’abord un opprimé qui, comme tous les opprimés,
cherche à s’émanciper. Bien sûr, il reste à expliquer, d’abord, le
déficit démocratique antérieur du monde arabe, puis la vague de
démocratisation elle-même : si ce n’est pas l’arabité mêlée à
l’islam, qu’est-ce alors ? Je n’ai pas de réponse toute faite. Mais
j’y vois un faisceau de facteurs qui englobe une forme
spécifique d’archaïsme politique issu d’une colonisation puis
d’une décolonisation marquée par la « catastrophe » – nakba –
qu’a été l’implantation d’Israël en Palestine ; ensuite, souvent,
une économie de rente pétrolière aiguisant les convoitises
géopolitiques et favorisant les trahisons d’élites ; enfin, une
épaisse couche « orientaliste », c’est-à-dire une construction
symbolique de l’Autre, en l’occurrence du « Mahométan ». Le
tout formait un mélange explosif qui fut longtemps contenu par
la répression et ce « Contr’un » qu’Étienne de la Boétie a
identifié, dès le milieu du XVI siècle, comme le « discours de la
servitude volontaire ».
La politique a besoin de sa part de rêve. En 2011, pour
instaurer un ordre nouveau, on ne pouvait pas employer des
mots usés. Le vocabulaire libéral et même socialiste n’était plus
apte à traduire l’imaginaire qui envahissait les rues dans le
monde arabe, pas plus d’ailleurs que le langage religieux – ce
n’est pas la moindre surprise dans les événements qui se sont
succédé, depuis, en Afrique du Nord, dans le Proche-Orient et
la péninsule arabe. Le registre de la révolte a été l’indignation
ou, plutôt, la dignité – karama – à restaurer après la longue série
de dégradations qu’avaient été les règnes sans fin, les régimes
e
policiers et prédateurs, les droits piétinés et les royaumes du
faux, sans parler du double langage à l’égard des Palestiniens,
nos meilleures victimes, qui avaient servi de prétexte à nos
dictateurs pour nous victimiser à notre tour. La dignité a été
élevée en nouvelle valeur de référence, au risque de devenir, à la
longue, un lieu commun sans contenu politique précis. La « rue
arabe », al shariai al arabi, a finalement balayé le raïs – mais
pas le roi, je vais y revenir. Elle ne s’est pas encore transformée
en place publique, c’est-à-dire en une opinion qui ne déferle
plus en emportant tout sur son passage mais qui s’exprime de
façon organisée pour obliger les gouvernants à tenir compte des
gouvernés. Bref, le torrent de l’indignation doit apprendre à
irriguer la démocratie.
En attendant, nous avons déjà corrigé certaines illusions
d’optique comme, par exemple, l’idée d’une « cyberdémocratie
» ou « révolution 2.0 » qui nous serait donnée en
partage par nos masses de jeunes. On voit bien l’origine de cette
idée : la cyber-révolution favoriserait la démocratie parce que les
réseaux sociaux, si populaires parmi nos jeunes, permettent à
chacun de « se connecter » en contournant les habituels
gatekeepers, tels que les médias ou organes de contrôle étatique.
Hélas, ce n’est pas aussi simple. D’abord, comme je le rappelais
dès l’automne 2011 dans la revue française Le Débat, l’accès à
Internet et, à plus forte raison, aux réseaux sociaux comme, par
exemple, Facebook, est encore loin d’être universel dans le
monde arabe. En 2010, si 40 % des Marocains et un tiers des
Tunisiens accédaient à Internet, ils n’étaient que 21 % en Syrie
et 10 % au Yémen. Un quart des Tunisiens utilisaient Facebook,
mais seulement 9 % des Égyptiens et si peu de Syriens et de
Yéménites que leur nombre était statistiquement insignifiant.
Ensuite et surtout, à supposer même que le fonctionnement des
médias numériques soit per se « démocratique », leur contenu
et, donc, le networking à la vitesse électronique, qui nous éblouit
tous, ne le sont pas forcément. Enfin, le virtuel propre au
« cyber-activisme » est plus corrosif que constructif. S’il permet
de tuer par le ridicule, il ne bâtit souvent que des châteaux en
Espagne.
L’université Harvard avait mené, dès 2009, une enquête
approfondie sur la blogosphère arabe – sous le titre Mapping
the Arabic Blogosphere : Politics, Culture, and Dissent – en
répertoriant 35 000 sites et en examinant de près 4 000 d’entre
eux. Dans leurs conclusions, les auteurs mettaient en garde
contre la chimère d’une « techno-démocratie ». Car si la
technologie change les règles du jeu, elle ne prédestine pas le
vainqueur de la partie. Ce que nous enseigne aussi l’histoire :
personne ne prétendrait que le télégraphe ait mis le feu aux
poudres, en 1919, à la fois à la Tunisie, la Libye et l’Égypte, ou
que la Voix des Arabes – la fameuse station de radio à ondes
courtes, au Caire – explique le panarabisme des années 1960. La
technique n’a fait que relayer plus efficacement, dans le premier
cas, les quatorze points de Woodrow Wilson pour « rendre le
monde sûr pour la démocratie » et, dans le second, le charisme
de Nasser. Rien ne se serait passé si des acteurs locaux ne
s’étaient pas emparés des idées de l’un et de l’autre.
De la même façon, le profil démographique d’une population
est important sans constituer un « déterminant démocratique ».
Pour commencer, contrairement à ce qui a été souvent affirmé,
la population du monde arabe – sauf pour la bande de Gaza et le
Yémen – n’est pas exceptionnellement jeune, du moins pas par
rapport aux populations de l’Afrique subsaharienne. Donc, si le
nombre des jeunes – shabab – était en soi une condition
favorable à l’avènement de la démocratie, l’Afrique au sud du
Sahara devrait être un paradis de la volonté populaire… Certes,
la catégorie des jeunes entre quinze et trente ans est nombreuse
dans le monde arabe puisque c’est le report d’une très forte
natalité jusqu’à la fin du XX siècle qui arrive maintenant sur le
marché du travail – où elle ne trouve d’ailleurs pas d’emplois,
du moins pas en quantité ou en qualité suffisantes. Mais la
même catégorie d’âge est bien plus nombreuse encore en
Afrique subsaharienne où, soit dit en passant, la Banque
mondiale salue cette abondance comme un futur « bonus
démographique » après avoir promis, il y a vingt ans, un « don
démographique » au monde arabe. Or, pour précieux qu’il soit
dans l’absolu, ce capital humain ne devient « don » ou
« bonus » qu’à condition de pouvoir s’investir productivement
dans la société.
Ce qui nous renvoie à la gouvernance. Si celle-ci n’est pas
bonne, des jeunes mal formés restent sur le carreau ou, pire,
tombent dans la violence. En plus, s’il est vrai que les jeunes ont
besoin de la démocratie pour s’épanouir, il n’est pas sûr que la
démocratie prospère le mieux dans un pays spécialement jeune.
En fait, les études attestent plutôt le contraire : il faut une
certaine maturité démographique pour que la démocratie non
seulement advienne mais, ensuite, s’enracine durablement. C’est
un coup de pouce structurel qui joue en faveur, par exemple,
d’un pays comme la Tunisie dont l’âge médian est de vingt-neuf
e
ans. Toutes choses égales par ailleurs, la Tunisie a plus de
chances de se transformer en démocratie durable que, disons, le
Yémen, dont l’âge médian n’est que de dix-huit ans. Pour la
simple raison qu’il n’est pas facile de faire fonctionner des
institutions quand huit habitants sur dix ont moins de trente ans
et attendent de leurs aînés, peu nombreux, qu’ils leur offrent les
opportunités pour réussir. D’ailleurs, dès les années 1990, les
rapports du PNUD sur le développement humain dans le monde
arabe avaient mis en exergue trois blocages structurels : non
seulement la mauvaise gouvernance mais aussi l’éducation
inadaptée de nos jeunes et l’émancipation tardive de nos
femmes. Bref, parfois, l’euphorie du Printemps arabe a fait
oublier ce que nous avions déjà compris quand l’horizon était
encore bouché.
Je ne serais pas surpris si les historiens concluaient, avec le
bénéfice du recul, que le « panarabisme démocratique » de 2011
a sonné le glas du panarabisme tout court. Car, depuis le
Printemps arabe, les trajectoires des vingt-deux pays du monde
arabe n’ont cessé de se singulariser – justement parce qu’ils sont
différents. Il y a divergence plutôt que convergence même si
chacun continue de suivre de près l’expérience du voisin. Quant
au panarabisme historique, il apparaît aujourd’hui pour ce qu’il
fut, à savoir un projet d’unanimisme et, donc, un faux projet de
modernité. Pour autant, il ne faut pas oublier les contextes
d’émergence des idéologies du passé. Le panarabisme répondait
au projet colonial de « diviser pour mieux régner » et, plus tard,
l’arme économique du pétrole était une forme de résistance aux
diktats de la guerre froide. Enfin, le sans-frontiérisme du jihad
dans sa version Al-Qaïda et l’« occidentalisme », c’est-à-dire la
réponse du monde arabe à l’orientalisme, étaient aussi marqués
au fer d’une dialectique d’enfermement. L’orientalisme nous
caricaturait ; alors, nous caricaturions en retour. Quant au jihad
d’Oussama Ben Laden, aurait-il pris la même proportion si le
Global War on Terrorism – le GWOT de George W. Bush en
réponse au jihad – ne l’avait pas rendu plus grand que nature ?
Quoi qu’il en soit, nous ne sommes désormais plus pris entre
l’enclume autoritaire et le marteau islamiste ou américain. Le
monde arabe entrevoit une triple libération : il n’est plus aliéné
par le terrorisme d’Al-Qaïda ou l’agenda politique des néoconservateurs
qui ont perdu le pouvoir à Washington ; par
ailleurs, en se débarrassant des anciens autocrates, voire en se
livrant à de nouveaux, il peut enfin s’avouer que la domination
étrangère n’était peut-être pas tant la cause que la conséquence
de ses faiblesses du passé.
Bien sûr, j’ai suivi le Printemps arabe avec une passion toute
particulière – et je continue de le faire. Pour moi, cette secousse
tellurique a changé la face du monde. Pour commencer, elle a
consacré la défaite des néo-conservateurs américains que j’avais
combattus de toutes mes forces. Dorénavant, nul besoin d’un
libérateur extérieur, « les » Arabes se sont libérés eux-mêmes.
De ce fait, paradoxalement, je me suis retrouvé en porte à faux
avec mes « cousins » en Arabie Saoudite. Pourtant, j’avais été à
leurs côtés dans les heures les plus sombres lorsque, au-delà du
galop d’essai que devait être l’invasion de l’Irak, la « croisade
démocratique » de George W. Bush visait, à terme, le royaume
wahhabite. Contrairement à Mohammed VI, je n’avais alors pas
sacrifié l’Arabie Saoudite sur l’autel d’un opportunisme
politique permettant aux néo-conservateurs américains de
diviser le monde arabe en « jeunes rois modernes » – au Maroc
et en Jordanie – et, ailleurs, de vieux dictateurs plus ou moins
obscurantistes dont ils pouvaient se débarrasser sous prétexte de
démocratisation. Or, quand j’ai rallié le Printemps arabe, mes
cousins saoudiens m’ont accusé d’une « trahison » tout aussi
grave, sinon pire. À leurs yeux, en faisant cause commune avec
le peuple contre « les miens », je manquais à l’esprit de corps
– assabiyya – préconisé par Ibn Khaldoun. Je leur répondais
que je cherchais à libérer les miens autant que « les autres » en
les considérant, tous, comme mes concitoyens. Avec la même
franchise qu’autorise l’amitié loyale, je leur déconseillais d’user
de leur prodigieuse puissance financière pour contrecarrer la
démocratisation du monde. Plutôt que d’exporter leurs blocages
et leurs contradictions, à commencer par l’oblitération de la
société civile par les rapports de force géopolitiques, n’était-il
pas plus judicieux de rendre l’avenir de leur pays enviable aux
yeux des autres ?
Le Printemps arabe a été pour moi une aubaine. Enfin, je
n’étais plus seul ! Enfin, des millions de gens ordinaires
clamaient dans la rue ce que j’avais dit et répété depuis des
années seulement pour me trouver mis à l’écart comme « prince
rouge », c’est-à-dire comme un révolutionnaire privilégié de
naissance – une contradiction dans les termes. Bien sûr, dans
mon propre pays, le reproche d’accélérer la crise du régime était
plus vif encore qu’en Arabie Saoudite. Mes parents les plus
proches me disaient au mieux : « Tu as peut-être raison mais tu
précipites la chute du trône. » Je leur répondais que la
monarchie n’avait rien à craindre si l’« alliance entre le roi et le
peuple » que nous célébrons chaque année n’était pas un vain
mot. Dans le cas contraire, devais-je ménager une monarchie de
droit divin, qui n’entendait rendre de comptes à personne ?
Comme pour le Printemps arabe dans son ensemble, il n’y
aura pas de retour au passé au Maroc. Le Mouvement du
20 février s’est effiloché ? Sans doute. D’ailleurs est-ce
surprenant quand l’organisation d’une vague de protestations ne
parvient à se définir que par sa date de naissance en 2011 ? Il
n’empêche que les prophètes populaires qui sont descendus
dans la rue, semaine après semaine, ne perdent ni mon profond
respect ni ma sympathie politique – et je ne suis sûrement pas
seul. Dans l’oreille de beaucoup de Marocains, désormais
affranchis de l’effroi du pouvoir, leurs paroles libres continuent
de résonner. « Où est l’argent du peuple ? C’est le makhzen qui
l’a volé ! » ; « Makhzen, dégage ! Nous n’avons plus peur de
tes matraques » ; « Vos enfants, vous les avez nourris ; les
enfants du peuple, vous les avez affamés. Vos enfants, vous les
avez éduqués à l’étranger ; les enfants du peuple, vous les avez
voués à l’échec. Vos enfants, vous les avez employés ; les
enfants du peuple, vous les avez poussés à l’émigration. Mais
les enfants du peuple se sont réveillés. Ils vous crient : “Ceci est
le Maroc, et c’est notre pays.” Majidi, El Himma, dégagez !
Comprenez par vous-mêmes ce qui vous reste à faire. Ceci est le
Maroc, et c’est notre pays. »
Quand les plus proches collaborateurs du roi sont ainsi
conspués sur la place publique, la fable du bon prince et des
mauvais courtisans est usée jusqu’à la corde. Alors, on en voit la
trame. Sentant le péril, Mohammed VI a réagi vite pour donner
des gages. Dès le 9 mars 2011, il s’est adressé à son peuple pour
lui dire qu’il l’avait compris. Il a annoncé une révision
constitutionnelle dont l’adoption par référendum, le 30 juin, a
été tournée en beiya populaire, en une allégeance de masse à la
monarchie. La machine à faire des scores que l’on espérait
remisée pour de bon s’est de nouveau emballée : les gens ont été
ramassés par des cars, ils ont été conduits vers les urnes comme
du bétail électoral et, pour qu’ils comprennent bien ce qui était
attendu d’eux, on leur avait bourré le crâne dans les mosquées,
le vendredi 25 juin, avec un prêche dicté par le ministère des
Affaires islamiques – du jamais vu, même du temps de
Hassan II et de son ministre de l’Intérieur maître ès plébiscites,
feu Driss Basri ! La plus grande confrérie soufie du pays, la
zaouia Boutchichia, a été embrigadée tout comme des bandes de
jeunes voyous qui ont été incités à monter des « contremanifestations
» parfois violentes. Bref, si une démocratisation
progressive était le but, et si – comme je le crois – une majorité
de Marocains étaient prêts à avaliser ce projet, pourquoi avoir
tourné un référendum de citoyens en onction populiste ? Le
modus operandi a démenti le but affiché. Frileusement accroché
à ses privilèges, le makhzen a abusé du vote populaire pour la
mise en place d’un « parti de l’ordre », d’un rempart pour
mieux se mettre à l’abri. Les peurs du plus grand nombre – la
peur de perdre son gagne-pain, la peur d’être aliéné dans un
pays en voie de mondialisation, aux mœurs nouvelles et
inquiétantes, surtout parmi les jeunes… – ont été attisées alors
qu’il s’agissait de créer l’espoir, la confiance en un avenir
meilleur.
Après plus de dix ans sur le trône, il était difficile pour M6 de
prétendre qu’il avait une stratégie mais que ses « sujets » ne s’en
étaient pas aperçus. S’il n’avait pas démocratisé le royaume
depuis la mort de son père, alors qu’avait-il fait ? Tant vantés
par ses thuriféraires, le « nouveau concept d’autorité » et sa
« monarchie exécutive » ne s’étaient pas inscrits dans les faits
comme des avancées. Le peuple n’en avait vu que la couleur
publicitaire. D’où la contestation. Le roi était à la manœuvre
sous la pression des événements. Dans la nouvelle Constitution,
il aménageait des marges d’ouverture : le Premier ministre
– dorénavant « chef » en titre du gouvernement – allait être issu
de la majorité élue par le peuple ; de nombreux « conseils »
allaient voir le jour pour achever ce que j’appelle
« l’ONGisation » de l’État marocain, le discrédit jeté sur la
« politique politicienne » et la démultiplication des postes de
cooptation, notamment pour des membres de la société civile ;
enfin, une kyrielle de nouveaux « droits » étaient inscrits dans le
texte fondamental qui, même à supposer qu’ils fussent un jour
traduits dans des décrets d’application, paraissaient – sans jeu de
mots – inapplicables en l’état. Un exemple : parce que
l’article 36 « interdit » le conflit d’intérêts et l’abus de position
dominante, s’imagine-t-on que les proches de Mohammed VI,
tels que Fouad Ali el Himma ou Mounir Majidi, perdront leurs
rentes de situation alors que la holding royale réalise à elle seule
8 % du PIB marocain ? Autant inscrire dans la Constitution que
le makhzen ne plonge plus sa racine étymologique dans le verbe
khazana, qui veut dire « amasser » ou « emmagasiner ». C’est
absurde ! Pourtant, il eût été si simple de mettre fin à « l’Étatentrepôt
» que coiffe Mohammed VI. Il aurait suffi de suivre
l’exemple de George III qui, en 1760 au Royaume-Uni,
abandonna les biens de la Couronne à l’État en échange d’une
liste civile, c’est-à-dire d’un budget annuel de fonctionnement
voté par le Parlement.
Une fois de plus au Maroc, le changement réel, qui passerait
par l’émancipation politique et économique du plus grand
nombre, a été sacrifié aux apparences du pouvoir. Le
29 novembre 2011, le roi a nommé Premier ministre Abdelilah
Benkirane, le chef du parti Justice et Développement (PJD), la
formation de « référence islamiste » mais monarchiste qui avait
emporté des élections anticipées. Depuis sa première
participation à un scrutin législatif, en 1997, le PJD avait grandi
à l’ombre du Palais en passant de 8 à 107 sièges, sur 395 au
total. Face à la contestation, il était censé incarner l’« autre
alternance », après celle des socialistes autour d’Abderrahman el
Youssoufi en 1998. Mais une fois encore, le makhzen allait
« vampiriser » ce qui avait été, un temps, une vraie opposition,
avant que celle-ci ne négocie son entrée au gouvernement pour
éviscérer le Mouvement du 20 février. À l’arrivée, le PJD étant
aussi exsangue que l’USFP après sa propre expérience de
cohabitation, je ne puis qu’être d’accord avec, d’une part, les
« vrais » islamistes au Maroc, ceux d’Al Adl Wal-Ihsane
(Justice et Bienfaisance) et, d’autre part, l’agence de notation
Standard & Poor’s – c’est dire notre échec ! Les premiers, par la
voix de leur dirigeant Abdellah Chibani, avaient donné ce
viatique à leur « frère » Benkirane nommé à la tête du
gouvernement : « Ne capitule pas devant le makhzen. Sois sûr
qu’ils ne te laisseront jamais dépasser les lignes rouges qui
protègent leur domination et leur pillage des biens du peuple. »
La seconde a ainsi justifié, le 11 octobre 2012, sa modification
en « négatif » de la perspective concernant la dette à long terme
du Maroc : « Si le chômage reste obstinément élevé, si le coût de
la vie monte en flèche, ou si les réformes politiques déçoivent
les attentes de la population, il y a un risque de troubles durables
et à grande échelle. » Avec tant de « si » à peine hypothétiques,
on mettra le royaume en échec.
Après la griserie, la grisaille. La nouvelle Constitution fait
peut-être gagner du temps à Mohammed VI, mais elle en fera
perdre au pays. Nous sommes toujours dans une monarchie de
droit divin avec une Constitution – pas même dans une
monarchie constitutionnelle et encore moins dans une
monarchie parlementaire respectueuse de la souveraineté
populaire. Certes, la sacralité de la personne du roi a été
abandonnée mais le statut du Commandeur des croyants, les
actes posés par ce chef religieux et la beiya – l’allégeance –
prêtée au monarque demeurent sacrés. Que l’on m’explique la
différence ! Ailleurs, la monarchie constitutionnelle a été un
point de passage vers une monarchie responsable devant le
peuple. Chez nous, depuis 1962, lorsque le Maroc s’est doté
pour la première fois d’une charte fondamentale, la Constitution
est notre salle des pas perdus. Nous y attendons un train qui
n’entrera jamais en gare. De Hassan II à Mohammed VI, le roi
n’a eu de cesse d’amender la Constitution pour mieux
dissimuler ce surplace collectif, le fait que nous sommes
« perdus en transit ». Nous nous démenons d’autant plus que
nous n’allons nulle part ; nous réformons à tour de bras pour
cimenter le statu quo. La preuve : tout prince que je sois, je
signerais aujourd’hui des deux mains l’« option
révolutionnaire », en fait si peu sulfureuse, prônée dès 1962 par
Mehdi Ben Barka, partisan d’une « monarchie constitutionnelle
dans laquelle le roi est le symbole de la continuité
institutionnelle et dans laquelle le gouvernement dépend du
peuple, qui exerce le pouvoir ».
L’une des grandes limites du système monarchique marocain
est son interdiction du plein usage de la Raison. Or, un « sujet »
ne pourra jamais devenir citoyen dans un système où quelqu’un
est dépositaire d’une vérité absolue, irréfragable. Ce blocage
systémique fait que le Maroc ne peut pas transcender sa
condition actuelle, puisque ses citoyens ne peuvent énoncer des
vérités face au Commandeur des croyants, qui est supposé les
détenir de façon incontestable. Cela fausse le débat
démocratique au sein de la société. Quand bien même le débat
sur la place publique aboutirait à un consensus, ce consensus est
nul et non advenu s’il n’est pas accepté par le monarque. Hassan
II détestait le livre subversivement brocardeur de Philippe
Brachet Descartes n
’
est pas marocain, qui a paru en 1982.
Mohammed VI, pour ne citer que cet exemple, a « reformaté »,
en 2004, le débat sur la Moudawana, la loi sur la famille et le
statut personnel. Hier comme aujourd’hui, il y a empêchement
dirimant de la raison collective, et le Maroc ne peut pas aller au
bout de sa modernisation. La monarchie a besoin d’évoluer,
pour le bien du pays comme, d’ailleurs, pour sa propre survie.
Elle ne peut plus reposer sur la foi aveugle en un souverain
divin.
Quatorze ans après la montée sur le trône de Mohammed VI,
je ne crois plus que l’actuel roi saura changer la nature de la
monarchie chérifienne. Pour deux raisons : d’une part, parce
qu’il s’est montré peu enclin à « faire du neuf », à sortir de sa
zone de confort et à inventer un royaume pour tous ; mais aussi,
d’autre part, parce qu’il ne veut plus « faire du vieux ».
L’ancien savoir-gouverner au Maroc, issu d’une tradition
séculaire, est en train de mourir. On pourrait s’en féliciter
puisqu’il s’agit d’une forme particulière, et pas particulièrement
sympathique, de ce que mon ami politologue et collègue à
Stanford, Larry Diamond, appelle authoritarian statescraft et
que je traduirais, en pensant à Michel Foucault, par
« gouvernementalité autoritaire ». Dans le lexique politique
arabe, le terme correspondant serait el harfa el hokm.
Concrètement, au Maroc, c’est le savoir-gouverner lié à la
longévité et à la mémoire institutionnelle du makhzen. Autant
dire que je n’en suis aucunement nostalgique. Mais je sais aussi
que vouloir faire table rase de ce passé revient à pousser la porte
de l’aventure et de violences collectives censément
accoucheuses de lendemains meilleurs parce que « totalement
différents ». Je me méfie des apologies de la table rase. Je fais
plus facilement confiance à qui est capable de m’indiquer le
prochain pas vers l’amélioration, et le pas d’après, plutôt qu’au
grand visionnaire du paradis sur terre. Enfin, pour le Maroc que
j’appelle de mes vœux, je me fie à notre sagesse populaire qui
raille l’ânerie de Jha. Nous autres, à la recherche du « nouveau
Maroc », ne ressemblons-nous pas au Jha, qui cherche l’âne sur
le dos duquel il est juché ? Nous désespérons de l’avènement
d’un autre Maroc alors qu’il ne peut voir le jour qu’à travers
nous, et qu’il perce déjà en nous et tout autour. Alors, faut-il
casser le pays pour qu’il soit différent ?
Je peux comprendre que l’on arrive à cette conclusion, à force
de frustrations. Mais ce n’est pas la voie que je choisis. Pour ma
part, je crois qu’il faut bâtir le nouveau Maroc avec les
Marocains tels qu’ils sont, et non pas en attendant de les
rééduquer en « hommes nouveaux ». Je ne suis pas
« hassanien », bien au contraire, et je l’ai prouvé du vivant de
l’ancien roi. Mais tout au long de cet ouvrage, malgré tout ce
qui m’a opposé à Hassan II, j’ai tenté de dire sa part de gloire
autant que sa part de nuit. Je l’ai fait parce qu’il « faut faire avec
ce que l’on a » et parce que, après un règne de trente-huit ans,
nous sommes tous, qu’on le veuille ou non, des « fils de Hassan
II ». Pour moi, cela veut dire que, pour faire du neuf sans
« casse », il faut savoir transformer le vieux. D’ailleurs, Hassan
II l’a fait à la fin de son règne. Il a été capable de changer
« son » royaume sans heurts puisqu’il connaissait parfaitement
les registres du savoir-gouverner absolutiste. De ce fait, il a pu
aménager des paliers de décompression autoritaire, sans
dégringoler dans la cage d’escalier. En revanche, pour avoir
créé le vide autour de lui, ou le trop-plein de « copains »
incapables, ce qui revient au même, Mohammed VI risque
d’entraîner le pays dans sa chute.
De la même manière que les rois ont mieux résisté à la
contestation que les raïs, le savoir-gouverner ancestral au Maroc
constitue un atout pour la transition démocratique. Car la
monarchie incarne l’unité d’un pays à travers le temps, qui est
long et continu parce que dynastique ; elle sert ainsi de
réceptacle d’un art de gouverner, qui ne se réinvente pas du jour
au lendemain. On peut ne pas aimer le Palais – je le comprends
parfaitement – mais faut-il ignorer que le Palais n’est qu’une
architecture parmi d’autres du dar el mulk, de la « maison du
pouvoir » ? Il ne dépend que de nous de la réaménager, au
besoin de fond en comble. Faut-il pour autant la vider, la laisser
tomber en ruine ou la saccager ? Je ne me soucie pas des
occupants mais des aménagements, des installations, de tout ce
qui fait fonctionner une maison quel que soit le maître de céans.
Dans le dar el mulk au Maroc, qui est royal depuis le VIII siècle
et les Idrissides, tout un savoir-gouverner a été accumulé sous
forme de gestes ancestraux, de formules patinées par le temps,
de connaissances payées cher par l’expérience. Différentes
catégories de gestionnaires de l’État y ont appris la culture de
l’attente comme de l’action urgente, la mosaïque de nos tribus,
l’écoute de nos zaouias, la levée de fonds, l’administration du
territoire, l’art de la guerre ou de la négociation, etc. Gaspiller ce
trésor me paraît irresponsable. Or, ce savoir-gouverner ne cesse
de s’effilocher parce que, pour le régénérer, l’impulsion doit
venir du haut.
Mohammed VI ne vit plus au Palais. Il lui est évidemment
loisible de choisir son lieu de résidence et, au début de son
règne, cette distance prise pouvait passer pour un gage
d’ouverture. Cependant, au fil des années, on s’est rendu
compte qu’il s’agissait moins d’un renouveau que d’un
abandon. Le roi s’est éloigné de la « maison du pouvoir » – le
dar el mulk, à ne pas confondre avec le makhzen prédateur –
e
parce qu’il savait qu’il n’était pas fait pour l’habiter. Hassan II
veillait à ce que la monarchie ait « de la gueule », pour
reprendre ses termes. Mohammed VI abhorre une culture
politique qui s’exprime à travers le proverbe marocain : « Sois
un lion, et mange-moi ! » Aujourd’hui, la maison des Alaouites
a perdu de sa superbe. Cela n’aurait guère d’importance si la
monarchie servait seulement la famille royale, les princes et
princesses. Mais c’est impardonnable au moment où la
monarchie est appelée à accueillir tous les Marocains, sans
distinction. Du moins, telle est ma conviction : il faut
transformer la maison des Alaouites, dont je suis issu et que je
ne renie pas, en un temple populaire et démocratique. Non pas
pour que la monarchie survive, mais pour que le Maroc perdure.
Nous n’en prenons pas le chemin quand le roi confie la maison
du pouvoir à ses anciens condisciples du Collège royal, aux
Fouad Ali el Himma, Mounir Majidi et autres. Mohammed VI
n’étant plus maître chez lui, on ne sait plus, du roi et de sa cour,
qui sert ou se sert de qui. Dotés de mandats irrévocables et
exorbitants, de faux vizirs enferment aujourd’hui le roi dans sa
zone de confort, de plus en plus étriquée ; ils tiennent la maison
royale et, donc, le Maroc. La rue ne s’est pas trompée :
démocratiser le pays revient à les chasser du Palais.
Dans son Two Memoirs publié en 1949, John Maynard
Keynes relevait qu’« il ne suffit pas que l’état des choses que
nous cherchons à promouvoir soit meilleur que l’état des choses
existant parce qu’il doit être à ce point meilleur qu’il compense
les maux de la transition ». J’y ai beaucoup pensé ces dernières
années. Et j’ai longtemps hésité avant de conclure qu’il est
grand temps de démolir le makhzen au Maroc et d’en finir avec
un « magasin » devenu un self-service. Mais, finalement, je me
suis rendu à l’évidence qu’il faut réaménager la maison du
pouvoir afin que tous les Marocains s’y sentent à l’aise pour
apporter leur pierre à l’édifice. Je n’ai jamais ressenti ni rancœur
ni envie à l’égard de qui que ce soit, seulement une vraie
passion pour mon pays. À la place qui est la mienne, cela veut
dire – aujourd’hui comme hier – « fournir une lecture » en
disant et répétant à qui veut l’entendre, et surtout à celui qui ne
veut pas l’entendre, ce que le Maroc mérite. Voilà, c’est fait.
Remerciements
Cet ouvrage n’aurait pas vu le jour sans le concours essentiel
des équipes de Grasset. Son PDG, Olivier Nora, au-delà de ses
conseils avisés, a su me convaincre au bon moment de me
dessaisir de mon manuscrit – tous les auteurs, familiers du
problème, apprécieront cette délivrance. Mon éditeur,
Christophe Bataille, m’a porté par son enthousiasme tout en me
rappelant utilement, à des moments clés, que ce livre ne
s’adressait pas aux seuls Marocains. Merci également à Agnès
Nivière pour sa soigneuse préparation du texte.
Au cours de la rédaction, mon ami Abdellah Hammoudi et
mon collègue à Princeton et à Stanford, Nabil Mouline, ont été à
tout moment disponibles pour réagir, aussi chaleureusement que
franchement, à mes réflexions et interrogations. À Stanford et
au sein de ma Fondation, Sean Yom a été crucial dans la phase
de recherches. Enfin, les archives accumulées pendant une
trentaine d’années n’auraient pas existé, ni servi cette cause,
sans le travail fiable et précis d’Abdellah Radouani.
Ma dette intellectuelle est considérable à l’égard du Center on
Democracy, Development, and the Rule of Law (CDDRL) à
Stanford, qui fait partie du Freeman Spogli Institute (FSI). À la
tête du CDDRL, Larry Diamond, Michael McFaul et Kathryn
Stoner m’ont constamment encouragé à persévérer. Pour avoir
déjà été mon mentor pendant mes études de 3 cycle, Larry
mérite une mention spéciale. Pendant la longue gestation de ce
livre, mes échanges sur le Proche-Orient et le Maghreb avec
Steve Krasner, Abbas Milani et Marie-Pierre Ulloa ont été une
source d’inspiration. Je souhaite aussi exprimer ma
reconnaissance au personnel administratif du CDDRL, en
particulier à Audrey McGowan, Breana Dinh, Young Lee et
Alice Kada, ainsi qu’à Belinda Byrne au FSI et à Catherine
Corneille au sein de ma fondation. Last but not least, Michael
Kianka, en infatigable multitasker, a joué un rôle central pendant
toutes ces années.
Je pense aussi avec gratitude à Eva Gossman, ma doyenne à
Princeton, ainsi qu’à Richard Falk, Philippe Schmitter et Lucius
Barker à qui je dois ma formation en Science politique. George
Ross, Harold Kuhn et William Bonini ont élargi mon horizon à
d’autres disciplines académiques qui marquent, quoique moins
directement, ces pages de leur empreinte. Ce qui est vrai
également pour l’échange d’idées continu, pendant toutes nos
années d’études, avec Abdeslam Maghraoui.
À la recherche d’un monde arabe plus démocratique, un
compagnonnage de vingt ans me lie étroitement au Monde
diplomatique. Je voudrais ici rendre hommage au
professionnalisme et aux convictions de ses journalistes, en
premier lieu à Ignacio Ramonet, Alain Gresh, Dominique Vidal
e
et Serge Halimi.
Deux pôles de réflexions – la Fondation Moulay Hicham et, à
Princeton, l’Institut pour les études contemporaines et
transrégionales du Proche-Orient, de l’Afrique du Nord et de
l’Asie – ont irrigué cet ouvrage. C’est dire que ma dette est
grande envers Rémy Leveau, le « père spirituel » de ma
fondation, ainsi qu’envers Olivier Roy et Farhad Khosrokhavar.
Membres du comité scientifique de ma fondation, Henry
Laurens, Khadija Mohsen-Finan et Bernard Haykel, ce dernier
aussi à la tête de mon Institut transrégional à Princeton, ont
nourri mes réflexions, de même que de nombreux chercheurs
marocains parmi lesquels je voudrais citer, en particulier, Mehdi
Lahlou, Bashir El Haskouri, Larbi Benothmane, Maati Monjib,
Abdelhak Serhane, Yahya Yahyaoui, et Abdellatif Housni.
Enfin, l’équipe autour de Ben et Lynne Moses, qui a réalisé le
premier documentaire de ma fondation, A Whisper to a Roar, a
stimulé mes analyses sur la démocratisation dans le monde,
notamment Amy Martinez.
Sur le plan entrepreneurial, dans le domaine des énergies
renouvelables, l’ancien président du Offsets Group des Émirats
arabes unis, Amin Badr-El-Din, et mes collaborateurs à AlTayyar
Energy , Pete Smith et Naida Khalid Abu Jbara, ont
façonné mon expérience professionnelle, aussi essentielle à ce
livre qu’à mon indépendance. C’est également vrai, à des titres
qui mériteraient d’être détaillés mais dont chacun d’entre eux
gardera un souvenir aussi précis que moi-même, pour Kamal
Shair, Hasib Sabbagh, Said Khoury, Fouad Khoury,
Abdelkader Bensallah et Othman Benjelloun, dont la fille
Dounia est comme une sœur pour moi.
Il n’y aurait pas de « prince » sans secrétaires particuliers et
conseillers. À cet égard, pour leurs compétences aussi riches que
diverses, je souhaite exprimer ma reconnaissance à Naima
Drouich, Mohamed Mossadeq, Ouafa Lazrak, Atika Saloumi,
Hind Benthala, Said El Bourari, Mohamed Bastos, Mohamed
Amine Filali et, tout particulièrement, à Samir Agoumi, dont je
m’honore d’être l’ami. J’inclus mes avocats Clarence Peter,
James Shaw, Paul Lombard, Alain Fénéon, Ali Scali et
Abderrahim Berrada, ce dernier ayant été à mes côtés lors de ma
première apparition dans un tribunal au Maroc.
Enfin, puisque ce témoignage est né sur un lit d’hôpital, et
qu’il n’aurait évidemment pas vu le jour sans leur art, je tiens à
remercier mes médecins Andrew Costin, Howard Herrmann,
Joe Bavaria, Roman De Sanctis et Gino Nazzaro aux États-Unis
et, au Maroc, Hamid Alaoui et Taoufik Mesfioui.
Mes dettes en amitié – la matière première de ce livre – sont
particulièrement lourdes. Or, les sentiments qui m’ont été offerts
sans compter ne sauraient être détaillés ici, au risque de paraître
de circonstance. Que mes amis me permettent donc de les
remercier simplement en les nommant. Sans parler de ce livre, je
n’existerais pas tel que je suis aujourd’hui sans feu Ahmed
Mzali, Abderrahmane El Kouhen, Omar Kadiri et son épouse
Mama, Mohammed Jennane, Rachid Benabdellah, Hadi Barazi
et Moulay Slimane Alaoui. Quant à Pierre Azoulay, Fadel Iraki
et Khalid Jamaï, ils m’ont donné ce que les relations humaines
ont de plus précieux : des preuves d’amitié, contre vents et
marées. Depuis 2002, Matt Brooks, les familles Delassandro,
Praub, Callerry, Ketting, Bentsen et Merle nous ont entourés de
chaleur amicale, ma famille et moi, à Princeton.
Ma famille a été au cœur de ce projet d’écriture comme elle
est au cœur de ma vie. Mon épouse, Malika, et nos filles, Faizah
et Haajar, cosignent ce livre à travers moi. Ma sœur, Lalla
Zeineb, est la lumière de ma vie, et ma cousine Faiza el-Solh la
fille de sa mère, Alia – je ne saurais mieux l’honorer. Je
voudrais également témoigner bien plus que ma gratitude à ma
belle-sœur Khadija Benhima et à son époux, Omar Slaoui, ainsi
qu’à mon beau-frère et ami d’enfance, Hassan Benabdelali, et,
par-delà nos désaccords politiques, à mon cousin Khalid Bin
Talal.
Ces remerciements n’étant pas exhaustifs, je m’excuse
d’avance auprès de ceux que je n’aurai pas eu l’occasion de
nommer. Cependant, je ne saurais conclure sans une pensée de
profonde gratitude envers tous les Marocains, souvent
anonymes, qui m’ont témoigné leur affection tout au long de ma
vie, en dépit de circonstances adverses et, parfois, de dangers. Je
pense en particulier à Yasmina Elaasri, aux Nations unies, et à
mon ami poissonnier à Mohammedia, Mohamed El Ammar,
dont l’un des fils porte mon nom. Je ne saurais le dire
autrement : les Marocains, sans distinction, sont les vrais
protagonistes de mon livre.
Photo de couverture : © JF Paga / Grasset.
ISBN : 978-2-246-85166-0
Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2014.
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